Intervention de Didier Migaud

Commission des affaires économiques — Réunion du 24 juillet 2012 : 1ère réunion
Politique de la ville — Audition de M. Didier Migaud premier président de la cour des comptes

Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes :

Merci d'avoir organisé cette audition, qui témoigne de l'intérêt porté par la représentation nationale aux travaux de la Cour et rejoint notre préoccupation d'inscrire ceux-ci dans la réflexion des décideurs nationaux. Cette audition contribue à l'utilité de notre travail et de celui des chambres régionales des comptes. Elle manifeste l'étroitesse des liens qui nous unissent au Parlement. Nous sommes à votre disposition, pour l'ensemble des travaux que nous produisons, y compris ceux qui ne sont pas publiés mais portés à votre connaissance, pour présenter nos constats et nos recommandations, sachant que le dernier mot revient toujours aux représentants du suffrage universel.

La politique de la ville a trente ans. La loi du 1er août 2003 l'a refondue. Elle lui assignait comme objectif principal de restaurer une égalité de développement entre les territoires alors que subsistaient, voire s'aggravaient, de fortes inégalités dans des quartiers, aux portes mêmes des principales villes du pays. Cette loi a également lancé un ambitieux programme de rénovation urbaine, porté par un nouvel opérateur, l'Agence nationale pour la rénovation urbaine(ANRU). De multiples initiatives ont eu lieu depuis lors. Un second opérateur a été mis en place en 2006, l'Agence de la cohésion sociale et de l'égalité des chances (ACSé). De nouveaux contrats urbains de cohésion sociale (CUCS) ont été négociés en 2007, la dynamique « Espoir banlieues » engagée en 2008. La délégation interministérielle a été transformée en secrétariat général du comité interministériel de la ville en 2009.

Le champ des politiques publiques concernées est vaste : l'emploi, l'habitat, les transports, la santé, l'éducation, la formation professionnelle, la sécurité publique... Chacune doit être adaptée aux spécificités du territoire. La politique de la ville suppose une double coordination : entre les différents ministères et opérateurs de l'État d'une part, rendant nécessaire un travail interministériel, et d'autre part entre l'ensemble des acteurs, l'État et les différentes collectivités territoriales principalement. Elle doit dépasser le cloisonnement des ministères et l'insuffisante coordination des acteurs publics.

L'enquête menée par la Cour s'appuie sur des travaux de terrain, menés avec les chambres régionales des comptes dans neuf régions. Pas moins de 80 contrôles de collectivités territoriales, de services de l'État, d'opérateurs, d'associations et de groupements d'intérêt public ont été réalisés par les juridictions financières. Ils permettent d'apprécier les facteurs de réussite ou d'échec des politiques. L'analyse de la Cour permet de dégager des propositions pour rendre plus efficace la conduite de la politique de la ville.

Je suis accompagné d'Anne Froment-Meurice, présidente de la cinquième chambre et de la formation inter-juridictions qui a préparé ce rapport, Jean-Marie Bertrand, président de chambre et rapporteur général de la Cour, Sylvie Esparre, conseillère maître et rapporteure général du présent rapport, Gwénaëlle Suc, auditrice et Michel Davy de Virville, conseiller maître et contre-rapporteur.

La Cour part d'un constat décevant : en dépit des efforts réalisés par de nombreux acteurs et des premiers résultats obtenus par le programme national de rénovation urbaine (PNRU), les handicaps dont souffrent les quartiers ne se sont pas atténués.

L'Observatoire national des zones urbaines sensibles, créé en 2003, a évalué l'écart de développement qui sépare encore les quartiers du reste du territoire. Depuis dix années, il ne s'est pas réduit, quel que soit l'indicateur examiné. Le taux de chômage des 15-59 ans s'élève à 20,9 % dans les zones urbaines sensibles (ZUS) contre 10,3 % en dehors ; le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (954 euros mensuels) est de 32,4 % dans les ZUS contre 12,2 % en dehors. En matière de réussite scolaire, les écarts à la moyenne tendent à augmenter dans les filières générales.

Ce constat pessimiste, en dépit des ambitions renouvelées et de la bonne volonté des acteurs, ne doit pas démobiliser mais au contraire inciter à une meilleure concentration et coordination des efforts.

