Intervention de Jacques Mézard

Réunion du 15 octobre 2009 à 9h30
Article 65 de la constitution — Discussion d'un projet de loi organique

Photo de Jacques MézardJacques Mézard :

Madame la présidente, madame la ministre d’État, garde des sceaux, mes chers collègues, ce texte vise à mettre en application l’article 65 résultant de la révision constitutionnelle de juillet 2008.

Son objet est important puisqu’il touche à l’indépendance de la justice, l’un des piliers de tout État de droit, et qu’il doit permettre à tout justiciable de saisir directement le CSM lorsqu’il s’estime victime d’un comportement arbitraire.

Le groupe du RDSE considère que, quelle que soit notre approche de la révision constitutionnelle, ce texte va améliorer sur ces deux points la situation antérieure. Cela suffira-t-il à restituer chez nos concitoyens la confiance en la justice de notre pays ? C’est malheureusement moins sûr ! Va-t-on vraiment couper le cordon ombilical entre le pouvoir politique et la justice ? La plume doit-elle toujours être serve ? C’est l’objet d’un débat qui reste crucial.

Madame la ministre, nos compatriotes ont peur de notre justice. C’est une réalité ! Un sondage a montré, ces derniers jours, que près de la moitié d’entre eux doutait de son indépendance et ne lui faisait plus confiance, soit une détérioration de dix points en cinq ans.

On ne rétablit pas une image simplement par de la communication. En la matière, c’est par une action au quotidien, par des moyens et, disons-le, par la recherche d’un équilibre difficile à réaliser : assurant l’indépendance de la magistrature, évitant les errements du corporatisme, toujours néfaste, et garantissant le respect du citoyen justiciable qui attend – il y a d’ailleurs droit – un traitement équitable.

La justice est humaine et sera donc toujours faillible, mais travaillons à ce qu’elle soit… plus juste.

Respect du magistrat et respect du justiciable sont indissociables. La recherche de la sagesse est peu compatible avec le règne de la statistique et du carriérisme.

Au gré de ses 126 ans d’histoire, le CSM a déjà connu de nombreuses péripéties, qui éclairent avec acuité la conception toute tangente que les pouvoirs successifs se sont faite de cette indépendance de la justice.

Ce fut d’abord simple formation de la Cour de cassation : il aura quand même fallu attendre 1946 pour que le Constituant consacre enfin l’existence de cet organe dont le rôle est de statuer sur les questions disciplinaires relatives aux magistrats et de se prononcer sur leur nomination. Las, le ver était déjà dans le fruit dès lors que le pouvoir politique conservait la mainmise sur le Conseil !

La Constitution de 1958 n’a fait que prolonger un état de fait, d’abord en rabaissant le pouvoir judiciaire au rang « d’autorité », par comparaison aux pouvoirs législatif et exécutif, et en actant la préséance du Président de la République sur le CSM. Et c’est ainsi que, par un remarquable don d’ubiquité, le chef de l’État, dans notre pays, est devenu à la fois le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire et son censeur !

II aura fallu une pathétique histoire d’hélicoptère dépêché au fin fond de l’Himalaya afin de récupérer un magistrat pour que le politique comprenne mieux la nécessité de rompre le cordon ombilical ! La réforme de Mme Guigou proposait ainsi d’en finir avec les instructions de la Chancellerie dans les dossiers individuels, de rendre les avis du Conseil conformes ou d’élargir les compétences du Conseil en matière de gestion des carrières. Mais, pour des raisons que chacun ici garde en mémoire et qui ont déjà été rappelées ici, cette réforme ne vit pas le jour.

Après les graves dysfonctionnements liés à l’affaire d’Outreau, qui fut un véritable choc pour nos concitoyens, tout le monde s’est accordé à dire qu’il fallait remettre les choses à plat, s’agissant tant de la façon dont devait être menée une instruction que de la gestion des carrières et des questions disciplinaires.

La réforme de l’article 65 fut donc introduite dans le toilettage de notre Constitution de juillet 2008 et l’on mit beaucoup de conviction pour nous assurer que, enfin, s’était achevé le temps où le politique se mêlait outrageusement de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

N’hésitons pas à le dire, la réécriture de cet article comporte, bien sûr, un point positif à cet égard : le CSM n’est plus, désormais, présidé par le chef de l’État et le garde des sceaux n’y siège plus.

