Le 10 septembre dernier, dans un entretien au journal « Le Monde », la ministre de la culture et de la communication a annoncé l'arrêt, la suspension ou le report de plusieurs projets culturels, pour un peu plus d'un milliard d'euros.
Le projet de Philharmonie de Paris, sujet de ma mission de contrôle, a lui été épargné : le ministère a jugé le chantier trop avancé pour l'interrompre, tout en précisant que le nouveau Gouvernement partageait la finalité du projet, à savoir la construction d'une salle de concert symphonique au niveau des standards internationaux, tant en termes de jauge que d'acoustique.
Premièrement, je me suis interrogé sur les raisons qui justifiaient la Philharmonie de Paris.
Paris présente une offre symphonique riche et diversifiée : la capitale dispose de onze équipements et de nombreux orchestres (l'Orchestre de Paris, l'Orchestre national de France, l'Orchestre philharmonique de Radio France,...).
Cependant, pour certains, Paris n'est pas en mesure de rivaliser avec Londres ou Berlin. Le rang « honnête », mais perfectible, tenu par la capitale française, tiendrait en particulier à l'absence de grand auditorium dédié au répertoire symphonique.
Cette « carence », qui fait l'objet d'un relatif consensus aujourd'hui, a été identifiée de longue date : Berlioz déplorait déjà l'absence de salle de concert digne de ce nom... Après plusieurs tentatives avortées (dans les années 1970, en 1984, en 1986-1988), il aura fallu attendre le milieu des années 2000, et le gouvernement de Villepin, pour qu'un arbitrage ferme intervienne sur la construction d'un grand auditorium.
Selon les défenseurs du projet de Philharmonie, cette « exception française » serait en effet préjudiciable tant au public (qui serait privé de conditions optimales d'écoute et d'actions de démocratisation culturelle) qu'aux artistes (qui verraient leur développement entravé, faute de conditions de travail satisfaisantes).
Je nuancerais toutefois ce jugement : le niveau des orchestres français, à supposer qu'il soit « moyen », dépend de paramètres multiples, qui ne se réduisent pas à l'existence ou non d'une grande salle de concert.
Ces constats ont, en tous les cas, conduit à décider l'édification d'un grand auditorium symphonique au sein du Parc de la Villette. Le choix de cette implantation :
- répondait à des considérations de coût (une emprise appartenant à l'Etat était disponible entre le bâtiment de la Cité de la musique et le boulevard Sérurier) ;
- reposait sur la possibilité de dégager des synergies avec les équipements existants, au premier rang desquels la Cité de la musique ;
- obéissait, enfin, à des justifications relevant de l'urbanisme et de l'aménagement du territoire : la Philharmonie serait un moyen d'achever le parc de la Villette, de redynamiser le 19ème arrondissement de Paris, ou encore de « tirer un trait d'union » entre Paris et sa banlieue, dans le cadre d'une démarche structurante pour le Grand Paris.
Cependant, la Villette présente un certain nombre de faiblesses liées à sa desserte (accessibilité du site, problèmes de circulation et de stationnement) ou à son image, qu'il conviendra de surmonter. En particulier, une question se pose : le public de l'ouest parisien se déplacera-t-il dans le 19ème arrondissement ?
Mais plus encore que son lieu d'implantation, c'est le dimensionnement très ambitieux du projet qui ne laisse pas d'étonner.
La salle de la Philharmonie de Paris, dont la réalisation architecturale a été confiée à Jean Nouvel, accueillera 2 400 spectateurs en configuration symphonique, 2 330 spectateurs en configuration « jazz et musiques du monde », et jusqu'à 3 650 spectateurs en configuration « public debout ». Cette salle sera en effet modulable, afin de pouvoir s'adapter à d'autres répertoires que le répertoire symphonique.
La surface au sol de la salle sera de 2 200 mètres carrés et la hauteur sous plafond de 22 mètres.
Plutôt qu'une configuration dite « en boîte à chaussures », où le public fait face à l'orchestre et au choeur, la salle de la Philharmonie de Paris sera, comme celle de la Philharmonie de Berlin, enveloppante (de type « vignoble »).
La qualité de son acoustique semble également avoir été au coeur des préoccupations des responsables du projet, qui n'ont guère « lésiné » sur les moyens et l'expertise mobilisés.
Mais, surtout, plus qu'une salle de concert, la Philharmonie offrira plusieurs espaces annexes : des espaces de travail, un pôle pédagogique, une salle de conférences, des galeries d'exposition, des espaces d'accueil du public (dont une grotte...) et des espaces administratifs et logistiques.
