Intervention de Fabienne Keller

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 5 juillet 2012 : 1ère réunion
Maladies infectieuses émergentes. présentation du rapport

Photo de Fabienne KellerFabienne Keller, rapporteure :

Notre atelier de prospective fut en effet un temps fort et l'occasion d'une écoute mutuelle fructueuse entre les acteurs, spécialistes du développement, sociologues, géographes, spécialistes des maladies animales, responsables des agences de santé...

Qu'est-ce qu'une émergence ? Elle peut tenir à une évolution microbienne, soit l'évolution rapide du comportement d'un virus, à une vulnérabilité accrue des organismes hôtes, liée à des pratiques sociales et comportementales réduisant le système immunitaire, à un contact prolongé avec les vecteurs, souvent des animaux, à l'apparition de nouvelles connaissances scientifiques sur les pathogènes. Reste enfin une zone aveugle, mystérieuse : on ne sait pas expliquer, dans certains cas, pourquoi, à un moment, une pathologie apparaît et se diffuse.

Les maladies infectieuses émergentes ont une longue histoire. L'humanité a toujours connu de grands fléaux épidémiques. La danse macabre de la peste peinte en l'église de la Ferté-Loupière, dans l'Yonne, au XVIème siècle, peut en fournir l'illustration. C'est au XIXème siècle seulement qu'apparaît un discours médical rationnel. Après les quarantaines, les bureaux de santé, vient la vaccination, qui peine d'abord à s'imposer, comme en témoigne telle caricature d'époque montrant des patients qui craignent que la vaccination ne leur fasse pousser des cornes. Puis vint Pasteur et le vaccin contre la rage.

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, on voit à nouveau émerger des fléaux que l'on croyait domptés, telle la maladie du sommeil en Afrique centrale. Paradoxalement, les progrès en matière de santé publique se sont accompagnés de facteurs propices à l'émergence épidémique. Les uns ont un mode de transmission complexe - incubation longue, impact fort à long terme - parmi lesquels se range le HIV, responsable de près de deux millions de morts par an ; les autres de transmission simple et pouvant avoir un impact fort à court terme - SRAS, dengue, Ebola. La carte des zones d'émergence est en forte corrélation avec celle des conflits, avec leur cortège de précarisation, de déplacements forcés, d'effondrement des systèmes de santé. Les zoonoses, soit les maladies venues de la vie animale, domestique ou sauvage, frappent davantage les pays pauvres, tandis que les zones développées souffrent plutôt de maladies résistantes aux traitements et transmises par vecteurs.

La plupart des émergences viennent du monde animal. Parmi les 335 nouvelles maladies infectieuses découvertes entre 1940 et 2004, 60 % sont des zoonoses provenant à 72 % de la faune sauvage. La base de données des virus connus ne cesse de croître depuis les années 1960 : Marburg, Lassa, Ebola, grippe aviaire, SRAS... Parallèlement, les traitements antibiotiques disponibles se raréfient du fait du développement des résistances, depuis la mise sur le marché de la pénicilline en 1943 jusqu'à celle de la daptomycine en 2003.

Les infections émergentes ont un impact fort sur l'économie. L'OCDE estime le coût du paludisme en Afrique à 10 milliards d'euros par an, et lui impute un retard de croissance de 1,3 %, chiffre considérable. Le SRAS aura quant à lui coûté ponctuellement 70 milliards. Il a fait plus de 8.000 morts.

A quelles tendances faut-il s'attendre demain ? Parmi les principales variables propices aux émergences, la concentration urbaine vient en bonne place. Les mégapoles, de plus en plus nombreuses - 15 % de la population mondiale vit dans des bidonvilles - multiplient les possibilités de recombinaison et de mutation. Viennent ensuite les pratiques agricoles - déforestation, élevage intensif, déplacements - et les échanges de marchandises. On sait que c'est par la voie de containers que l'Aedes albopictus, vecteur de la dengue et de la fièvre jaune, a fait son apparition dans le sud de la France, sans demander de visa...

Autre facteur, la multiplication des transports aériens. Un scénario hypothétique de l'organisation mondiale de la santé (OMS) montre qu'un virus de la fièvre jaune parti de Lagos peut en un rien de temps se diffuser dans toutes les grandes villes du monde. On fait aujourd'hui dans la journée le trajet vers les États-Unis qui représentait autrefois des mois de navigation. Les déplacements de population liés à l'intensification des conflits jouent également leur rôle : souvenons-nous des 300 000 morts de choléra du camp de Goma, au Rwanda. Comme joue son rôle, que l'on mesure mal, le changement climatique. Il en a sans doute un dans la progression de l'Aedes albopictus que j'ai évoqué dans le midi de la France.