La Cour identifie cinq facteurs d'explication sur lesquels elle fonde ses recommandations.

Le premier est la complexité et l'obsolescence de la définition des zones géographiques d'application de la politique de la ville, qu'on appelle la géographie prioritaire.

Le deuxième concerne la coordination des acteurs et le travail interministériel, qui souffrent de défauts persistants et n'ont pas joué dans le sens de l'efficacité et de la cohérence, au niveau national comme au niveau local.

Le troisième facteur est le retard pris par le programme national de rénovation, les incertitudes qui pèsent sur son financement futur, ainsi que l'insuffisante articulation entre les actions de rénovation urbaine et les autres menées dans le cadre de la politique de la ville.

Le quatrième facteur est l'insuffisante mobilisation des différentes politiques publiques de droit commun en faveur des quartiers prioritaires.

Le dernier facteur est l'insatisfaisante répartition des moyens spécifiques de la politique de la ville, qui ne sont pas mobilisés en priorité au profit des zones qui connaissent les difficultés les plus fortes.

La politique de la ville est aujourd'hui mise en oeuvre dans 751 ZUS, où vivent 4,4 millions de personnes, soit 7 % de la population nationale. Au sein de ces zones existent 416 zones de redynamisation urbaine (ZRU), comprenant elles-mêmes 100 zones franches urbaines (ZFU). Par ailleurs, 2 493 quartiers ont été retenus dans le cadre des contrats urbains de cohésion sociale signés avec les collectivités, dont 70 % ne sont pas classés en ZUS. Les zones prioritaires pour l'État ne se recoupent pas avec celles retenues par la politique partenariale avec les collectivités. Le zonage retenu pour la mise en oeuvre du programme national de rénovation urbaine ne coïncide pas totalement avec les ZUS.

La complexité manifestement excessive de ces différents zonages pose un problème de lisibilité, tant pour les habitants et le tissu associatif que pour les administrations publiques. L'ampleur des zones visées entraîne une dilution des interventions publiques : la plupart des autres pays européens ont choisi de cibler davantage leurs efforts. L'Allemagne n'inclut que 392 quartiers dans son programme « ville sociale ». Le Royaume-Uni ne retient que 39 quartiers.

Une refonte de la géographie prioritaire était prévue par la loi de finances pour 2008, mais ces dispositions n'ont pas été encore appliquées, ce qui a gelé l'ensemble des autres réformes qui en dépendaient, notamment la mise en place de nouveaux CUCS. La Cour recommande une refonte rapide de la géographie prioritaire. Elle serait l'occasion d'identifier un nombre bien plus limité de zones sur lesquelles l'effort doit être concentré, puis de simplifier et aligner sur ces zones les dispositifs légaux et conventionnels. Ce nouveau découpage devrait devenir le cadre de négociation de la prochaine génération de CUCS. Cette réforme faciliterait celle de la dotation de solidarité urbaine (DSU), qui pourrait être scindée en deux dotations, l'une de péréquation en faveur des communes en situation difficile, l'autre ciblée sur les communes qui relèvent de la politique de la ville.

J'en viens au deuxième constat sur la cohérence de l'action. La politique de la ville a manqué d'un pilotage interministériel fort pour assurer la coordination entre les différents ministères d'une part et d'autre part avec les actions menées par les deux agences, l'ANRU et l'ACSé. La rénovation urbaine n'a pas porté tous ses fruits en matière d'éducation et d'emploi. Le pilotage du secrétariat général du comité interministériel des villes s'est insuffisamment affirmé pour assurer une bonne coordination entre les interventions des acteurs nationaux. L'exercice de la tutelle sur les deux agences reste à renforcer et à clarifier, et le secrétariat intervient parfois en doublon de l'ACSé.

La Cour recommande de soutenir l'action interministérielle par des impulsions politiques régulières. Le comité interministériel des villes, qui n'a siégé que quatre fois depuis 2001, pourrait être réuni deux fois par an.