Fallait-il voir si grand ? Plus qu'une extension ou un « complément » à la Cité de la musique, la Philharmonie de Paris semble avoir été conçue comme un pôle autonome dont certains équipements annexes risquent de dupliquer des infrastructures déjà présentes sur le site. J'ajoute, s'agissant des salles de répétition, que l'Orchestre de Paris, qui sera l'orchestre résident de la Philharmonie, semble vouloir répéter directement dans la salle de concert et ne pas forcément vouloir utiliser les salles de répétition...
Deuxièmement, je me suis intéressé à la conduite du projet.
La Cour des comptes, dans un rapport thématique de 2007, puis dans le cadre de son rapport public annuel de février 2012, a critiqué la conduite des grands chantiers culturels. Malheureusement, à cet égard, le projet de la Philharmonie de Paris ne fait pas exception et a subi de nombreuses « vicissitudes », tant du point de vue du pilotage, que de celui des délais et des coûts.
S'agissant du pilotage, j'insiste, à titre liminaire, sur un élément qui a eu de nombreuses répercussions sur la conduite du projet : le choix atypique d'un portage associatif. Le portage du projet a en effet été confié à une association de type « loi de 1901 » constituée en novembre 2006, présidée par Laurent Bayle, l'actuel directeur général de la Cité de la Musique et président de la salle Pleyel. L'association de préfiguration, baptisée « Philharmonie de Paris », est chargée d'assurer la maîtrise d'ouvrage de la construction puis l'exploitation de la Philharmonie. Ce choix a résulté du caractère cofinancé du projet, à parts égales, par l'Etat et la Ville de Paris, ce qui est inhabituel.
Les incertitudes juridiques initialement soulevées par ce portage ont été dissipées. Toutefois, celui-ci semble avoir affecté l'implication des tutelles dans le suivi du projet. Ainsi, dans son rapport de décembre 2009 sur la Philharmonie, la mission conjointe Inspection générale des finances (IGF) - Inspection générale des affaires culturelles (IGAC), notait : « la forme associative de la structure de portage du projet a favorisé une défaillance de suivi des tutelles, dont la capacité de contre-expertise des actions et propositions de l'association de préfiguration en matière juridique, économique et financière n'a pas été suffisamment mobilisée ». En réaction à ces observations, les tutelles ont mis en place, à compter de 2010, un dispositif de pilotage articulé autour de trois comités : un comité technique, un comité de suivi administratif et un comité stratégique.
La « défaillance » des tutelles s'était notamment manifestée à travers les hésitations et fluctuations des arbitrages concernant le recours ou non à un partenariat public-privé (PPP) et la procédure d'appel d'offres à retenir.
De fait, l'hypothèse initialement avancée d'un PPP a été abandonnée début 2008 au profit d'un marché unique de construction, maintenance et entretien. L'association de préfiguration souhaitait conserver le contrôle de la maîtrise d'ouvrage du projet, ce qui n'aurait pu être le cas avec un PPP.
Cette décision ne signait pas pour autant la fin des vicissitudes du projet... En effet, la procédure d'appel d'offres qui a suivi s'est avérée quelque peu « chaotique » :
- début 2009, l'association de préfiguration lance une procédure d'appel d'offres restreint ;
- deux offres sont reçues, celle du groupement Bouygues et celle du groupement SICRA ;
- l'analyse de ces offres conclut néanmoins à leur non-conformité, en raison des surcoûts très significatifs qu'elles présentaient par rapport aux évaluations initiales de l'association ;
- il est donc décidé de relancer la consultation sous la forme d'un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence, procédure sur laquelle la mission d'inspection précitée a d'ailleurs porté un jugement nuancé ;
- l'offre remise par SICRA ne respectant pas les modalités de présentation des offres, il est décidé de ne faire participer à la négociation que le seul groupement Bouygues ;
- la nouvelle offre de Bouygues ayant encore été jugée trop élevée, la maîtrise d'ouvrage conduit alors plusieurs mois de négociations ;
- au final, les discussions permettent de ramener le coût des travaux à 215,9 millions d'euros, soit environ 90 millions d'euros de moins que l'offre initiale. Le marché a été signé le 25 janvier 2011.
Toutes ces « péripéties » juridiques - même si elles ne sont pas les seules responsables - ont évidemment eu un impact sur le calendrier initial qui prévoyait une ouverture de la Philharmonie en septembre 2012. Aujourd'hui, le retard accumulé est estimé à 24 mois, reportant l'ouverture de l'équipement au dernier trimestre 2014.
