On sait que la zone euro n’est pas une zone monétaire optimale, on doit reconnaître que l’Union européenne – c’est un euphémisme – n’est pas davantage une zone fiscale optimale. Rien, ou presque, n’est prévu pour réguler les chocs fiscaux que les États s’infligent les uns aux autres et, ce qui est encore plus préoccupant, on laisse subsister des comportements fiscaux hautement dommageables.
Le code de conduite qui avait été créé pour lutter contre la concurrence fiscale dommageable ne suffit plus. De toute façon, il ne couvrait pas la fiscalité des particuliers. La directive épargne est bloquée par quelques-uns de nos partenaires au nom de l’existence de paradis fiscaux extérieurs à l’Union européenne.
De son côté, la Cour de justice de l’Union européenne approfondit sans cesse une jurisprudence qui juge la moindre mesure de régulation à l’aune des principes sacrés des traités, sans se préoccuper le moins du monde des ruptures d’équilibre que cette jurisprudence occasionne dans les contrats sociaux propres à chaque pays.
Elle favorise les comportements de passagers clandestins qui minent ces équilibres. Vous le savez bien, monsieur le ministre, puisque l’audit des finances publiques réalisé par la Cour des comptes vous a alerté sur l’ampleur des risques financiers résultant de certains contentieux qui, par plusieurs aspects, portent directement sur ces questions.
J’ajoute que la commission d’enquête a pu identifier un risque non négligeable en lien avec la fiscalité des transferts de sièges sociaux d’entreprises.
Je n’évoquerai pas ici la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, dont certains prolongements pourraient se révéler totalement destructeurs pour toute forme de vie collective. Manifestement, ces constructions prétoriennes n’ont que faire des conclusions du GAFI, dont les rapports alertent sur les graves insuffisances des cadres législatifs et réglementaires existant dans nombre de pays européens ou très étroitement liés à l’Union européenne pour maîtriser les risques de blanchiment, notamment de fraude fiscale. Tout cela laisse l’Union européenne sans véritable réaction.
Notre pays n’est pas exempt de reproches puisque, en son temps, nous avons, semble-t-il, préféré inscrire à l’ordre du jour du Conseil ECOFIN la baisse de la TVA sur la restauration plutôt que le projet ACCIS, qui devrait pourtant être un moyen de lutter contre les effets de l’évasion fiscale favorable à la France.
On m’a également indiqué que nous avions refusé de participer à un groupe de travail réuni pour examiner les problèmes posés par le Liechtenstein après la découverte de la liste de la banque LGT présidée par le prince de ce pays.
Au moins la France semble-t-elle défendre une position de principe sur les affaires Rubik. Mais elle paraît de plus en plus isolée, ses partenaires créant une brèche dans la seule position commune de l’Europe, à savoir sa pétition de principe de privilégier l’échange d’informations avec les tiers.
On pourrait se dire que la lutte contre l’évasion fiscale en Europe pourrait passer par des coordinations renforcées, puisque les principaux problèmes sont le fait soit de petits pays qui ont un intérêt majeur à pratiquer des politiques fiscales non coopératives, soit de pays à intérêts financiers considérables et à tradition européenne fluctuante, mais il faut bien reconnaître que les tentations de pays comme l’Allemagne ou l’Italie de céder sur les principes sont peu engageantes.
Toutefois, le sursaut est possible, et nous sommes confrontés à des choix historiques. Je n’ai pas en tête le seul cas des accords Rubik. Je songe, plus largement, aux enjeux majeurs auxquels sont confrontés, au cœur de l’Europe, les pays fondateurs de l’Union européenne, qui laissent libre cours aux pratiques sur lesquelles se fonde l’évasion fiscale internationale. À mon sens, il est grand temps de progresser vers une intégration de la politique de lutte contre l’évasion fiscale en Europe. Il ne faut surtout pas s’interdire de reconnaître que l’évasion fiscale existe au cœur même de notre continent.