La nouvelle organisation déconcentrée issue de la réforme de l'administration territoriale de l'État doit encore faire ses preuves. La Cour recommande qu'un bilan en soit tiré. Les effectifs dédiés à la politique de la ville gagneraient, au moins dans les territoires prioritaires, à être regroupés et placés plus près des équipes préfectorales. Les préfets délégués à l'égalité des chances et les sous-préfets ville jouent un rôle essentiel pour assurer l'action interministérielle de l'État, mais devraient rester en poste plus longtemps et être mieux formés au moment de leur prise de fonction. Les délégués du préfet, mis en place dans 350 quartiers, apportent une réelle valeur ajoutée sur le terrain en y renforçant la présence de l'État et en permettant une meilleure circulation de l'information entre les acteurs locaux. Leur place dans les services déconcentrés de l'État pourrait être mieux formalisée.

La répartition des compétences entre les différentes collectivités territoriales est encore imprécise. Echelons pertinents de mise en oeuvre de la politique de la ville, les intercommunalités n'ont pas trouvé leur place, car les villes centres préfèrent garder leurs effectifs et gérer elles-mêmes les crédits. La Cour recommande qu'elles soient systématiquement associées à la contractualisation des prochains CUCS. Les départements et les régions sont inégalement et insuffisamment impliqués.

Le PNRU représente un effort sans précédent en faveur des quartiers en difficulté. Il fixe l'objectif de 250 000 démolitions-reconstructions et 400 000 réhabilitations de logements. Il vise à permettre une recomposition sociale et urbaine des quartiers. Ses résultats auprès des habitants relogés sont appréciés positivement. Mais trois ombres viennent obscurcir ce constat positif.

La première est que le programme a pris du retard : 53 % des démolitions prévues ont été réalisées, 30 % de l'offre de logement concernée a été reconstruite et 39 % des logements ont été réhabilités.

La deuxième est qu'en dépit de ce retard, le coût du programme s'est alourdi. Plus de 40 milliards d'euros ont été mobilisés par les administrations centrales, les collectivités territoriales, l'Union pour l'économie sociale et pour le logement (le « 1 % logement ») et les bailleurs sociaux. Alors que les objectifs sont encore loin d'être atteints et que la situation des finances publiques impose la recherche active d'économies, le financement complet du PNRU reste très incertain, et a fortiori la possibilité d'un deuxième programme. La Cour recommande un bilan précis des engagements pris au regard des financements disponibles, afin de sécuriser l'achèvement du programme actuel avant de définir de nouveaux objectifs.

L'articulation de la rénovation urbaine avec la dimension sociale de la politique de la ville reste limitée. La diversification de l'habitat est restée insuffisante et l'objectif de mixité sociale n'est pas atteint. Le PNRU comprend un volet social visant à accompagner le relogement et à fournir des services urbains de proximité. Ces actions sont très insuffisamment mises en oeuvre. On constate un manque d'articulation, voire un cloisonnement, entre le programme national et les CUCS conclus entre l'État et les collectivités territoriales. La Cour recommande que la prochaine génération de ces contrats assure l'articulation entre les interventions de rénovation urbaine et les programmes d'action sociale.

J'en viens au constat d'une insuffisante mobilisation des différentes administrations pour engager les politiques publiques de droit commun, par exemple l'emploi ou l'éducation nationale, au service des quartiers prioritaires. Cet objectif était constamment réaffirmé dans les plans gouvernementaux. Le rapport de la Cour et des chambres régionales des comptes montre qu'il est impossible de mesurer le niveau réel d'implication de chacune des administrations en l'absence d'un suivi territorial des crédits, reposant sur une méthode harmonisée et partagée entre les ministères. Cette carence met en évidence une insuffisante volonté de la part des administrations. Deux exemples témoignent de cette faible implication.

Le premier est l'évaluation par la Cour de la dynamique « Espoir banlieues », destinée à mobiliser les administrations de droit commun au service des quartiers prioritaires. Faute d'une organisation adaptée, d'une définition claire de son périmètre et de ses objectifs, elle a été progressivement abandonnée, sans qu'un bilan consolidé ait été réalisé.