Dans cette chronologie du projet, je reviens brièvement sur l'année 2010 qui a constitué un moment charnière. En effet, tout porte à croire que fin 2009 - début 2010, le projet de Philharmonie a été sérieusement « sur la sellette ». Alors que la maîtrise d'ouvrage poursuivait ses négociations, les ministres chargés du budget et de la culture ont mandaté l'IGF et l'IGAC pour expertiser la conduite du projet. Le rapport très critique (dont j'ai déjà cité quelques conclusions) qui a été rendu en décembre 2009, envisageait - entre autres solutions - l'arrêt pur et simple du chantier. D'après les informations que j'ai recueillies au cours de mes auditions, il est tout à fait vraisemblable que l'année 2010 ait donné lieu à un « bras de fer » entre « Bercy » et la « rue de Valois », tranché en faveur du projet par le Président Sarkozy.
Outre le dérapage du calendrier, le chantier n'a pas non plus échappé à une « dérive » de ses coûts : initialement estimé à environ 170 millions d'euros par l'association de préfiguration en 2006, le coût initial du projet a été réévalué à 336,5 millions d'euros en 2011. L'essentiel de ce décalage s'explique par la différence de périmètre retenu. A titre d'illustration, le coût initial n'incluait pas un certain nombre de dépenses pourtant significatives liées au premier équipement, à l'actualisation des prix ou aux travaux d'interfaces site (paysages, aménagement, terrassement).
Ce montant risque d'être, à nouveau, dépassé. Le ministère de la culture m'a en effet signalé des surcoûts de l'ordre de 50 millions d'euros (portant ainsi le montant global du projet à 386,5 millions d'euros) en raison notamment de la hausse du prix des matières premières et des contraintes supplémentaires de mise aux normes de sécurité. Afin de tempérer ce « dérapage », la maîtrise d'ouvrage est en négociations avec Bouygues et l'architecte pour trouver des pistes d'économies éventuelles.
En ce qui concerne les modalités de financement du projet, trois financeurs se partagent « l'addition » : l'Etat et la Ville de Paris, à parts égales, et, dans une moindre mesure, la Région Île-de-France.
La participation de cette dernière est au coeur du débat car elle fait l'objet d'interprétations différentes :
- pour le conseil régional, sa contribution se limite à un montant forfaitaire de 20 millions d'euros qui représentait, au moment de son engagement, 10 % du coût du chantier, alors évalué à 200 millions d'euros ;
- pour l'Etat et la Ville de Paris, la région doit, au contraire, participer à hauteur de 10 % du coût final du projet, et donc assumer une partie des surcoûts.
Ce point pourtant crucial n'est pas encore tranché, d'après ce que m'a indiqué le cabinet de Mme Filippetti.
Troisièmement, dans le cadre d'une mise en perspective, j'étudierai maintenant les enjeux posés par la Philharmonie de Paris « en rythme de croisière ».
Après l'ouverture du nouvel auditorium, le dossier de la Philharmonie ne sera pas clos pour autant... Certaines questions doivent en effet, dès maintenant, être posées : notamment, la reconfiguration de l'offre musicale à Paris, la gouvernance et l'équilibre économique de la Philharmonie en rythme de croisière.
La Philharmonie de Paris constitue, tout d'abord, un pari culturel relativement risqué. A public constant, deux tendances sont en effet envisageables :
- soit, la Philharmonie « cannibalisera » le public des autres salles parisiennes, ce qui pose la question d'une remise à plat et d'un pilotage global de l'offre musicale classique à Paris ;
- soit, au contraire, elle ne trouvera pas son public : au delà du phénomène de curiosité consécutif à son ouverture, elle pourrait ne pas attirer durablement, notamment en l'absence de pleine substitution du public des communes périphériques au public de l'ouest parisien.
En tout état de cause, ces questions méritent d'être posées car les études disponibles mettent en évidence un attrait relativement faible des Français pour le concert classique, doublé d'un vieillissement du public.
On peut, également, s'interroger sur la multiplication des investissements symphoniques depuis 2005-2006 : nouvel auditorium de Radio-France, chantier de la Philharmonie, rachat et rénovation de la salle Pleyel. A cet égard, la reconversion de la salle Pleyel est une question cruciale qui n'est pas encore réglée non plus. Pour ne pas concurrencer la Philharmonie, les tutelles envisagent de transformer radicalement la programmation de la salle Pleyel. Cette dernière serait désormais dédiée à la variété et aux musiques du monde, et non plus à la musique symphonique, évolution que je n'approuve pas.