Intervention de Éric Bocquet

Réunion du 3 octobre 2012 à 14h30
Débat sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de france et ses incidences fiscales

Photo de Éric BocquetÉric Bocquet, rapporteur :

En particulier, les frontières entre l’évasion fiscale et l’optimisation fiscale sont apparues incertaines, et l’on se souvient du mot du chancelier de l’échiquier britannique, Denis Healey, selon lequel la différence entre les deux résidait dans « l’épaisseur d’un mur de prison ».

Notre législation fiscale porte la trace de cet embarras et elle s’en trouve affaiblie. De ce fait, la commission d’enquête a souhaité qu’elle franchisse un pas décisif de son histoire. Nous pensons qu’il conviendrait, ainsi que le Royaume-Uni a commencé de l’entreprendre, de s’attacher à introduire dans notre droit une disposition générale condamnant l’évasion fiscale internationale, autrement dit une norme anti-évasion, qui, en tant que disposition globale manque singulièrement à notre arsenal législatif. Comme celle-ci tend toujours à créer un écart entre la valeur économique intrinsèque d’une situation et l’assiette fiscale, il conviendrait que cette norme dépasse les concepts essentiellement juridiques qui limitent trop souvent l’efficacité des instruments partiels dont nous disposons aujourd’hui pour lutter contre les abus de droit ou les actes anormaux de gestion.

Après tout, c’est bien ce primat de l’économie qui anime les réflexions sur le projet ACCIS, assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés en Europe. La nécessité de faire mieux coïncider l’imposition et le revenu, et ainsi de restaurer la force de l’adage ubi emolumentum ibi onus s’impose dans un monde où la liberté des mouvements de capitaux, des biens et des personnes offre à chacun, sur fond de concurrence fiscale sans garde-fou, des opportunités injustifiables de shopping fiscal.

On l’a compris, ce n’est pas par simple intérêt intellectuel que nous devons clarifier notre conception de l’évasion fiscale internationale. Cette démarche doit avoir tous les prolongements juridiques et pratiques qu’appelle la lutte contre une pratique aussi pernicieuse, et cela commence par l’édiction d’une norme assez puissante pour réduire les interstices par lesquels elle se propage.

Dans les pratiques d’évasion fiscale internationale se retrouvent toujours les effets de la déréglementation, qui est un trait fondamental de l’économie contemporaine depuis une trentaine d’années, ainsi que l’existence d’un contexte d’hétérogénéité des régimes fiscaux nationaux.

Sous ce dernier angle, la problématique des paradis fiscaux se présente comme une forme paroxystique et caricaturale. La commission d’enquête a pris acte des initiatives prises par le concert des nations à leur encontre. Pour autant, les paradis fiscaux ont-ils disparu ? Des listes internationales ou nationales où ils furent un temps inscrits dans l’intention de les stigmatiser, assurément... Du paysage financier international, pas le moins du monde. Les listes officielles se vident, les listes de comptes non déclarés se multiplient...

Au demeurant, cette politique de la liste a des limites flagrantes. Les listes des différentes organisations internationales ne se recoupent pas, alors même qu’elles prétendent couvrir des problèmes analogues de conformité. Leur portée juridique est nulle, et leur déclinaison à l’échelon national s’en ressent.

À ce niveau, chaque pays est en quelque sorte face au reste du monde en état de quasi complète incertitude sur les décisions que prendront ses « partenaires », qui sont en fait ses concurrents. Autrement dit, comme c’est systématiquement le cas, la mondialisation n’est pas gouvernée sur le plan fiscal, et même l’objectif minimal d’éliminer les nuisances les plus caricaturales n’est pas atteint. On y retrouve la même logique de soumission des politiques de lutte contre l’évasion fiscale à une concurrence fiscale qui permet à l’évasion fiscale internationale de prospérer.

Nous avons pu constater les effets de cette carence en France, où, non contents d’avoir orienté la lutte contre l’évasion fiscale internationale des pays à fiscalité privilégiée vers le champ plus restreint des paradis fiscaux, nous nous sommes attachés à réduire leur périmètre sur la base de considérations incompréhensibles. C’est ainsi que, pendant les travaux de notre commission, par simple arrêté, la liste des paradis fiscaux a été vidée de onze États, dont le Panama, paralysant un peu plus les dispositions législatives adoptées dans cet hémicycle pour lutter contre les paradis fiscaux. Certes, nous avons courageusement ajouté à notre liste le Botswana, qui rejoint dans notre mise à l’index les sept États encore englobés par notre vision des paradis fiscaux, dont les 1500 habitants de Nioué ne sont pas les moindres.

À l’évidence, un changement de braquet s’impose, à moins qu’on ne se satisfasse du triomphe de l’âge de l’offshore, qui voit Singapour accueillir davantage de dépôts bancaires que le Brésil et le Canada réunis, les îles Caïmans gérer davantage de ressources que l’Allemagne et les îles Vierges britanniques compter seize entreprises par habitant, dont au demeurant une assez grande partie doit se trouver au chômage...

Or qui peut se satisfaire que le offshore abrite des actifs provenant des ménages évalués à environ 12 000 milliards de dollars, phénomène entraînant des pertes fiscales considérables pour les pays de provenance et donnant lieu à des utilisations incontrôlables et vraisemblablement pour partie criminelles et terroristes ?

Il nous faut donc remédier aux faiblesses de la coordination internationale de la lutte contre les paradis fiscaux.

Outre les efforts du gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le ministre, on devrait pouvoir compter en ce domaine sur l’Europe, mais, malheureusement, la consistance de l’action européenne est, là comme ailleurs dans le champ fiscal, beaucoup trop mince.

Pour tout dire, l’Europe a été trop absente d’une action qui a pris racine dans le G 20, c’est-à-dire dans une enceinte de coordination molle et ambiguë, si je me réfère aux positions de nos partenaires chinois, qui ne semblent guère favorables à cette politique, et à celles des États-Unis, qui obéissent à des principes de géométrie variable dont une analyse géopolitique pourrait révéler les intentions.

Mais, si l’Europe ne fait presque rien dans le monde, c’est sans doute qu’elle commence par ne presque rien faire chez elle.

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