Notre commission s'est saisie de la proposition de résolution européenne relative à la réciprocité dans l'ouverture des marchés publics, déposée au nom de la commission des Affaires européennes par son Président Simon Sutour. Cette proposition de résolution porte sur une proposition de règlement initiée par la Commission européenne au mois de mars 2012. Il existe un large accord sur cette question de la réciprocité parmi tous les groupes politiques du Sénat.
L'ouverture des marchés publics à la concurrence internationale est organisée dans le cadre de traités commerciaux. Le principal d'entre eux est l'accord plurilatéral sur les marchés public (AMP) qui a été conclu en 1994 à l'issue du cycle de négociations de l'Uruguay round dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Il existe également des accords bilatéraux qui permettent d'aborder la question des marchés publics avec des pays non signataires de l'AMP.
Dans ces traités, chaque pays signataire indique quels marchés publics il souhaite ouvrir aux autres Etats signataires. Il peut par exemple s'engager à ouvrir les marchés passés par les entités du gouvernement central, mais exclure de la concurrence internationale les marchés passés par les entités des gouvernements sous-centraux, comme les Etats fédérés dans une fédération. C'est le choix qu'on fait les États-Unis ou le Canada. Chaque pays signataire de l'AMP peut également préciser les secteurs qui, par exception, sont fermés à la concurrence. C'est le cas par exemple des chemins de fer et des travaux publics au Japon et aux États-Unis.
Pour les marchés qualifiés de couverts, c'est-à-dire faisant l'objet d'un engagement d'ouverture, les entreprises originaires des pays tiers signataires bénéficient d'un accès sans discrimination. Elles sont donc placées de plein droit dans la même situation que les entreprises nationales.
Pour les marchés non couverts, en revanche, chaque pays est libre d'édicter les règles qu'il souhaite en matière d'accès aux marchés publics. Il peut les fermer ou bien décider de les ouvrir et d'accueillir sans discrimination les entreprises des pays étrangers.
Ce qui est étonnant dans le cas de l'Union européenne, c'est que non seulement elle a pris des engagements d'ouverture très larges dans le cadre des traités internationaux, mais de surcroît elle accueille aussi sans discrimination les entreprises étrangères sur les marchés publics non couverts par ces accords. L'asymétrie dans l'ouverture des marchés publics se retrouve à ces deux niveaux :
- l'Europe s'est engagée à ouvrir 95 % de ses marchés aux autres pays signataires de l'accord sur les marchés publics alors que ces pays ne sont ouverts qu'à 32 % pour les États-Unis, 28 % pour le Japon ou 16 % pour le Canada. L'Europe est donc, au niveau des traités, trois à quatre fois plus ouverte que les autres grands pays développés ;
- mais il y a également une asymétrie pour les marchés publics non couverts, qui tient au fait que l'Europe s'abstient de protéger les marchés qu'elle ne s'est pas engagée à ouvrir. Quelques chiffres sur ce point : 75 % des marchés publics dans le monde sont des marchés non couverts par des engagements d'ouverture à la concurrence, c'est-à-dire des marchés où chaque pays a le droit d'instaurer des barrières protectionnistes, et les deux tiers de ces marchés non couverts sont effectivement fermés par des mesures protectionnistes. En Europe cependant, tous les marchés publics, qu'ils soient couverts ou pas, sont accessibles sans discrimination à toutes les entreprises, quelle que soit leur origine.
Pourtant cette inégalité dans l'accès aux marchés publics a un coût pour l'Europe :
- les entreprises européennes perdent en effet des opportunités d'exportation. Actuellement, les exportations européennes liées à des marchés publics représentent 10 milliards d'euros par an. Or, la Commission européenne estime que, si ses partenaires ne mettaient pas en oeuvre des mesures de protection pour les marchés non couverts, ce serait 12 milliards d'euros de plus qui pourraient être exportés ;
- les entreprises perdent aussi des parts de marché en Europe même. Chaque année, les entreprises originaires des pays tiers captent pour 10 à 15 milliards d'euros de commande publique au sein de l'Union.
Il faut noter aussi, même s'il est difficile de chiffrer le phénomène, que certains marchés perdus par les entreprises européennes en Europe le sont en raison d'une concurrence déloyale. En effet, l'absence de concurrence internationale sur les marchés publics des pays tiers, par exemple en Chine, permet aux entreprises de ces pays de pratiquer sur leur territoire des prix plus élevés que les prix qu'ils devraient pratiquer en situation de concurrence. Ils dégagent donc une rente domestique qui leur permet, dans un deuxième temps, de soumissionner les marchés publics en Europe en pratiquant des prix anormalement bas et de remporter ainsi des commandes au détriment des entreprises européennes.
