Intervention de Jean-Marie Pelt

Mission d'information sur les pesticides — Réunion du 12 juin 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Jean-Marie Pelt professeur émérite des universités en biologie végétale président de l'institut européen d'ecologie iee

Jean-Marie Pelt :

Je vous remercie de m'avoir invité. De tels échanges sont généralement fructueux, utiles et heureux. Je connais le domaine des pesticides depuis très longtemps. En effet, j'ai créé, en 1971, l'Institut Européen d'Écologie à Metz. Du reste, le ministère de la protection de la nature a fait son apparition la même année, tout comme le secrétariat à l'environnement de Bruxelles. Le co-fondateur de l'Institut était M. Jean-Michel Jouanny, éminent agrégé de toxicologie et président de la commission européenne des pesticides. Dans les années 1970, nous n'avions pas la moindre idée de leurs effets secondaires. En effet, lorsqu'une technologie commence à être mise en oeuvre, il est impossible de la connaître sous tous ses jours en raison de l'absence de recul.

Pendant la décennie 1970, les dossiers de la commission européenne des pesticides contenaient des essais de toxicologie aiguë. On ne mettait pas sur le marché des produits empoisonnés. Toutefois, l'approche portant sur la toxicologique chronique n'existait pas encore.

M. Jean-Michel Jouanny et moi-même nous sommes donc posé des questions. Ainsi avons-nous lancé une discipline nouvelle intitulée « écotoxicologie ». En effet, la toxicologie classique n'était pas du tout orientée vers la recherche de produits n'appartenant pas aux poisons classiques. Pourtant, nous nous étions rendu compte que s'accumulaient peu à peu dans l'environnement toutes sortes de molécules, que nous appelions à l'époque des « polluants ». Le concept d'écotoxicologie, qui aurait également pu s'appeler « toxicologie de l'environnement », a rencontré un grand succès. Il est aujourd'hui enseigné dans le monde entier. Nous sommes donc les parents d'une nouvelle discipline dans le domaine de l'écologie.

Dans les années 1980, nous avons été alertés par les premières études menées sur les effets reprotoxiques en tant que perturbateurs hormonaux. Ces études venaient toutes des États-Unis d'Amérique ou du Canada. Vous vous souvenez peut-être de la célèbre histoire des alligators du lac Apopka, que l'élevage destinait à devenir des sacs en crocodile. Ils vivaient dans une eau polluée par des pesticides à la suite de l'incendie d'une usine, qui avait déversé dans le lac un mélange de produits.

Leurs éleveurs ont bientôt constaté que ces alligators ne faisaient plus de bébés. L'idée s'est alors imposée que les animaux avaient été empoisonnés. Leur chair et leur sang ont donc été analysés. Les chercheurs ont établi que les alligators avaient cumulé des quantités non négligeables de pesticides. En outre, ils n'avaient plus de relations avec leurs femelles et leurs petits, très rares, présentaient des pénis minuscules.

Ces résultats nous ont alertés. Ils ont été suivis par plusieurs études venant principalement d'Outre-Atlantique et convergeant avec les travaux fondamentaux du professeur danois Niels Skakkebaek menés sur l'homme qui annonçaient, en 1991, que les spermatozoïdes avaient été réduits de 50 % dans le sperme des Danois entre 1958 et 1990.

Je me souviens du bruit provoqué par cette étude dans le Landerneau des scientifiques concernés. Beaucoup ont joué le déni en invoquant la lubie d'un Professeur Nimbus. Pourtant, ses résultats ont été confirmés l'année suivante par un scientifique français, le Dr Jacques Auger, qui avait trouvé des résultats équivalents sur une population d'hommes parisiens avec un recul de vingt-cinq ans. Cette fois, le problème était cadré.

Les études suivantes sont venues confirmer les effets reprotoxiques en tant que perturbateurs hormonaux. On a constaté une réduction du nombre de spermatozoïdes et leur caractère peu entreprenant à l'égard des ovocytes. Une augmentation importante de la stérilité masculine a également été observée dans tous les pays utilisant des pesticides.

Le Pr. Charles Sultan, du CHU de Montpellier a ensuite été très frappé de constater que de nombreux bébés présentaient à la naissance des anomalies de l'appareil sexuel comme l'absence de testicules dans les bourses, ou cryptorchidie, mais également le micropénis et l'hypospadias, pathologie où l'extrémité de l'uretère d'un garçon n'aboutit pas à son gland. Pour la plupart, ces enfants étaient fils de viticulteurs, profession qui utilise beaucoup de pesticides, notamment des produits à base d'arsenic, aujourd'hui interdit en France. L'arsenic fait en effet partie des rarissimes molécules dont le CIRC a pu démontrer le caractère cancérogène pour l'homme. Il semble toutefois que les pesticides utilisés dans les vignes soient plus dangereux que les autres.