Monsieur le ministre, c’est dans cet esprit que doivent être appréciées les différentes propositions ayant trait à la dimension européenne de notre sujet, et sur lesquelles je souhaiterais connaître le sentiment du Gouvernement.
Nous espérons que la diplomatie économique que vous avez, avec raison, tenu à renforcer, permettra de discipliner les pratiques fiscales en Europe, afin que cesse la guerre fiscale que se livrent aujourd’hui les États, au détriment non seulement les uns des autres, mais aussi des contribuables qui ne contournent pas leurs obligations fiscales et qui, globalement, sont les moins favorisés. §
Nous ne saurions trop vous inviter à mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour assurer au plus vite la révision des directives dont les lacunes favorisent l’évasion fiscale en Europe. Je songe notamment aux directives relatives à l’épargne, à l’information des sociétés, aux intérêts et redevances, ou encore aux maisons mères et à leurs filiales. Nous appelons de nos vœux une Europe plus cohérente et plus forte face à tous les paradis fiscaux, c’est-à-dire également face à ceux qu’elle nourrit en son sein ou à sa très proche périphérie.
Insistons encore pour que, dans les débats que nous aurons sur la supervision bancaire en Europe, la lutte contre le blanchiment de la fraude fiscale figure au cœur des normes communes du régulateur.
Par ailleurs, nous sommes convaincus du caractère hautement prioritaire qu’il convient d’attribuer à l’instauration d’une assiette consolidée d’imposition des sociétés.
J’évoquerai brièvement les problèmes posés par les transferts de résidence des personnes, voire par leur changement de nationalité.
Notre commission d’enquête tient à ce que cette question soit rapidement résolue. En particulier, je vous invite à remédier à l’anomalie que constitue la péremption de la valeur fiscale du capital humain constitué à partir des investissements publics, lorsque des individus qui ont largement bénéficié des transferts publics s’exemptent, par leur changement de résidence, d’en acquitter les contreparties fiscales.
Dans un tout autre domaine, la résiliation de la convention fiscale franco-danoise illustre cette problématique, Copenhague ne pouvant se résoudre à ce que les revenus différés constitués au Danemark soient taxés en France.
Pour ce qui concerne la dimension domestique de la politique de lutte contre l’évasion fiscale, je tiens à mettre en lumière un certain nombre de problèmes auxquels notre commission d’enquête a été confrontée.
Il me semble possible de résumer ces différents problèmes en évoquant le « monopole contesté des administrations fiscales » ou, si vous voulez, les limites d’une action publique fondée sur une administration fiscale ambitionnant d’être au centre ou en surplomb de tout. Ce modèle subit un sourd effritement : s’y agripper à tout prix reviendrait sans nul doute à commettre une erreur.
Certes, la « citadelle Bercy », comme on la surnomme parfois, a accompli de réels progrès pour dépasser le principe traditionnel des baronnies qui l’animait. La direction générale des finances publiques, la DGFIP, a fini par voir le jour et, en son sein, un service du contrôle fiscal est né.
Mais ces évolutions n’ont pas pour autant mis un terme à la superposition de structures internes à la DGFIP, spécialisées selon des découpages fonctionnels qui ne vont pas de soi, tout particulièrement pour les dossiers soulevant de forts enjeux fiscaux.
Les problèmes de coordination, régulièrement évoqués par la Cour des comptes, s’aggravent sans doute du fait du maintien de certaines structures hors de la DGFIP. Ces entités restent en marge pour des raisons que l’on peut concevoir, mais qui emportent des conséquences peu favorables au contrôle fiscal. Je songe notamment aux douanes, à la direction générale du Trésor, à l’INSEE ou à la direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services, la DGCIS, autant de directions stratégiques peu ou insuffisamment impliquées dans ce domaine, alors qu’elles recèlent d’évidentes ressources d’intelligence économique, lesquelles sont particulièrement nécessaires à une action exigeant des efforts soutenus d’observation et d’analyse.