Tous ces facteurs ont contribué à l'émergence des maladies infectieuses de ces dernières années, en particulier celles qui sont causées par des virus. Le facteur prévalent varie selon l'infection. Pour la coqueluche, le VIH et la syphilis, par exemple, ce sont les changements démographiques et de comportements : fin de la vaccination, relâchement des comportements de protection... Pour le choléra et la tuberculose, le facteur prévalent reste la précarité. On l'a vu à Haïti, où le vibrion cholérique s'est diffusé par les effluents : les eaux usées, non évacuées, entrent en contact avec les eaux consommées, et l'épidémie se propage. Quant à la grippe saisonnière et au H5N1, ce sont les voyages qui constituent le principal facteur de propagation.

Nous avons recensé les travaux prospectifs, parmi lesquels il faut relever l'étude du Haut conseil de la santé publique de 2010, la réflexion prospective de l'Inra sur les maladies infectieuses animales, l'exercice de prospective, modèle du genre, du gouvernement britannique, qui a rassemblé plus de 300 experts dans une approche interdisciplinaire pour réfléchir aux scénarios du futur, celui de la Chine, mené après l'épisode de la grippe aviaire, celui de l'Organisation économique de la zone Asie-Pacifique, enfin.

Décrire, cependant, toute la combinatoire des scénarios reste un exercice impossible. Charles Nicolle, dans son Destin des maladies infectieuses, le pressentait déjà, en 1926 : « Il y aura donc des maladies nouvelles. C'est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire. Elles apparaîtront comme Athéna parut, sortant toute armée du cerveau de Zeus. Comment les reconnaîtrions-nous, ces maladies nouvelles, comment soupçonnerions-nous leur existence avant qu'elles ne revêtent leurs costumes de symptômes ? » Aux pages 56 à 58 de mon rapport, vous trouverez un tableau des évolutions potentielles qui croise les facteurs. Le scénario catastrophe est celui d'un virus hautement contagieux, à incubation courte, virulent, contre lequel les moyens de prévention et de traitement restent très limités. On l'a évité avec le SRAS, grâce à des mesures rapides de cantonnement, avec la grippe aviaire, moins virulente qu'on ne l'avait prévu, avec le H1N1, qui s'est révélé moins létal que les premiers cas apparus au Mexique ne l'avaient laissé penser.

Reste que nous demeurons mal préparés à de tels scénarios. L'époque ne s'y prête pas, la presse relaye les besoins immédiats et ne répondent qu'à des peurs spontanées vite chassées par d'autres peurs. La préparation au long terme est très difficile. Quelles décisions stratégiques prendre ?

Nous sommes face à un triple défi. Comment appliquer, au XXIème siècle, dans une société complexe, mobile, parcellisée, en crise, des mesures traditionnelles de santé publique ? La quarantaine qui était imposée aux navires au XVIème siècle ne sera pas acceptée de même dans une société qui valorise la liberté de chacun et répugne aux mesures coercitives. Comment communiquer sur le risque et l'incertitude sans provoquer la panique, dans une société demandeuse de sécurité et d'assurances, où les medias nouveaux font circuler toutes sortes d'informations ? Comment garantir un accès équitable aux ressources en cas de crise ?

A ces défis, deux réponses principales : la préparation des sociétés et l'évolution des systèmes de santé.

Préparer les sociétés, c'est tenir compte des contraintes de l'information en assurant la prévention selon un modèle interactif et flexible - ainsi que l'a souligné Mme Anne-Marie Moulin lors de nos auditions, c'est là un levier d'action en temps de paix. C'est aussi exploiter les modes de communication en situation épidémique - les potentiels de l'internet sont ainsi insuffisamment exploités et notre collègue député Jean-Pierre Door a souligné combien comptaient, dans le système de suivi, tel celui qui mobilise 400 personnes au centre d'Atlanta, aux Etats-Unis, non seulement l'information mais aussi la correction des erreurs dans un monde où, avec les nouvelles technologies, les institutions n'ont plus le monopole de l'information. Il s'agit d'instaurer une « démocratie sanitaire 2.0 ». C'est encore croiser les approches, face à l'ignorance des scénarios à venir, en comprenant les comportements collectifs. La réaction plus que tiède du public face aux recommandations de vaccination contre le H1N1, tient sans doute pour partie au fait que l'on s'est insuffisamment appuyé sur les professionnels de santé, puisque pour des raisons techniques, c'est un autre mode de vaccination, en centres, qui a été retenu. C'est une chance que le virus n'ait pas été aussi virulent qu'attendu. Autre exemple, celui des États-Unis, où une étude, réalisée en 2004, a montré qu'en cas d'épidémie de variole, celle-là même qui a décimé les Indiens lors de la conquête, seuls deux Américains sur trois se vaccineraient. On voit par là combien les comportements individuels ont de conséquences sur la collectivité. D'où l'importance d'échanger et de travailler main dans la main avec les sociologues. Les notions de confiance et de gouvernance sont essentielles.