Le Pr. Charles Sultan a alerté la communauté scientifique, qui lui a reproché de ne pas avoir mené d'enquête épidémiologique sérieuse et de ne pas s'être fondé sur des statistiques incontestables. L'InVS a estimé qu'il avait manqué de rigueur. Toutefois, la conjugaison de toutes ces études valide avec certitude l'existence d'effets négatifs des pesticides sur la reproduction.

De ce point de vue, on observe aujourd'hui des phénomènes très curieux. Au moment de notre conception et pendant les sept premières semaines, nous sommes tous des femelles. Ensuite, la présence de chromosomes XY oriente le foetus vers le sexe mâle. Le ratio normal à la naissance est de 106 garçons pour 100 filles. En effet, les femmes vivant plus longtemps que les hommes, la nature a régulé leur nombre en faisant naître davantage de garçons. Une étude très fine a mis en évidence une évolution lente de ce ratio, avec une tendance à la diminution du nombre de garçons. Cet infléchissement est invisible dans les grandes statistiques internationales, la Chine pratiquant l'avortement des petites filles. Toutefois, le phénomène existe bel et bien.

On constate également une augmentation du nombre de cancers du testicule, notamment chez les jeunes garçons, ce qui n'est pas sans rapport avec le fait que nous ayons tous des pesticides dans le sang. Du reste, l'association WWF a testé le sang des ministres de l'environnement et des parlementaires européens. Elle a systématiquement mis au jour la présence de dizaines de produits. Elle en aurait trouvé des milliers si elle en avait cherché davantage. Dans certains cas, la personne avait plus d'une centaine de produits chimiques dans le sang.

Ces pesticides contenus dans notre sang évoluent différemment selon que l'on est un homme ou une femme. Les hommes les accumulent tandis que les femmes les transmettent à leurs bébés à travers le cordon ou dans leur lait. Le bébé arrive donc au monde avec des pesticides dans ses tissus. Lorsque ce transfert est significatif, il semble acquis que le bébé ait toutes les chances de développer un cancer du testicule s'il s'agit d'un garçon.

En matière de reprotoxicité, les scientifiques sont aujourd'hui certains de ce qu'ils avancent. Leurs études ne portent du reste pas exclusivement sur les pesticides mais également sur le bisphénol A, les phtalates, le PCB, les dioxines et de nombreuses autres molécules, dont la plupart se trouvent dans des produits chlorés.

Concernant la situation des paysans, j'ai récemment croisé un ami que je n'avais pas vu depuis trente ans. Aujourd'hui vice-président du conseil général de Moselle, il avait fait partie d'une commission que j'avais animée pour le comité économique et social sur l'aménagement du territoire, à Metz. Lorsque je lui ai demandé s'il allait bien, il m'a répondu qu'il avait un lymphome, et qu'il savait qu'il était dû aux pesticides. J'ai été très étonné de constater qu'un paysan pouvait enfin accepter une telle idée.

L'étude des cancers dans les différentes catégories de la population montre que les paysans déclarent moins de cancers du poumon, de la vessie et de l'oesophage, qui sont liés au tabac. En revanche, il semble qu'ils déclarent un quart de lymphomes et de cancers du sang et de la lymphe de plus que la population moyenne. Ils sont également plus exposés aux cancers de la peau, notamment en raison de l'absence de protection lorsqu'ils manipulent des produits dangereux.

Mon ami m'a confié que, lorsqu'il utilisait des pesticides, il ne portait pas de masque ni de bottes afin de ne pas paraître ridicule sur son tracteur. Je le comprends très bien. En outre, si vous apparaissez bardé de protections sur un tracteur, les riverains peuvent s'inquiéter de la dangerosité des produits que vous utilisez.

En Gironde, une étude très précise a également montré une augmentation des tumeurs au cerveau. Les paysans en déclarent 2,7 fois plus que le reste de la population. Tous ces cancers sont rares. Pourtant, ils le sont un peu moins dans la population des agriculteurs, qui subissent également une augmentation des cancers de la prostate et du sein.

Cette dernière augmentation est toutefois difficile à déceler dans la mesure où le nombre de ces deux maladies est en pleine explosion. Au cours des trente dernières années, le nombre de cancers du sein a, par exemple, été multiplié par trois. Aujourd'hui, un homme sur deux a eu, a ou aura un cancer de la prostate tandis qu'une femme sur trois a eu, a ou aura un cancer du sein. Certains estiment que ces chiffres s'envolent en raison de l'allongement de la vie et des progrès obtenus en matière de détection. Ils ne s'en envolent pas moins. Et de nouveau, ils touchent l'appareil sexuel.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion