Intervention de Marie-Christine Saragosse

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 3 octobre 2012 : 1ère réunion
Audiovisuel extérieur de la france — Audition de Mme Marie-Christine Saragosse candidate pressentie pour la présidence

Marie-Christine Saragosse :

Il ne s'agit pas non plus d'une formalité pour moi, car j'entends être une candidate studieuse et respectueuse des représentants de la Nation. Le 12 juillet dernier, à la suite de la remise du rapport Cluzel et de la réunion du conseil d'administration de l'AEF, le Gouvernement a annoncé dans un communiqué que la nouvelle direction de l'AEF aurait à établir « un nouveau projet d'organisation fondé sur des rédactions distinctes au sein de l'AEF réformée ». Ce projet devra être préalablement soumis aux instances représentatives du personnel.

C'est dans ce cadre, à la fois précis et ouvert, que s'inscrit ma candidature et que j'ai l'honneur d'être entendue par votre commission. Oui, il est nécessaire de refonder l'AEF sur de nouvelles bases et de lui donner un cadre stabilisé et apaisé. Oui, il est nécessaire qu'autour d'un projet partagé, les équipes puissent consacrer leur talent et leur savoir-faire à leur coeur de métier et au sens profond de leur mission. Oui, il est nécessaire que les tutelles et le Parlement soutiennent ce projet dans le dialogue et la transparence.

Le rapport Cluzel ouvrait plusieurs pistes, le Gouvernement a tranché : l'AEF fusionnée depuis février 2012 est maintenue. Cela signifie qu'il n'y a plus de holding, mais une société avec des directions supports (finances, ressources humaines, juridiques, techniques, communication, stratégie) communes aux trois médias qui composent l'AEF : France 24, RFI et Monte Carlo Doualiya. L'AEF devient une société sur le modèle de Radio France, par exemple, où nul ne doute de l'identité de France Inter, France Culture, France Info, chaînes distinctes au sein d'une même société. De même, dans la nouvelle organisation de l'AEF, les rédactions seront distinctes et incarnées, comme à Radio France: il y aura des directeurs de chaîne différents pour France 24, RFI et MCD.

Cette organisation vise à réaffirmer l'identité et la spécificité de chaque média, poursuit le communiqué. Chacun a en effet sa spécificité : la radio et la télévision sont des métiers différents. Faire de la radio filmée à la télévision ou de la télévision sans images à la radio ne peut être l'ambition de médias ayant pour mission de porter une vision française du monde. A l'échelle de la planète, il est particulièrement difficile de se bâtir une identité. Aussi, lorsqu'un média a la chance d'en avoir une, comme c'est le cas des différentes composantes de l'AEF, il faut la cultiver, car elle a beaucoup de valeur, et peut-être encore plus dans ce qu'on appelle le média global et que je résumerai d'un chiffre : en 2011, 13 milliards de téléchargements d'applications ont été effectués sur les différentes tablettes. Pour exister dans cette jungle, l'enjeu est le référencement, et ce sont les antennes linéaires qui sont aujourd'hui encore prescriptrices, beaucoup plus que les nouveaux médias : pour des dizaines de millions de téléspectateurs chaque semaine sur les antennes linéaires, on ne compte que moins d'une dizaine de millions de visites uniques par mois sur les médias numériques. Dans la jungle immense d'Internet et des applications, l'internaute ou le mobinaute ne va pas chercher un portail - quel serait d'ailleurs son nom ? -, mais RFI, France 24 ou MCD. Ce qui compte aujourd'hui, c'est que le dernier reportage sur tel ou tel évènement soit bien référencé : l'enjeu, ce sont les métadonnées, tout particulièrement à l'ère du web sémantique, qui permettent la navigation intelligente d'un objet d'information à un autre. Les rédactions multimédias doivent donc être adossées à leur rédaction-mère et non pas fusionnées pour devenir un nouveau média indépendant.

La réaffirmation des identités ne signifie pas qu'on érige des remparts entre les rédactions. Il s'agit d'abord de bâtir une cohérence éditoriale d'ensemble : plusieurs langues, plusieurs médias, une seule vision. Il ne s'agit pas non plus de s'interdire des émissions communes : seulement, elles ne peuvent constituer l'essence des grilles parce qu'elles ont une écriture spécifique. C'est une question que je connais bien puisqu'à TV5 Monde nous avons deux émissions communes avec RFI, et leur travail d'écriture est très particulier. Les invitations croisées d'experts ou de grands reporters permettent de faire connaître les deux médias, chacun apportant son savoir-faire ; de même, les opérations communes sur le terrain ou sur les réseaux sociaux partagées s'imposent spontanément. La coopération entre France 24 en arabe et MCD dans le pôle arabophone a déjà lieu en dehors de toute fusion : il ne s'agit pas de détruire les passerelles quand elles ont du sens.

Voilà la logique qui, conformément aux décisions du Gouvernement, doit soutenir l'organisation des rédactions ; au sein de chaque rédaction, c'est l'éditorial qui doit déterminer l'organisation, et non l'inverse. Ce chantier doit démarrer sans délai.

Construire un cadre apaisé implique de refonder le dialogue social dans l'AEF, ce qui suppose probablement un changement de méthode : par exemple, dire ce que l'on va faire et faire ce que l'on a dit qu'on ferait. Restaurer la confiance entre la direction et les instances représentatives du personnel ne me paraît pas impossible, du moins au regard de mon expérience à TV5 où je crois que le sens des responsabilités est bien partagé. C'est d'autant essentiel que dans un média, ce sont les salariés qui sont eux-mêmes les programmes : sans leur adhésion, leur envie et leur engagement, et donc sans un dialogue constructif avec les instances sociales, le développement est très compromis.

Évidemment, je n'ignore rien des difficultés. Il y a de nombreux « irritants », pour reprendre une expression québécoise que m'a léguée la francophonie, à laquelle je suis très attachée. Le déménagement est le premier d'entre eux. Les problèmes techniques (climatisation, insonorisation, qualité de l'air...) doivent être réglés avec les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) dans le cadre de la consultation en cours ; si ma candidature était retenue, une de mes premières démarches serait de visiter les lieux avec les CHSCT concernés. Mais au-delà de ces problèmes, il y a un enjeu symbolique : la peur de voir RFI disparaître et perdre son âme est réelle et elle est vécue douloureusement. A France 24, une jeune chaîne qui a connu beaucoup de bouleversements, des inquiétudes se manifestent aussi, et MCD n'est pas épargnée. Ces craintes ont tendance à stériliser les énergies : c'est pourquoi les décisions du Gouvernement, la loi à venir et la révision des cahiers des charges sont les bienvenues.

Mais le plus important pour réaffirmer l'identité des médias, c'est de bâtir ensemble un projet éditorial et une stratégie de distribution mondiale. C'est au service de ces objectifs que la réorganisation de la rédaction et le dialogue social prennent leur sens.

Le projet mondial doit être porteur de contenus fortement distinctifs. En premier lieu, ayons conscience du fait que notre vision est attendue dans le monde. Des représentants des Français de l'étranger présents dans cette salle le savent bien : notre pays pèse plus lourd que sa démographie et son économie. Sa vision constitue souvent une alternative entre la vision anglophone véhiculée par CNN ou la BBC et une vision arabophone dont Al-Jazira est la première représentante : il y a environ 750 chaînes arabophones. Nos médias ne sont pas des médias de propagande : leur indépendance, gage de leur crédibilité, est reconnue et l'information française bénéficie d'un a priori favorable. Dans la bataille mondiale des idées, nos valeurs, liberté, égalité, fraternité, mais aussi laïcité, une idée neuve assez méconnue dans le monde, l'égalité des hommes et des femmes, la tolérance et le doute cartésien, rempart à bien des extrémismes, sont attendues, et pas uniquement par les zones traditionnelles d'influence française : mon parcours, du Japon à la Corée en passant par les États-Unis, dans nombre de pays d'Europe ou d'Afrique même anglophone me confirme que notre pays suscite partout de la curiosité, parfois même de l'affection. Je ne parle pas de ce qu'on nous reproche parfois, une vision arrogante et donneuse de leçons, mais d'une façon particulière de regarder le monde. Pour paraphraser Blaise Pascal, « le centre du monde est partout » : voilà un bon slogan pour l'AEF.