En ce qui concerne l'évolution du système de santé, quatre choix politiques sont à clarifier. Dimensionner les outils d'alerte, tout d'abord. Plus on intervient tôt, mieux on prévient la contamination, à moindre coût, d'où la nécessité de surveiller les émergences dès le stade animal. L'exercice britannique des Cobra (cabinet office briefing rooms) reste de ce point de vue un rêve pour le système français. Organiser la gouvernance du système pendant la crise, ensuite. Le système Cobra prévoit ainsi différents stades d'intervention en fonction de la gravité de la situation, selon une gradation depuis la réponse locale jusqu'à l'alerte nationale. Au regard de ce schéma britannique, le système français de réponse, présenté sous forme de schéma à la page 76 de notre rapport, fait pâle figure, qui comporte, au lieu de cellules spécialisées, les seules institutions : il y manque un vrai travail de mise en réseau. Renforcer, en troisième lieu, les soins, la recherche et la formation dans les pays du Sud, caractérisés par la faiblesse de leur système sanitaire, logistique, et le faible nombre des professionnels de santé, lié à l'aspiration des compétences par les pays développés : c'est ainsi que le taux d'émigration des infirmières africaines vers les pays occidentaux peut aller, comme cela est le cas au Burkina-Faso, jusqu'à 81 %. La recherche, elle aussi, mérite d'être renforcée, puisque les nouveaux pathogènes se concentrent dans les pays du Sud, justifiant une veille sanitaire assidue. Définir, enfin, les priorités de la recherche sur les maladies infectieuses émergentes, en construisant des alliances stratégiques entre les laboratoires, ainsi que l'ont engagé différents réseaux dans le monde.

Je conclus en présentant les dix leviers d'action dont nous préconisons l'usage.

Faire prendre conscience aux opinions publiques de la globalisation du phénomène des maladies infectieuses émergentes et de l'importance des rapports Nord-Sud.

Agir sur tous les facteurs d'émergence et de propagation des maladies infectieuses pour ralentir, ou mieux inverser, les grandes tendances observées - urbanisation, transports, concentrations humaines, modification de l'usage des sols, déplacements de population, méthodes d'élevage - à tous les niveaux d'organisation institutionnelle, international, national, régional, local.

Considérer la prévention de la diffusion des maladies infectieuses émergentes comme une grande cause collective de l'humanité : empêcher et réprimer les actes qui concourent à l'augmentation des menaces, comme les trafics alimentaires, les déplacements de population, la modification des méthodes culturales traditionnelles, la diffusion de polluants, l'introduction non autorisée d'espèces sauvages... J'ajoute que la lutte contre les maladies infectieuses émergentes mériterait de figurer parmi les objectifs mondiaux du millénaire pour le développement.

Faire progresser l'information des populations du Nord comme du Sud sur les pathologies, les vecteurs et les prophylaxies des maladies émergentes, en particulier pour celles qui sont localement ou régionalement les plus menaçantes.

Inventer ou développer des méthodes de concertation pluridisciplinaires les plus larges associant praticiens, chercheurs ou industriels des métiers les plus concernés pour créer des liens de confiance et faciliter la mise en place de dispositifs d'urgence en cas de pandémies.

Réintroduire des protocoles classiques de lutte contre les pandémies - isolements, quarantaines, hygiène publique - et travailler sur les moyens de pallier les nouvelles exigences en termes de volumes et de coûts de la sécurité sanitaire dans le domaine des transports de personnes, de biens et de marchandises.

Promouvoir de nouveaux outils d'intervention sur les maladies infectieuses émergentes : observations spatiales, constitution de bases de données épidémiologiques avec le recours aux téléphones portables et à Internet, modélisation des phases de diffusion pour les différents types de maladies.

Réguler les mouvements de praticiens de la santé des pays du Sud vers les pays du Nord et au sein des pays du Nord entre les pays demandeurs de praticiens et les pays exportateurs de praticiens et faciliter l'accès aux vaccins pour les populations des pays du Sud. C'est tout le problème des génériques de médicaments encore soumis à brevet que des accords internationaux permettent de diffuser dans les pays insolvables.

Orienter la recherche vaccinale et organiser les thérapies dans la durée par un rapprochement des politiques menées par les organisations internationales sur les santés humaines et animales - FAO, ONU Habitat, OMS - et les organisations régionales ou sous-régionales.

Mieux organiser la logistique pour l'acheminement des vaccins, des médicaments et le transfert de souches de pathogènes dans les zones les plus difficiles d'accès et encourager la coopération décentralisée entre collectivités locales du Nord et du Sud, car il existe de vraies compétences dans nos villes et nos départements.

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