Le second exemple est la politique de l'emploi. Les indicateurs sont particulièrement dégradés dans les ZUS : le taux de chômage des jeunes s'élève en 2009 à 30 % alors qu'il est de 17 % dans les agglomérations de référence. Les évolutions de la part des contrats aidés dont bénéficient les ZUS illustrent la moindre implication des politiques de l'emploi : cette proportion est passée, pour les contrats du secteur marchand, de 9,7 % en 2006 à 7,8 % en 2010. Pour les contrats du secteur non-marchand, cette proportion est passée de 18,4 % à 11,6 %. Les quartiers prioritaires de la politique de la ville ne sont pas systématiquement dotés d'une agence de Pôle emploi. Le nombre de demandeurs d'emploi suivi par conseiller est en moyenne plus élevé que dans le reste du territoire, dans des proportions pouvant aller du simple au double. Non seulement les ZUS n'ont souvent pas de moyens supplémentaires, mais elles apparaissent même défavorisées dans de nombreux cas.

Cette question a été placée au centre de l'expérimentation d'avenants aux CUCS, qui est en cours. Ses premiers résultats augurent mal de la capacité des mécanismes retenus à atteindre cet objectif. La Cour recommande que la prochaine génération de contrats puisse identifier de manière précise et chiffrée les moyens de droit commun engagés, en particulier en matière d'emploi et d'éducation, en obtenant un effort analogue de la part des collectivités territoriales. Au niveau national, des conventions entre les différents ministères et le ministère chargé de la ville pourraient identifier et mobiliser en amont ces moyens. Ce dispositif national pourrait être décliné dans les départements sous la conduite des préfets de région. Il conviendrait de s'assurer que les crédits de droit commun dédiés aux quartiers prioritaires soient supérieurs à ceux qui sont mobilisés, en moyenne, sur l'ensemble du territoire.

La Cour constate que les crédits spécifiques que l'État affecte à la politique de la ville, qui représentent 536 millions d'euros par an et sont censés renforcer les crédits de droit commun, ne sont pas mobilisés en priorité sur les zones qui connaissent le plus de difficultés.

Ainsi, les zones urbaines sensibles des départements dans les situations les plus difficiles, comme la Seine-Saint-Denis et les Bouches-du-Rhône, bénéficient de crédits par habitant moins importants que celles de départements ruraux ou semi-ruraux. En région Île-de-France, la Seine-Saint-Denis est, après Paris, le département dont l'enveloppe budgétaire, rapportée au nombre d'habitants, est la plus faible : 31 euros contre 41 euros pour la moyenne régionale et 71 euros pour les Yvelines. Or, ce département concentre les plus grandes difficultés sociales et économiques de la région. La Cour recommande de rééquilibrer ces crédits au profit des six départements qui rencontrent le plus de difficultés : Seine-Saint-Denis, Essonne, Rhône, Nord, Val-d'Oise, Bouches-du-Rhône. Elle ne propose pas de restreindre la politique de la ville à ces seuls départements, mais seulement de rééquilibrer la répartition actuelle des crédits en leur faveur.

Le Cour critique également le fait que ces crédits bénéficient à plus de 12 000 associations le plus souvent soumises à des objectifs peu contraignants et dont les résultats sont insuffisamment évalués par les services de l'État, l'ACSé et les collectivités territoriales. La gestion des crédits par l'ACSé a connu des progrès mais peut encore être améliorée. La Cour recommande de mieux évaluer les résultats obtenus par les associations et d'en tirer les conséquences le cas échéant en remettant en cause les conventions inefficaces.

Enfin, la Cour a observé que les crédits spécifiques de la politique de la ville se substituent parfois à l'insuffisance des crédits de droit commun, particulièrement pour l'emploi et l'éducation.

La politique de la ville doit évoluer pour être plus efficace. La Cour recommande en priorité de mettre en oeuvre la réforme de la géographie prioritaire, puis de définir de nouveaux contrats de politique de la ville prenant en compte ses recommandations. L'efficacité de la politique de la ville doit reposer sur une impulsion politique renforcée et une affirmation de la capacité d'animation interministérielle, nationale par le secrétariat général du comité interministériel des villes, et territoriale par les équipes préfectorales. L'action de l'État et celle des collectivités doit d'appuyer sur des objectifs précis et partagés, et sur une évaluation en continu. Ces évolutions, qui devraient être engagées avant 2014, donneraient à la politique de la ville plus d'efficacité et de lisibilité.

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