Les très bons résultats de nos médias à l'étranger sont souvent occultés pour de mauvaises raisons. Dans cette bataille, restons unis : il n'est pas question que TV5 Monde soit déstabilisée par la stratégie de l'AEF et inversement. Enterrons les haches de guerre ! Radio France et France Télévisions doivent également être nos alliées : c'est le service public dans son ensemble qui doit être mobilisé au service de notre présence à l'international.

Les études réalisées sur nos performances gagneraient à être mieux connues, y compris au sein des entreprises, où elles peuvent servir de socle à la réflexion sur le projet. En même temps, ne nous reposons pas sur nos lauriers : nous devons être présents dans plus de 200 pays, tous très différents. A l'international, il y a toujours urgence : regardons l'explosion d'Internet (on compte 2,3 milliards d'internautes), de la mobilité (5,9 milliards de téléphones mobiles ou tablettes), des réseaux sociaux, de la télévision connectée, de la télévision à 360°, qui se généralise, de la pluriactivité, qui consiste à consommer plusieurs écrans en même temps, et dont les prémices d'une généralisation sont là. On assiste à un bouleversement majeur des supports et des habitudes de consommation des images et des sons ; dans ce contexte, ne pas être à la pointe peut avoir un coût marginal important.

Pour autant, ne nous livrons à aucune conclusion hâtive : aujourd'hui, 80 % des images sont consommées sur un téléviseur classique. Considérer que le passage à la haute définition (HD) ou la présence sur la télévision numérique terrestre (TNT) dans certaines zones (Afrique, Maghreb) sont des objectifs secondaires serait une erreur. De même, la télévision connectée ne se substituera pas aux modes traditionnels de consommation de nos médias, et le poste de radio est encore le média le plus répandu dans le monde. Quant aux ondes courtes ou aux ondes moyennes, qu'on dit sur le déclin, elles représentent une part considérable des audiences de RFI et de MCD. Soyons attentifs aux généralisations intempestives, et ne nous inspirons pas d'un pays atypique comme la France (en particulier en matière d'Asymmetric Digital Subscriber Line (ADSL) ou pour le réseau hertzien) pour en tirer des conclusions mondiales. C'est pays par pays qu'il faut définir le bon contenu, dans la bonne langue, sur le bon support de diffusion, avec le marketing et la communication qui vont avec, car il ne sert à rien d'avoir un beau produit si personne ne le connaît.

Je me garderai bien de vous présenter aujourd'hui un projet : je préfère vous proposer une grille de lecture et une méthodologie. Dès mon arrivée, je constituerai des groupes projet avec des problématiques précises partant de la cartographie de nos médias jusqu'à la ligne éditoriale. Tel est l'enjeu : pourquoi nous rendre audibles, si ce n'est parce que nous avons quelque chose à dire ? Marquons le caractère distinctif de nos contenus et définissons des signatures identitaires propres à chaque média.

