Madame la présidente, madame la ministre déléguée chargée de la décentralisation, mes chers collègues, j’ai eu l’honneur de prendre part, six mois durant, aux travaux qui ont conduit à la publication, le 24 juillet dernier, d’un rapport adopté à l’unanimité des membres de la commission d’enquête sur l’évasion fiscale.
Ce document regroupe soixante et une propositions et de nombreux outils qui, je l’espère, permettront au Gouvernement de disposer, dans le cadre de ses travaux, d’un état des lieux précis des schémas d’évasion et d’optimisation.
L’unanimité du vote de la commission traduit un réel consensus, non seulement sur les principaux constats dressés, mais aussi sur les pistes à suivre afin de lutter contre l’évasion fiscale internationale. Elle illustre également l’état d’esprit qui a présidé à nos travaux. À cet égard, je tiens à remercier M. le président de la commission, Philippe Dominati, M. le rapporteur, Éric Bocquet, ainsi que l’ensemble des administrateurs et des services du Sénat, pour le travail remarquable qui a été accompli.
Concernant nos propositions, j’en retiendrai une qui me semble particulièrement indispensable. Du reste, M. le rapporteur l’a d’ores et déjà évoquée : il s’agit de la création d’un Haut-commissariat à la protection des intérêts financiers publics.
Cette instance assurerait à la fois des fonctions de pilotage, de coordination et d’expertise dans le cadre de notre politique de lutte contre l’évasion fiscale. Tenue de formuler des propositions en matière législative et réglementaire, elle pourrait être placée sous autorité directe du Premier ministre pour coordonner les différents services chargés des dossiers de la fraude et de l’évasion, qui relèvent de plusieurs ministères distincts.
De plus, ce Haut-commissariat nous permettrait de disposer enfin d’une expertise de haut niveau, nécessaire pour faire face à la complexité des procédés employés par les particuliers et les entreprises, qui ont de plus en plus largement recours aux conseils de spécialistes pour optimiser leurs revenus et limiter le montant de leurs impôts.
À ce titre, j’insisterai sur un point particulier, qui me semble tout à fait majeur, parmi d’autres. De fait, comme vous avez pu le constater en écoutant M. le rapporteur, ce sujet est vaste !
Je relèverai, pour ma part, la nécessaire coordination des pays à l’échelle européenne. En effet, les auditions et déplacements accomplis par la commission d’enquête ont mis au jour d’importants différentiels en matière de politique fiscale, d’un pays à l’autre de l’Union européenne. L’existence de multiples régimes fiscaux encourage les entreprises et les particuliers à « optimiser » leurs revenus et impôts. En découle une situation de concurrence, et parfois de fraude, qui porte à plus de 1 000 milliards d’euros le manque à gagner annuel pour l’ensemble des pays de l’Union européenne, soit cinq fois le budget total de cette dernière.
Le principe de souveraineté fiscale pousse les dirigeants nationaux à élaborer des stratégies individualisées, qui conduisent majoritairement à des accords bilatéraux entre États, alors même qu’un accord à l’échelle de l’Union européenne contribuerait à garantir à terme une égalité entre tous les pays membres.
Les progrès à accomplir sur la voie d’une concurrence fiscale loyale restent immenses. Toutefois, pour l’heure, force est de constater que la situation permet difficilement la mise en œuvre d’un dispositif efficace à l’échelle de l’Union européenne, même si le plan d’action présenté fin juin par la Commission européenne, dont nous avons rencontré certains représentants à Bruxelles – notamment le commissaire Michel Barnier – pose les bases intéressantes d’un travail qui pourrait néanmoins se heurter à l’obligation d’unanimité en matière de taxation fiscale.
Dans ce contexte, il pourrait être judicieux de se doter d’une stratégie volontariste de coopération fiscale au moins entre les États de la zone euro, dont les membres ont déjà accepté une démarche commune intégrée dans le cadre d’une union monétaire.
L’équilibre des recettes de chacun des dix-sept pays de cette zone euro conditionne en partie la stabilité de notre monnaie commune. Ce travail de lissage, voire d’harmonisation, doit s’accompagner d’une politique commune à l’égard des pays tiers, qu’ils appartiennent ou non à la zone euro. Il nous permettrait sans doute d’être collectivement plus forts pour obtenir l’échange automatique d’informations et adopter des mesures coordonnées à l’encontre des juridictions qui refusent d’appliquer les principes de bonne gouvernance. C’est une politique que mènent déjà les États-Unis, par la force et le poids de leur économie.
Il s’agit d’une première étape qui peut permettre, dans un cadre plus favorable, de se fixer des règles collectives et d’inciter des pays tiers à s’associer ensuite à cette démarche.
Dans son rapport de 2011, l’organisation Transparency International précise que les difficultés économiques que traverse la zone euro sont « en partie liées à l’incapacité des pouvoirs publics à lutter contre la corruption et l’évasion fiscale, qui comptent parmi les causes principales de la crise ».