Au surplus, le positionnement de la délégation interministérielle à l’intelligence économique est peu lisible. La diversité des intervenants s’accentue lorsqu’on élargit l’horizon au-delà du seul ministère des finances. Au demeurant, notre commission d’enquête a noté que ces problèmes organisationnels donnaient lieu à un foisonnement de structures de coordination qui semblent parfois hors d’état de coordonner quoi que ce soit.
Nous avons nettement perçu ce problème avec le COLB, le Conseil d'orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Mais nous pourrions également citer la délégation nationale à la lutte contre la fraude. Toutefois, je tiens à saluer M. d’Aubert, délégué général à la lutte contre les paradis fiscaux et président du groupe chargé de la revue par les pairs, qui possède une connaissance intime de ces sujets.
Outre les questions pratiques qu’elle soulève à tous les niveaux, il faut bien reconnaître que cette organisation ne facilite pas la lisibilité et la visibilité d’une action publique qui devrait être plus transparente et plus largement exposée à l’appréciation de nos concitoyens.
Pour l’ensemble de ces raisons, notre commission d’enquête a préconisé la création d’un Haut-commissariat à la protection des intérêts financiers publics, instance qui ne s’ajouterait pas aux structures existantes mais qui les sublimerait en quelque sorte.
La place et le rôle de l’autorité judiciaire dans la politique de lutte contre l’évasion fiscale constituent un sujet à part entière.
La France a connu une importante phase de judiciarisation de l’action de l’administration fiscale avec, notamment, la création d’un corps d’officiers fiscaux judiciaires, le renforcement des liens avec la police judiciaire et l’instauration d’un délit de flagrance fiscale.
De son côté, l’autorité judiciaire pénètre dans la gestion des fraudes fiscales, en s’efforçant de réunir les moyens de traiter ces dossiers. Cette évolution suppose l’accès à des informations que le mauvais fonctionnement de la coopération judiciaire dans le champ fiscal empêche hélas souvent, ainsi que des compétences techniques, difficiles à réunir, qu’exigent des affaires dont la complexité n’est pas à démontrer.
Malgré les contraintes très fortes qui pèsent sur ses effectifs, l’autorité judiciaire agit également en élargissant le champ de son intervention. À cet égard, elle procède moins par l’exercice de sa compétence spécifique de répression de la fraude fiscale – laquelle est soumise à des limites, notamment du fait de la règle confiant un monopole de l’action publique au ministère du budget – que par d’autres voies, plus détournées, telles celles qu’offre la répression des infractions connexes à la fraude, notamment les moyens prévus au code monétaire et financier.
De façon générale, la commission d’enquête a pu constater un certain manque de vigueur de la répression pénale de la fraude fiscale, qui, par ailleurs, est soumise à un double verrou : celui du ministre du budget et celui des procureurs.
Quant à la politique pénale de répression de l’évasion fiscale à proprement parler, elle reste à définir. De fait, si l’évasion fiscale est parfois sanctionnée administrativement, elle semble échapper systématiquement aux sanctions pénales.
La commission d’enquête a examiné le rôle de la commission des infractions fiscales et le monopole de saisine attribué au ministre du budget. Sans remettre en cause l’esprit de ce dispositif, elle a souhaité qu’un certain nombre de clarifications soient apportées, notamment quant au contrôle de l’appréciation de l’opportunité des poursuites, tant au niveau ministériel qu’au niveau des parquets.
Par ailleurs, notre commission a relevé les difficultés soulevées par les appréciations divergentes portées sur la question de la loyauté des preuves et par la mise en œuvre de l’article 40 du code de procédure pénale. Parallèlement, elle a suggéré quelques solutions.
Une tendance récente et notable conduit à diversifier les modalités de maîtrise de la fraude et de l’évasion fiscale. J’ai précédemment évoqué le GAFI, qui s’inscrit dans un processus visant à contrôler les fraudes au plus près du terrain. À mes yeux, cette diversification de l’action publique est louable. En effet, elle traduit le souci de compenser les effets d’une dérégulation excessive qui a fait perdre aux gouvernements nationaux la plupart de leurs instruments de contrôle et de maîtrise de la vie financière.
Avant de conclure