Intervention de Robert Badinter

Réunion du 15 octobre 2009 à 9h30
Article 65 de la constitution — Discussion d'un projet de loi organique

Photo de Robert BadinterRobert Badinter :

Pourquoi les magistrats subissent-ils un tel traitement ? Pourquoi cette suspicion pèse-t-elle sur eux ?

J’en viens maintenant à la question, qui, pour nous, Français, est fondamentale, celle de l’unité du corps des magistrats. Le Conseil constitutionnel a toujours reconnu ce principe. Il n’est qu’à consulter les décisions rendues. Je laisse de côté la question des règles d’organisation et de fonctionnement du parquet. C’est un problème fonctionnel. Le parquet est nécessairement hiérarchisé, indivisible et il a des rapports avec le pouvoir exécutif. Certes, nous pouvons avoir des divergences dans ce domaine, mais là n’est pas l’essentiel.

S’il existe un corps unique de magistrats, tous doivent avoir le même statut. Il est impossible d’opérer la moindre distinction entre eux et de donner à certains moins de garanties qu’à d’autres, selon les missions qu’ils exercent, surtout lorsque celles-ci sont temporaires. Cette dualité de traitement est inacceptable au regard du principe structurel d’unité de la magistrature.

D’aucuns prétendent que des progrès ont été réalisés, puisque le Conseil supérieur de la magistrature pourra désormais émettre un avis sur la nomination en conseil des ministres des magistrats du parquet. Cet avis sera-t-il suivi d’effet ? Rien n’est moins sûr ! Il n’est qu’à regarder la pratique du Gouvernement en matière de nomination depuis quelques années.

Les magistrats du parquet doivent bénéficier des mêmes garanties statutaires et du même système que les magistrats du siège, notamment en termes de carrière. Ce serait la moindre des choses ! Et cela n’a rien à voir avec le pouvoir légitime d’instruction ou de directive que doit exercer le ministre de la justice. C’est, je le dis avec fermeté, une question de dignité et d’indépendance.

Cette disposition nous place dans une incertitude juridique. Nous ne savons pas ce qu’il va advenir maintenant que la révision constitutionnelle a eu lieu. La législation est désormais soumise à un double système de contrôle – contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité –, qui prend tout son sens avec la question prioritaire de constitutionnalité.

À partir de là, s’agissant de l’unité de la magistrature française, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est claire.

Toutefois, à Strasbourg, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré dans un arrêt rendu en juillet 2008 que – c’était une jurisprudence prévisible pour qui connaît et suit la jurisprudence de la Cour – les membres du parquet français n’ont pas la qualité de magistrat au sens de la Convention parce qu’ils sont dans une situation de dépendance à l’égard de l’exécutif incompatible avec cette exigence première qu’est la garantie d’indépendance des magistrats. Cela étant, il existe de grandes justices dans lesquelles les membres du parquet n’ont pas la qualité de magistrat.

Au cours des débats, quand j’avais entendu votre prédécesseur dire qu’elle était chef du parquet, je m’étais récrié. Je savais que nous étions dans une période où la CEDH était appelée à se prononcer et que l’utilisation de ce terme ne pouvait que précipiter sa décision.

Cette dernière a été rendue et a été frappée d’appel. L’affaire a été plaidée et l’arrêt d’appel, imminent, devrait intervenir avant la fin de ce trimestre, vers la fin du mois de novembre ou en décembre.

Si la Cour maintient cette jurisprudence, mesurons la situation dans laquelle nous allons nous trouver. Elle n’est d’ailleurs pas imprévisible. Depuis très longtemps, nous, les juristes, nous avions soulevé cette question angoissante : qu’adviendra-t-il avec la dualité des exceptions – l’exception d’inconstitutionnalité et l’exception de conventionnalité – si, d’un côté, le Conseil constitutionnel dit « oui » et, de l’autre, la Cour européenne des droits de l’homme dit « non » à propos d’un même texte ?

En l’occurrence, nous y sommes presque. Nous aurons une situation dans laquelle, au regard de la Constitution, les magistrats du parquet seront considérés comme des magistrats, mais par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme, ils n’auront pas cette qualité. S’ils ne l’ont pas dans le cadre de l’exception de conventionnalité, chacun voit ce que des avocats compétents et fermes en tireront.

Seule la magistrature est constitutionnellement gardienne des libertés individuelles. Il faudra donc modifier ou supprimer les pouvoirs du parquet qui touchent directement à ces libertés. Je pense en particulier, dans le domaine de l’enquête, à la question de la garde à vue.

Et au moment même où l’on s’interroge sur les pouvoirs du parquet, le Président de la République a décidé – il l’a fait savoir devant la Cour de cassation lors la dernière rentrée solennelle – que nous allions vers le système accusatoire et que le juge d’instruction serait supprimé.

Mais si nous nous trouvons en présence d’un tel renforcement objectif des pouvoirs du parquet, comment les conciliera-t-on avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle les membres du parquet n’ont pas la qualité de magistrat et ne peuvent donc agir dans le domaine des libertés individuelles ?

Je n’ai pas besoin de vous dire que ce sera l’heure d’une réflexion profonde, qui devra être menée très attentivement, en concertation avec tous les corps concernés, avant même que nous soyons saisis d’un projet.

Voilà ce que je voulais marquer. Non, la révision constitutionnelle n’a pas dissipé le mal-être, ou le malaise ; elle n’a fait que l’aggraver. Oui, nous sommes à une période d’interrogation majeure sur l’avenir sur notre justice pénale au regard des pouvoirs, de la qualité et du statut du parquet.

Par conséquent, si la jurisprudence de la Cour européenne est maintenue, nous devrons revoir le texte qui résultera de nos travaux aujourd'hui.

L’alternative est en effet la suivante : ou bien, comme je le souhaite, le demande, le réclame – et je ne suis pas le seul, tant s’en faut –, on donnera aux magistrats du parquet la reconnaissance de cette dignité de magistrat, qui implique les garanties d’indépendance en ce qui concerne leur nomination et leur promotion à égalité avec les magistrats du siège ; ou bien on persistera à maintenir la situation actuelle.

Je sais ce que les magistrats ressentiront, mais je sais aussi que, s’agissant de la mise en œuvre de la réforme de la procédure pénale, nous serons appelés à revoir complètement la question des pouvoirs du parquet au regard des libertés individuelles.

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