Madame la présidente, monsieur le ministre délégué chargé de l’économie solidaire et de la consommation, mes chers collègues, au cours des quelques mois que la Constitution a concédés à la commission d’enquête créée par le Sénat sur l’initiative du groupe auquel j’ai l’honneur d’appartenir pour explorer l’évasion fiscale internationale, nous avons voulu, avant tout, comprendre et exposer ce qu’est exactement l’évasion fiscale.
Évoquée régulièrement, au gré le plus souvent de révélations scandaleuses, l’évasion fiscale internationale n’était-elle qu’une chimère, un phénomène accidentel ou bien un élément courant de la vie économique et financière contemporaine ?
Cette question valait qu’on la pose, d’autant que les travaux disponibles sur ce sujet en France se singularisaient par leur extrême rareté, sinon par leur totale inexistence, lacune particulièrement choquante s’agissant du vide des sources publiques et contrastant avec une relative abondance dans les pays étrangers, anglo-saxons notamment, comme avec l’activisme des officines qui promeuvent et « vendent » effectivement avec un grand profit pour elles des schémas d’évasion fiscale internationale.
Nous pouvons aujourd’hui espérer que notre commission d’enquête aura été une étape dans la trajectoire conduisant à l’indispensable construction d’une politique publique cohérente et résolue de lutte contre l’évasion fiscale axée sur l’efficacité et la transparence. Car, pour mettre fin à un suspense intolérable, je dois vous dire que la commission d’enquête a identifié l’existence de risques systémiques d’évasion fiscale qui représentent des enjeux financiers considérables, de sorte que l’évasion fiscale doit être considérée comme la manifestation d’une crise de l’impôt particulièrement grave par ses incidences financières, mais aussi économiques, sociales et politiques franchement délétères.
En ne quantifiant que ce qu’il nous a été donné de quantifier, c’est-à-dire en devant négliger certaines sources vraisemblablement très considérables d’évasion fiscale comme les échanges internationaux de services, les opérations financières internes aux groupes de sociétés ou encore les incidences des transferts de résidence des particuliers, nous pouvons avancer un risque excédant 30 milliards d’euros, chiffre qui se situe en bas d’une fourchette d’estimation dont la hauteur, qui devra être déterminée par des travaux complémentaires, pourrait se situer bien au-delà. En bref, la dimension du risque financier lié à l’évasion fiscale internationale nous est apparue comme supérieure à celle du risque total associé à l’ensemble des risques de fraude aux prélèvements obligatoires estimés par le Conseil des prélèvements obligatoires.
Notre estimation des risques peut sembler très élevée. Elle converge remarquablement avec celles que proposent, essentiellement à l’étranger et pour des pays comparables au nôtre, les observateurs les plus attentifs du phénomène.
Or ces risques sont très loin de n’être que théoriques. Il existe un véritable faisceau d’indices permettant de conclure à leur réalisation effective. Ainsi, nous avons pu identifier l’existence d’une véritable industrie mobilisable par les candidats à l’évasion fiscale internationale, d’un contexte globalement très favorable à la réalisation de ces risques systémiques, qui passe par l’emploi de vecteurs – les œuvres d’art, les échanges commerciaux, les circuits de financement – et de techniques – juridiques, comptables, financières – très diversifiées. Nous avons également relevé l’accumulation d’informations tendant à accréditer le soupçon d’un phénomène massif et usuel, qu’il s’agisse, par exemple, de la multiplication des découvertes portant sur des actifs non-déclarés détenus dans tel ou tel paradis fiscal, de l’inventaire fourni des schémas évasifs réuni par l’OCDE, qui compte désormais plus de 350 « recettes » d’évasion fiscale, ou de la réinterprétation de certains flux financiers de prétendus investissements directs internationaux correspondant en fait à des prêts intra-groupes à la finalité fiscale évidente.
À ce propos, je souhaiterais recevoir des assurances sur les effets de l’exclusion de la fiscalisation des intérêts prévue dans le projet de loi de finances que nous allons examiner prochainement, des opérations internes aux groupes de société qui sont, pourtant, particulièrement suspectes. Je comprends qu’elle ne portera que sur les groupes fiscalement intégrés, mais je voudrais en être certain.
Je dois enfin préciser que, pendant les travaux de la commission d’enquête, et peut-être ne fut-ce pas sans lien avec eux, un certain nombre de faits sont intervenus : je pense à l’affaire UBS mais aussi à d’autres dossiers sans doute moins « grand public » qui, faisant monter la partie émergée de l’évasion fiscale internationale, nous confortent dans la conviction que beaucoup reste encore à faire émerger.
Évidemment, une observation essentielle s’impose : l’évasion fiscale internationale se nourrit de l’opacité. Celle-ci est largement offerte par l’extrême sophistication de la vie économique contemporaine, par le renforcement de la part des processus immatériels dans la création de valeur économique, tendance qui, devant se renforcer à l’avenir, annonce une riche prospective de la problématique de l’évasion fiscale internationale, par un renforcement de la dimension financière de l’économie et par une série de défaillances informationnelles délibérément ménagées par certains outils juridiques et par certains États. Ces constats doivent guider la définition et la conduite de l’action contre l’évasion fiscale internationale.
Il est inutile en cette période de stress financier de trop insister sur l’apport que pourrait représenter une politique permettant de recouvrer les dettes fiscales éludées grâce aux pratiques d’évasion fiscale internationale. Il faut aussi comprendre que celle-ci met en cause non seulement le rendement de nos prélèvements mais, plus encore peut-être, la justice fiscale et économique et l’autorité de notre démocratie. L’évasion fiscale internationale porte une grave atteinte à l’équité de notre système fiscal, tant horizontale, entre les détenteurs de revenus analogues, que verticale entre les plus aisés et ceux qui le sont moins. Elle rompt l’égalité des conditions de concurrence et fait obstacle aux financements dont nous avons besoin pour élever notre croissance potentielle. Elle remet en cause la possibilité même de construire une démocratie solidaire et de progrès économique et mine l’autorité de la loi fiscale que nous votons. Elle permet de substituer au consentement démocratique à l’impôt qui s’exprime dans cet hémicycle l’individualisme fiscal en créant, et en prospérant dessus, des zones de non-droit, voie privilégiée de l’évasion fiscale internationale.
Je voudrais insister sur ce point, car l’évasion fiscale internationale est, à mes yeux, le symptôme d’une crise du droit fiscal confronté aux évolutions d’un contexte économique marqué par une globalisation financière dérégulée qui ébranle l’action publique, à commencer par ses concepts.
La commission d’enquête a dû constater que la notion même d’évasion fiscale internationale suscitait une forme d’embarras de la pensée chez la plupart de ses interlocuteurs.