Un ancien directeur du CIRC, M. Lorenzo Tomatis, a expliqué que la participation croissante d'experts de l'industrie dans les groupes de travail sur les monographies a rendu nécessaire l'apport de preuves épidémiologiques et de preuves certaines de l'action d'un polluant sur les humains pour le classer en catégorie 1. M. Lorenzo Tomatis montre qu'il n'existe pas d'étude prouvant avec certitude qu'un cancérogène pour les animaux ne l'est pas pour l'homme. Or, le principe de précaution inscrit dans la Constitution prévoit que la précaution s'impose en situation d'incertitude. Mais, aujourd'hui, on attend la probabilité que des personnes soient atteintes de cancers ou en décèdent.
Ce niveau de preuve est très insatisfaisant pour les chercheurs en santé publique. A partir du moment où l'on a accumulé de l'expérimentation animale et des éléments d'expérimentation in vivo et in vitro sur la cellule et que l'on dispose d'un faisceau d'arguments toxicologiques, pourquoi ne pas inverser la charge de la preuve en demandant aux industriels de prouver qu'ils sont certains qu'il n'y aura pas déclenchement du cancer a posteriori ?
Un certain nombre d'organismes ont aidé à entretenir le doute le plus longtemps possible sur l'amiante. Aujourd'hui, 100 000 morts sont attendus suite à l'exposition à l'amiante et nous ne savons pas actuellement comment gérer l'amiante restante. Des études récentes du ministère du travail montrent que les niveaux d'empoussièrement sont beaucoup plus préoccupants que ceux estimés au départ. Par ailleurs, en France, nous comptabilisons 80 kg d'amiante par habitant. Comment doit-on procéder ? Le coût de la déconstruction de l'usine de broyage d'amiante d'Aulnay-sous-Bois s'établit à plus de sept millions d'euros en raison de la présence d'amiante dans le sol.
L'enquête Agrican pose question car elle est décontextualisée. La population agricole en France est extrêmement hétérogène du point de vue de l'exposition aux pesticides. Si cette enquête vise à identifier des points qui nécessitent une prévention, je m'interroge sur son apport. Le questionnaire a été adressé à près de 568 000 agriculteurs. Le recensement agricole de 2010 faisait état de 970 000 personnes qui participaient régulièrement au travail des exploitations agricoles, notamment les exploitants, leurs conjoints et familles, les salariés permanents (17 %) et les saisonniers (11 %). Quelle part représentent les 180 000 répondants au questionnaire Agrican dans la population des agriculteurs ? Comment peut-on s'assurer qu'ils sont représentatifs d'une population exposée aux pesticides ? Ce groupe de 180 000 travailleurs agricoles mélange des personnes exposées et des non-exposées, d'où l'impossibilité de tirer des conclusions sur l'incidence du cancer.
On part du postulat que les agriculteurs connaissent les noms des produits qu'ils ont utilisés, ce qui est faux d'après notre expérience en Seine Saint-Denis. Ces derniers ne connaissent que des noms de marque. Je citerai le cas emblématique de M. Paul François qui a été gravement intoxiqué par un produit dont il ne connaissait que le nom de marque : le Lasso. Ce produit a reçu un avis de retrait par le Conseil supérieur d'hygiène en Belgique en 1985 puis a été interdit en 1990. Cependant, il n'a été interdit en France qu'en 2007. Or, il contenait deux molécules actives très toxiques : l'alachlore qui est un cancérogène et le chlorobenzène qui est un dépresseur du système nerveux central et est responsable d'atteintes hépatiques et rénales.
De mon point de vue, le questionnaire Agrican n'est pas construit pour permettre une bonne traçabilité des expositions. Les questions posées sont de trois types. Nous trouvons notamment des questions relevant des comportements individuels (tabagisme, comportement alimentaire...). Cependant, l'expertise INSERM montre que l'augmentation du risque de cancer du poumon associée à une exposition à l'amiante est identique chez une population de fumeurs et non-fumeurs. La polarisation sur le tabac mélange donc les deux types de risques. De même, on sait que l'exposition à des perturbateurs endocriniens peut entraîner des modifications dans la régulation de l'appétit et favoriser l'obésité par des changements métaboliques.
Enfin, en santé publique, la mortalité est un bon indicateur pour une maladie létale dans l'année. L'indicateur de référence pour le cancer est donc l'incidence (nombre de nouveaux cas survenant chaque année dans une population). L'enquête AGRICAN est réalisée dans des départements comportant des registres de cancers. Cependant, je ne comprends pas pourquoi nous n'avons pas fait évoluer ces registres en prenant en compte l'histoire professionnelle et résidentielle ainsi que tout autre type d'exposition importante, notamment alimentaire, ce qui leur permettrait de jouer leur rôle d'événement sentinelle.