et le débat sur les implications du travail scientifique, être inclus dans la pratique de la démocratie. Autant d'individus, autant de visions de la science. Peut-être en raison de mon parcours, démarche éthique et démarche scientifique me paraissent similaires. La recherche scientifique repose à la fois sur le respect du savoir accumulé et sur la transgression dans le but d'acquérir de nouvelles connaissances. La démarche éthique vise au respect de la personne mais comporte une remise en question permanente. Plus la réflexion éthique intervient en amont de la recherche, plus les deux démarches se confondent, car est posée d'emblée la question de la signification de la connaissance. Cette interrogation a une dimension épistémologique, elle est à l'articulation entre démarche éthique et recherche.
Le législateur a confié au CCNE la double mission d'émettre des avis et de formuler des recommandations. Il existe, selon moi, une confusion entre ces missions. Si des recommandations sont parfois nécessaires, il appartient plutôt au CCNE d'éclairer les enjeux, d'informer, non de prescrire de haut en bas ce qu'il convient de faire.
Autre question : la part respective des applications nouvelles et des représentations nouvelles. Le CCNE, premier organisme de ce genre au monde, a été créé il y a trente ans, à la suite de la première fécondation in vitro et de la naissance d'Amandine en 1982. Il est alors apparu souhaitable que les applications nouvelles fassent l'objet d'une recherche approfondie, partant, d'une meilleure maîtrise. Or le plus grand désastre dans le domaine biologique et de l'éthique biomédicale est venu, non de l'apparition d'applications nouvelles mais du dévoiement culturel, idéologique et politique de la théorie darwinienne de l'évolution du vivant, qui a pu susciter des pratiques d'eugénisme, de stérilisation forcée de milliers de personnes, fournir des justifications pseudo-scientifiques au racisme, voire aux génocides ou aux assassinats de personnes handicapées commis sous certaines dictatures au nom de la génétique. L'éthique biomédicale moderne est née avec le procès des médecins nazis et la rédaction du Code de Nuremberg. C'est pourquoi la réflexion sur les implications de la science sur nos représentations du vivant et de l'humain est aussi importante que la réflexion scientifique elle-même. Un test génétique n'est ni bon ni mauvais en soi ; tout dépend de la manière dont on se représente le rôle des gènes dans la définition de l'homme et de la manière dont les tests seront utilisés.
Henri Atlan, dans son livre La science est-elle inhumaine ?, montrait que la science peut avoir des dimensions inhumaines, ou non humaines, à côté de l'humain. La science est plus efficace quand elle considère ce qu'elle étudie comme un objet extérieur, quand elle en efface la singularité, le réduit à une inconnue dans une équation par le jeu de la formalisation mathématique. Comme le remarquait le philosophe Martin Buber, dans Je et tu, la science parle de nous à la troisième personne, alors que nous vivons à la première personne du singulier. Selon Buber, la démarche éthique consiste à utiliser les connaissances acquises sur nous comme objet étudié de l'extérieur, au service d'un projet subjectif et intersubjectif. La notion de consentement libre et informé, née il y a soixante ans, traduit cette hiérarchie : la connaissance doit être au service du libre choix de la personne, non l'inverse.
Je voudrais également relever une contradiction inhérente à la recherche scientifique. La science est par nature déterministe, fondée sur l'idée que nos actions, comme le fonctionnement de notre esprit, sont conditionnés. Pourtant il n'y a pas de démarche plus libre que la démarche scientifique. Des articles en neurosciences concluent à l'absence de libre arbitre humain : jamais leurs auteurs ne s'émeuvent de constater que, la liberté n'existant pas - ce qui est leur conclusion - ils ont été déterminés à écrire ce qu'ils ont écrit... Nous devons nous tenir sur ces deux lignes de crête : l'exploration scientifique des déterminismes nous enrichit, mais la liberté humaine est irréductible à tout déterminisme.
Je regrette la tendance à isoler la démarche éthique de la réalité. Une réflexion « hors sol » se focalise sur des situations extrêmes, début de la vie, procréation, fin de vie... Elle risque, à négliger la personne saisie dans la totalité de sa vie, de se réduire à un pur « alibi éthique », selon la formule de Didier Sicard.
De même, on limite trop souvent les avancées de la science aux avancées biomédicales, comme le clonage ou les tests génétiques. Or il est tout aussi important de revisiter des problèmes anciens, tels que les déterminants sociaux, économiques, culturels de la santé, la mort, la maladie, mis en évidence par les travaux de chercheurs du XIXe siècle, Chadwick par exemple, qui est sorti du champ étroit de la réalité médicale. C'est pourquoi je crois opportun de faire appel à des économistes au sein du CCNE. Cessons de considérer que la contrainte économique est extérieure à notre réflexion sur l'éthique biomédicale.
D'un point de vue démocratique, un comité consultatif d'éthique n'est considéré comme légitime au niveau international que s'il est indépendant et transdisciplinaire. Sur ces problématiques qui touchent à l'intime, l'expertise scientifique est tenue pour nécessaire mais non suffisante. Or, dans notre société, on demande aux experts non d'éclairer les enjeux des décisions ou des choix, mais de décider. Il faut dépasser l'expertise ! Cette démarche éthique pourrait du reste être étendue à d'autres domaines.
La dimension internationale est essentielle. Les principes universels se répandent entre pays. Le Code de Nuremberg de 1947 a précédé d'un an la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. La déclaration de l'Unesco de 2005 s'intitule Déclaration universelle de bioéthique et des droits de l'homme : la recherche biomédicale doit s'appuyer sur les Droits de l'homme et l'éthique biomédicale est un levier pour faire avancer les droits fondamentaux de la personne à travers le monde.
Quant à la dimension européenne, même si l'Europe a été bâtie sur des principes communs et en dépit de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et de la Cour de justice de l'Union européenne, il existe des différences de législation entre pays, voire des contradictions. Examinons-les, pour mieux comprendre les spécificités de notre approche. Nous avons certes des réunions fréquentes avec nos homologues européens et des relations bilatérales avec les comités anglais et allemands, mais nous pourrions aller plus loin et associer les membres de ces comités à nos réflexions, afin d'en apprendre plus sur nous-mêmes. Nous détectons des zones aveugles dans les raisonnements de nos voisins et réciproquement.
Enfin, alors que le CCNE fête ses trente ans, je souhaite donner un rôle actif à ses trois présidents d'honneur, afin de mettre à profit la mémoire vivante pour construire l'avenir.