Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, j’ai eu l’honneur, en qualité de vice-président, de participer à la commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, présidée avec talent par Philippe Dominati, et dont les travaux ont été excellemment rapportés par notre collègue Éric Bocquet.
L’évasion des capitaux est un sujet sensible, de surcroît dans un contexte de crise, à un moment où l’objectif de réduction des déficits publics appelle un effort de la part de tous, particuliers et entreprises. Le comportement de quelques-uns, régulièrement pointé du doigt – parfois avec fracas –par la presse, a révélé les failles du système fiscal. Il fallait donc un travail profond, tel que celui effectué pendant cinq mois par la commission d’enquête, pour tracer avec précision l’identité de l’évasion fiscale internationale, en mesurer les enjeux et proposer quelques recommandations pour tenter d’y mettre un terme.
Le fléau de l’évasion fiscale est d’une telle ampleur qu’il nous faut rester très vigilants et, surtout, très mobilisés. Vous connaissez les chiffres : la fraude représenterait 2 % à 5 % du PIB de l’Union européenne. Pour la France, 40 milliards d’euros s’évaporeraient chaque année, un montant à mettre naturellement en parallèle avec les 20 milliards d’euros d’impôts supplémentaires qui seront demandés dans le projet de loi de finances pour 2013.
Ce sont les contribuables qui n’ont aucune échappatoire fiscal qui contribueront le plus au redressement de la France, tandis que d’autres continueront à se soustraire à l’un des devoirs les plus élémentaires de la citoyenneté.
Parce que ce manque de cohésion fiscale est porteur de forts déséquilibres économiques, nous devons agir rapidement, d’autant plus vite que la mondialisation ne fait que compliquer la tâche. La complexité déjà ancienne du système fiscal hexagonal s’inscrit désormais dans un monde de flux matériels et immatériels croissants.
Pour ma part, sur ce vaste sujet, j’évoquerai le problème de la concurrence fiscale au sein de l’Europe. Tant que certains de nos propres voisins continueront à offrir des conditions fiscales plus attractives, en allant jusqu’à le proclamer – et au plus haut niveau ! –, cette harmonisation fiscale européenne a minima constituera un obstacle empêchant l’Union de parler d’une seule voix dans les instances internationales. Certes, le G20 s’est préoccupé plus fermement de cette question en 2008, dressant avec l’OCDE la fameuse liste des États et des territoires non coopératifs. Mais vous connaissez tous, mes chers collègues, les limites des conventions d’échange d’informations fiscales.
Il faudrait donc, me semble-t-il, dépasser le stade de l’information pour mettre en œuvre des dispositifs plus contraignants à l’échelle internationale et, comme je l’ai dit, une véritable harmonisation fiscale pour l’Europe.
On pourrait, par exemple, décliner ce qui a été entrepris pour la TVA. Des textes ont été adoptés sur le fondement de l’article 113 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, afin d’harmoniser la fiscalité indirecte. Cette initiative a conduit l’Office européen de lutte antifraude, l’OLAF, à développer une stratégie de lutte contre la fraude à la TVA, permettant, dès 2008, d’accélérer la collecte et l’échange d’informations sur les transactions intracommunautaires. La fraude à la TVA sur les importations a été également correctement traitée au niveau européen. Enfin, le « paquet TVA » imposera, à l’horizon 2015, les services de communication électronique et les services fournis par voie électronique dans l’État membre où est établi le consommateur.
C’est ce même effort que nous devrions accomplir s’agissant de la fiscalité directe. Notre pays ne pourra pas supporter encore longtemps la fuite fiscale, en particulier de ses bases les plus mobiles. Comme vous le savez, madame la ministre, la France est particulièrement exposée compte tenu de son niveau de taxation du capital et des revenus des sociétés.
Notre pays a en tout cas le mérite de faire des efforts d’harmonisation, même si ceux-ci se révèlent parfois unilatéraux. Je pense en particulier à l’article 15 du projet de loi de finances pour 2013, qui aménage la déductibilité des charges financières. Ce régime est en effet apparu trop permissif en comparaison de celui des autres États membres de l’Union européenne. Le Gouvernement a donc raison d’instaurer un plafonnement. Ce premier pas vers une normalisation du financement des entreprises est une bonne chose. Toutefois, si la Belgique, par exemple, autorise la déduction à la fois les intérêts d’emprunt et les intérêts notionnels, on se trouve toujours dans un contexte de concurrence fiscale.
Enfin, quand l’Allemagne et la Grande-Bretagne signent, de leur côté, les accords dits « Rubik » avec la Suisse, je ne suis pas certain que ce soit un bon signal pour l’Europe. Ces deux États membres, jouant leur propre partition, ont fait un choix qui ne s’inscrit pas vraiment dans la démarche européenne en faveur de la transparence et de l’échange d’informations.
J’insiste donc sur la nécessité de l’harmonisation fiscale en Europe ainsi que de la coordination de la politique de lutte contre l’évasion fiscale, deux actions que les difficultés budgétaires de la plupart des États membres finissent par rendre indispensables.
Parmi les très nombreuses – hélas ! – conséquences de l’évasion fiscale, je souhaiterais évoquer le cas des pays en développement.
En ma qualité de rapporteur spécial du budget de l’aide publique au développement, je me désespère du manque à gagner que subissent de nombreux pays, victimes d’un véritable « hold-up », selon un membre de la plateforme « paradis fiscaux et judiciaires ». Des multinationales pratiquent l’optimisation fiscale et déplacent leur assiette fiscale. Certains pays d’Afrique voient ainsi leurs ressources pillées sans aucun retour fiscal. Les montants de cette évasion, estimés à 800 milliards d’euros, représentent plus de dix fois l’aide publique au développement.
Ces comportements sont une source d’instabilité majeure que le reporting pays par pays pourrait limiter. Ils mettent en tout cas en exergue le problème général de la déconnexion entre la ressource fiscale et la source réelle de la création de valeur. Il faut restaurer ce lien si simple, malheureusement brisé par des mécanismes souvent volontairement complexes et opaques.
Mes chers collègues, la tâche est immense, mais nous pouvons heureusement constater qu’il existe une prise de conscience, à différents échelons, des conséquences économiques et sociales de l’évasion des capitaux. Notre commission d’enquête a émis 61 propositions qui, je l’espère, retiendront toute l’attention du Gouvernement. Je formule en tout cas le vœu que ce travail soit poursuivi au Sénat, sous une forme qu’il nous restera, bien sûr, à déterminer.
Mais je sais que notre premier chantier est de rétablir l’équité fiscale sur notre propre territoire. Il y a déjà, là, beaucoup à faire... Au-delà des mécanismes fiscaux qu’il convient de toiletter pour éviter l’optimisation abusive, il faut aussi, me semble-t-il, rappeler tout simplement le sens de l’impôt à ceux qui l’auraient trop tôt oublié. Nos routes, nos écoles, nos hôpitaux sont le fruit de la solidarité fiscale. Tous ceux qui s’évadent en Belgique ou en Suisse n’ont-ils jamais profité de tous ces services publics ? Et quand bien même auraient-ils plus contribué que les autres, le pacte républicain, qui s’est parfois construit dans le sang, mérite, à mon sens, le respect et l’attitude irréprochable de ceux qui ont la chance d’avoir plus. §