Je ne déclinerai pas davantage les grilles devant vous : je veux d'abord en débattre avec les équipes. On sait par exemple qu'à RFI existe une problématique autour de la grille unique : est-elle liée à une insuffisance de moyens ou à une stratégie éditoriale ? Traite-t-on suffisamment des enjeux économiques sur nos antennes en période de crise ? Comment faire en sorte que les entreprises trouvent plus facilement le chemin de nos plateaux ? Quelle est la place de l'analyse de la France sur nos médias ? Comment maintenir cette relation privilégiée de RFI avec l'Afrique alors que les vrais concurrents sont les radios locales de proximité qui se multiplient ? Comment rendre notre antenne plus conviviale alors que nous sommes contraints de rediffuser nos programmes ? Enfin, quelle place pour la musique et la culture sur nos antennes ? Pour chacune des langues de RFI, quels contenus, quels supports, quels partenariats, quels prolongements multimédias ? Autant de questions qui se posent à RFI. Quant à France 24, ses trois signaux doivent-ils accentuer leurs différences ? S'adresse-t-on de la même façon aux francophones, aux arabophones et aux anglophones ? Doit-on créer une collection avec les excellents mini-documentaires produits par France 24 ? Quelle place pour la coproduction ? Quels sont les bons formats, question vitale en matière d'information ? Avons-nous suffisamment de signatures de référence sur ces antennes ? Nos invités incarnent-ils bien la dimension mondiale ? L'effet miroir, selon lequel le téléspectateur se voit sur les antennes, est en effet essentiel sur un média international.

Comme à RFI, quelle place ont nos entreprises ? Peut-on aujourd'hui être citoyen sans avoir une solide culture économique ? Comment jouer davantage encore la chronologie des supports : Internet, réseaux sociaux et antennes linéaires ? Au fond, chaque téléspectateur doit trouver l'information où il veut, quand il veut. Comment refuser la tendance à l'amnésie collective induite par le fait qu'une information chasse l'autre ? La France, vieux pays dont le rapport à l'histoire est particulier, n'a-t-elle pas un devoir de mémoire à transmettre ?

Notre habillage valorise-t-il suffisamment nos contenus ? Nos grilles sont-elles repérées par nos téléspectateurs ? Quelles sont nos valeurs ? Comment se mobiliser pour les femmes dans le monde et comment toucher des jeunes qui, dans certaines zones, représentent jusqu'à 75 % de la population ?

Pour tous, les innovations pour les nouveaux médias représentent un enjeu essentiel. Il existe une émission très référente à France 24, « Les observateurs », dont le concept est connu dans le monde entier. Est-il transposable dans d'autres langues pour RFI ? Comment intégrer davantage les réseaux sociaux ? Quels partenariats, tant avec la presse écrite, française ou non, qu'avec les grandes institutions ou organisations internationales ?

Voilà les questions qu'auront à traiter les groupes projet que je lancerai si ma candidature est retenue. Le projet qui en émergera servira de base au futur contrat d'objectifs et de moyens (COM).

Nos rapports avec le Parlement et nos tutelles doivent être constants et transparents ; ils doivent être facilités par la présence au sein de notre conseil d'administration de représentants du ministère des affaires étrangères, incontournable sur le plan international, de la culture, des finances et des deux assemblées parlementaires. Nous connaissons les contraintes budgétaires de l'État mais je rappelle que l'audiovisuel extérieur, y compris TV5 Monde, ne pèse que 8,3 % du budget global consacré à l'audiovisuel public. Compte tenu des enjeux, ces sommes ne sont pas considérables, alors que le coût marginal du moindre retard dans la télévision connectée, la HD ou la TNT, peut être très élevé, en rendant caducs les investissements réalisés. A l'international, quand on cesse de progresser, on régresse.

Je sollicite votre soutien au nouvel élan que je souhaite donner et je serai heureuse de rendre compte devant vous des évolutions du projet. Nous aurons besoin de tout votre appui lors de l'examen de la future loi sur l'audiovisuel, à la fois pour stabiliser le cadre de l'AEF et pour exister en France. Nos médias internationaux ne sont pas suffisamment visibles sur notre territoire alors que nos citoyens ont besoin de cette ouverture sur le monde. L'existence de fenêtres permettant à ces médias d'être connus chez nous peut-elle être intégrée dans une réflexion globale sur le service public ?

Pour conclure, je suis parfaitement consciente des obstacles mais, comme pour la conduite automobile, je crois qu'il ne faut pas se focaliser sur eux, mais regarder l'horizon. Si 1 600 personnes regardent vers le même horizon, nous devrions pouvoir aller assez loin.

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