À preuve : les pays les plus touchés par la crise de la dette font partie des États de l’Union européenne ayant obtenu les notes les plus basses dans le cadre de cette enquête.
La Grèce figure en avant-dernière place des trente pays de la région « Union européenne et Europe de l’ouest ». À ce titre, le directeur de la brigade grecque des contrôles fiscaux a lui-même reconnu que l’évasion fiscale représentait 12 % à 15 % du PIB en Grèce, soit 40 milliards à 45 milliards d’euros par an : si le gouvernement grec parvenait à recouvrer ne serait-ce que la moitié de cette somme, ses problèmes budgétaires seraient en grande partie résolus.
L’Italie apparaît en vingt-septième position, au sein de la même zone : au cours des derniers mois, on a vu le président du Conseil italien lutter contre cette situation.
Dans ces deux États, le montant des pertes de recettes est d’une ampleur comparable à celui du déficit annuel.
On le constate, ce système se transforme en cercle vicieux. L’apathie des pouvoirs publics dans la lutte contre la fraude fiscale suscite un sentiment de défiance très fort au sein de ces pays. Les capitaux concernés n’irriguent plus des économies nationales déjà en grande difficulté. Sans constituer la seule explication de la crise, l’évasion et la fraude fiscales apparaissent donc aujourd’hui comme un élément de sa pérennisation.
Je tiens également à préciser que les opinions publiques européennes évoluent parfois plus vite que les dirigeants sur la question. C’est le cas de la Suisse, dont chacun connaît les particularités sur le plan fiscal. Quatre cantons ont déjà approuvé par votation citoyenne l’abolition du régime fiscal qui met en place un système d’imposition très avantageux pour les riches expatriés. Et même si d’autres s’y refusent encore, les chiffres de ces référendums témoignent d’une avancée. La pression populaire peut permettre d’accélérer le processus, en obligeant par exemple les cantons suisses qui sont encore réticents à augmenter les barèmes d’imposition.
C’est aujourd’hui la responsabilité des dirigeants des États européens, et particulièrement de la zone euro, d’expliquer à tous les citoyens que, parallèlement à la crise économique et sociale que nous traversons, il existe une véritable crise de l’imposition, que nous devons traiter en priorité. Car c’est aux citoyens que l’on impose ensuite l’austérité pour compenser le manque à gagner que cette crise génère pour l’État.
Le rapport de la commission d’enquête propose également plusieurs pistes pour renforcer la transparence et la coordination à l’échelle européenne.
Sans être exhaustif, je citerai : la création d’un registre européen des trusts ; la mise en place d’un fichier européen des comptes bancaires ; la création d’une obligation de transparence comptable pays par pays pour les multinationales ; l’élargissement d’EUROFISC à d’autres impôts que la TVA pour structurer la coopération entre les administrations fiscales ; l’attribution d’un numéro d’identification fiscal commun aux contribuables européens ; la création, à terme, d’une brigade européenne de contrôle fiscal ; enfin, la mise en place d’une coopération renforcée pour créer une assiette commune obligatoire pour l’impôt sur les sociétés.
Toutes ces propositions sont maintenant à la disposition du Gouvernement et peuvent être proposées dans le cadre de la zone euro.
Je me réjouis d’ailleurs de voir, depuis plusieurs semaines, nos ministres prendre la mesure de l’importance de cette question. Les premières déclarations au sujet de l’évasion fiscale vont dans le sens préconisé par le rapport de la commission d’enquête. Pierre Moscovici, ministre de l’économie et des finances, a déjà manifesté le souhait de renégocier les conventions fiscales avec la Suisse, le Luxembourg, l’Autriche et la Belgique. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, a rencontré dernièrement son homologue suisse pour échanger sur les relations fiscales entre les deux pays, notamment sur le sujet de la convention de double imposition.
Jérôme Cahuzac, ministre chargé du budget, a annoncé le week-end dernier que le Gouvernement prévoyait avant la fin de l’année un plan de lutte anti-fraude, avec des moyens renforcés pour l’administration dans ses pouvoirs d’investigation, d’enquête et, surtout, de recouvrement. Sa mise en œuvre en 2013 pourrait permettre de détecter 4 milliards d’euros de fraude fiscale. Enfin, dans son discours de politique générale, le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, avait déjà mis en avant la notion de « patriotisme fiscal ».
C’est avec toutes les bonnes volontés que nous devons continuer d’avancer sur ce dossier majeur. Dans le contexte que chacun connaît, il est indispensable de renforcer enfin l’équilibre et l’efficacité de notre système de prélèvements obligatoires. Les moyens mobilisés pour lutter contre l’évasion et la fraude fiscales doivent être à la hauteur des attentes et des enjeux, à la hauteur de notre ambition de justice. Alors que nous demandons un effort important aux Français pour redresser notre situation budgétaire, on ne peut accepter que certains, notamment ceux qui ont le plus de moyens, puissent aussi facilement s’en affranchir.