L’article 65 de la Constitution ne fait pas disparaître la tutelle du politique sur le Conseil dans la mesure où sa composition non paritaire et la mise en minorité des magistrats dans l’une et l’autre de ses formations impliquent que les personnalités extérieures qui y sont nommées reçoivent, de fait, l’adoubement du pouvoir politique. Même s’il est louable d’avoir voulu ouvrir le Conseil à d’autres légitimités, à notre sens, cela n’aurait pas dû se faire dans ces conditions.

De surcroît, le fait que le CSM ne fasse que donner son avis sur les nominations des membres du parquet jette le trouble sur l’utilité même de ces avis. Nombre de précédents connus montrent combien la notion d’avis peut parfois être rangée au rayon des accessoires démocratiques.

Le chemin est encore long pour garantir au CSM une pleine autonomie de décision et de moyens.

La mise en minorité des magistrats, en particulier, pose un problème. Je rappelle, mais vous le savez encore mieux que moi, madame le ministre d’État, que de nombreux textes internationaux recommandent la parité. Je citerai la recommandation n° R (94) 12 du comité des ministres du Conseil de l’Europe, qui impose que l’autorité compétente soit indépendante du Gouvernement et de l’administration ; la charte européenne sur le statut des juges, édictée par le Conseil de l’Europe en 1998, qui impose une instance indépendante des pouvoirs exécutif et législatif au sein de laquelle siègent au moins pour moitié des juges élus par leurs pairs ; l’avis n°10 du comité consultatif des juges européens, adopté à Strasbourg en octobre 2007, qui impose une instance comptant une majorité substantielle de juges élus par leurs pairs.

J’évoquerai également les graves préoccupations exprimées en mai 2008 par l’association européenne des magistrats quant à la réforme du CSM.

Ces critiques ou plutôt ces réserves s’inscrivent dans un contexte plus large, celui du souci largement exprimé en Europe quant à la politique pénale française.

Il n’est d’ailleurs pas possible, madame le ministre d’État, de délier cette réforme – et ses avancées – de l’ensemble de celles que vous menez et dont il faudra démontrer qu’elles vont améliorer l’impartialité, l’indépendance et l’efficacité de notre justice.

La suppression annoncée du juge d’instruction sera-t-elle un progrès pour la préservation des libertés publiques ? Les futurs procureurs omniscients ne devront-ils rendre de compte qu’au garde des sceaux ? Vous le savez, ce projet de réforme suscite d’ores et déjà l’inquiétude du Conseil de l’Europe.

En tout état de cause, le projet de loi organique qui nous occupe ce matin rend applicable un article de la Constitution entériné de façon régulière par le Parlement réuni en Congrès. Dont acte !

L’article 65 fait donc partie du droit de la République et les objectifs affichés ne peuvent que susciter notre adhésion puisqu’il s’agit de faciliter l’accès du justiciable au CSM, de renforcer l’indépendance de la justice et de garantir l’impartialité du Conseil.

S’agissant d’abord des deux formations compétentes à l’égard des magistrats du siège et du parquet, le texte détermine les modalités pratiques de désignation, de vacance ou encore d’incompatibilité des membres.

À cet égard, nous nous réjouissons que notre commission, grâce à l’approche toujours constructive et ouverte de son rapporteur, ait quelque peu limité les risques de conflit d’intérêt pour ce qui concerne l’avocat membre du CSM. Comme Jean-Pierre Michel, en ce qui me concerne en tant qu’avocat honoraire, je m’interroge toujours sur les raisons qui ont pu amener à prévoir cette présence d’un avocat au sein du CSM. Comme quoi nous ne sommes pas forcément corporatistes…

Quoi qu’il en soit, il est bon d’obliger l’avocat membre du CSM à s’abstenir de plaider ou de tenir le rôle, pour une partie engagée dans une procédure, de conseil juridique dans l’instance en cause.

Cette limitation est utile, mais sans doute n’est-elle pas suffisante : comme l’a expliqué le rapporteur, un membre de la formation compétente à l’égard des magistrats du siège est amené en quatre années à examiner la situation de quasiment l’ensemble des magistrats. On comprend aisément le risque d’atteinte à l’impartialité dans l’hypothèse où un avocat aurait à plaider face à un magistrat dont il est par ailleurs amené à influencer l’évolution de carrière.

Je rejoins d’ailleurs sur cette question l’analyse que développent nos collègues du groupe socialiste au travers de leurs amendements, auxquels j’apporterai mon soutien. Il aurait à notre sens été encore plus sûr, en effet, non seulement d’interdire purement et simplement à l’avocat membre de plaider ou de conseiller durant son mandat, mais encore de faire cesser tout autre risque en l’obligeant à céder, même provisoirement, les parts qu’il détient dans une société civile professionnelle ou dans une association.

Quant à la désignation de cet avocat par le président du Conseil national des barreaux sur avis conforme de l’assemblée générale, n’eût-il pas été plus normal de s’en remettre au vote de l’assemblée générale ?

Le projet de loi organique tire également les leçons de l’affaire d’Outreau en réformant en partie le système disciplinaire des magistrats. Il permet à tout justiciable qui estime qu’un magistrat a eu un comportement assimilable à une faute disciplinaire à l’occasion d’une procédure le concernant de saisir l’une des formations disciplinaires du CSM.

Des garde-fous, notamment un filtrage administratif préalable des requêtes, ont été mis en place ; nous y sommes favorables.

Le rapporteur a fait adopter un amendement relatif à la définition de la faute disciplinaire du magistrat en la rendant compatible avec les limitations fixées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 1er mars 2007.

L’engagement de poursuites disciplinaires sera un exercice difficile. Vous l’avez rappelé, madame le ministre d’État, nos concitoyens ne sont pas toujours prêts à accepter docilement les décisions qui les concernent, les plaideurs encore moins… Cet engagement sera donc subordonné à la constatation d’une violation par une décision de justice devenue définitive, garantie qui renforce les droits de la défense du magistrat mis en cause.

En toute hypothèse, les graves dysfonctionnements que peut occasionner le service public de la justice ne sauraient jeter l’opprobre sur l’ensemble de la magistrature. Les mesures ici proposées semblent, à cet égard, aller dans le bon sens, d’autant qu’elles ont été tempérées par notre commission : protéger le justiciable, oui, mais à condition de ne pas déstabiliser le juge, qui a besoin de sérénité et de liberté.

Nous nous interrogeons cependant sur certains aspects de l’article 18 du projet de loi organique.

D’une part, le délai d’un an après la fin de la procédure octroyé à tout justiciable pour saisir le CSM n’est-il pas trop bref eu égard aux enjeux qui peuvent être mis en cause ? Si nous concevons tout à fait que la nécessité de prévenir toute déstabilisation des magistrats impose de ne pas prévoir un délai trop long, nous estimons que ce délai aurait toutefois pu être rallongé.

D’autre part, nous aurions souhaité que l’on nous explique ce qu’est une « décision irrévocable mettant fin à la procédure » et la distinction réelle avec la décision passée en autorité de chose jugée. Je pense notamment aux requêtes en révision.

Madame le ministre d’État, lors de votre audition du 29 septembre, vous avez déclaré que ce texte visait à mettre en œuvre les trois principes d’indépendance, d’ouverture et de transparence du CSM. Nous sommes sur le chemin, mais pas au bout du chemin, parce que ces objectifs exigent qu’on avance sans réticence, sans prendre des demi-mesures.

Le premier président de la Cour de cassation et nombre de nos collègues ont ainsi souligné la nécessité d’assurer l’indépendance budgétaire du CSM, dont le budget dépend de la direction des services judiciaires.

Par ailleurs, les inquiétudes sur la transparence dans la motivation des avis sont, certes, compréhensibles, mais nous estimons, au regard de nos objectifs, que la motivation est nécessaire.

Je terminerai mon intervention, madame le ministre d’État, en évoquant une remarque que vous avez formulée, lors de votre audition par la commission, à propos des plaintes des justiciables et qui nous a interpellés. Autant la présence d’un avocat au sein du CSM ne nous paraissait absolument pas indispensable, autant l’absence d’assistance d’avocat au côté du plaignant dans la procédure nous pose problème. Vous avez en effet répondu, le 29 septembre dernier, que, s’agissant de l’éligibilité à l’aide juridictionnelle, la simplicité de la procédure ne justifierait guère en pratique l’intervention d’un avocat. Voilà donc un justiciable démuni qui vient se plaindre de son juge devant le CSM et qui n’a pas besoin d’un conseil !

Oui, madame le garde des sceaux, indiscutablement, sur ce point, il reste du chemin à parcourir...

Cela étant, notre groupe ne fera pas procès d’intention ; eu égard aux réserves exprimées par nombre de ses membres au moment de la révision constitutionnelle et à celles que je viens de formuler, majoritairement, il s’abstiendra et il n’y aura aucun vote contre.

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