Au bout du compte, ces marchés perdus, c'est de l'activité et donc de l'emploi en moins en Europe. Par ailleurs, les marchés publics représentent souvent une part importante de l'activité pour des entreprises qui appartiennent à des secteurs stratégiques-clé pour l'économie européenne, telles que les industries aérospatiales et de défense, les industries de transport collectif, les travaux publics, les médicaments et les équipements médicaux, la gestion de l'eau ou encore la gestion des déchets. Une ouverture asymétrique des marchés publics pourrait donc menacer le modèle économique de ces entreprises essentielles pour la compétitivité européenne, avec, à terme, des conséquences macroéconomiques importantes.
Voilà pour le constat. Quelques mots maintenant sur ce que contient la proposition de règlement de la Commission européenne. C'est un texte qui contient des dispositions limitées mais utiles.
Ces propositions sont limitées d'abord parce que, si la France défend la réciprocité dans l'ouverture des marchés publics, ce n'est pas le cas de tous ses partenaires :
- d'un point de vue doctrinal, l'Europe est attachée à l'idée qu'une large ouverture à la concurrence des marchés publics, y compris envers les entreprises des pays qui mettent en oeuvre chez eux des mesures protectionnistes, constitue intrinsèquement un facteur de compétitivité pour l'Union, car cela diminue la dépense publique. Donc il n'est pas question pour l'Union de bâtir un texte qui pourrait aboutir à fermer de façon significative l'accès à ses marchés publics. Le but du texte de la Commission n'est pas de fermer les marchés publics, c'est de créer un outil pour inciter les autres pays à ouvrir les leurs ;
- d'un point de vue tactique, pour nombre de pays européens, l'ouverture des marchés publics des pays tiers ne constitue pas un « intérêt offensif ». Si la France possède de grands groupes exportateurs dans ce domaine, ce n'est pas le cas de tous ses partenaires. Certains pays, comme l'Allemagne, craignent même qu'une politique offensive ne les pénalise par ricochet dans des domaines où ils sont des intérêts bien plus importants (par exemple dans le domaine des exportations industrielles).
La France, sans être isolée en Europe sur cette question, n'est donc pas assurée d'une solidarité sans faille. Une autre difficulté est que les marges de négociation de l'Union européenne pour conduire ses partenaires à ouvrir significativement leurs marchés publics sont très limitées :
- dans le cadre de l'AMP, les autres pays signataires ont déjà obtenu de l'Europe des engagements d'ouverture significatifs dans les secteurs où ils ont des intérêts offensifs. Comme ils ont la garantie de pouvoir exporter vers l'Europe tout ce qu'ils souhaitent y exporter, l'Europe n'a plus rien à leur promettre de significatif en échange d'une ouverture de leurs propres marchés publics. C'est d'autant plus vrai que les marchés publics qui intéressent l'Europe sont des secteurs hautement sensibles pour ses partenaires (par exemple les transports au Japon) ;
- dans le cadre multilatéral des négociations du cycle de Doha, les marchés publics ne font pas partie des enjeux dans la balance. L'Europe ne peut donc pas négocier une ouverture des marchés publics en échange d'une ouverture dans d'autres domaines. Elle est enfermée dans une négociation « marchés publics contre marchés publics » ;
- dans le cadre bilatéral enfin, les grands émergents considèrent que l'ouverture de leurs marchés publics constitue un intérêt offensif pour les pays les plus développés. Ils ne sont donc prêts à troquer cette ouverture qu'en échange d'une ouverture dans ce qu'ils considèrent comme des sujets majeurs pour eux (agriculture pour le Brésil, services pour l'Inde,...). Or, comme je l'ai souligné précédemment, la position des pays riches est très différenciée : si l'ouverture des marchés publics mobilise la France, d'autres, comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni, sont beaucoup plus en retrait sur ce thème. L'Union européenne n'est donc pas prête à consentir des concessions dans des domaines hautement sensibles comme les services et l'agriculture en contrepartie d'une ouverture des marchés publics qui ne profitera véritablement qu'à la France.
Au total, dans ce contexte, faire aboutir l'actuelle proposition de règlement de la Commission européenne et, ainsi, doter l'Union européenne d'une politique extérieure globale en matière de marchés publics serait déjà en soi un succès.
Ce serait un succès parce que ce texte contient tout de même des dispositions intéressantes :
- tout d'abord, il met en place un mécanisme d'exclusion ponctuelle. À la demande des pouvoirs adjudicateurs, la Commission pourra en effet approuver l'exclusion des offres dans lesquelles la valeur des produits et services non couverts par des engagements internationaux représente plus de 50 % de la valeur totale de l'offre. Le pouvoir adjudicateur devra notifier à la Commission sa volonté d'exclusion au moment de la réception des offres et la Commission pourra donner son accord dans un délai de deux mois si elle estime qu'il existe un manque substantiel de réciprocité ;
- deuxièmement, la proposition de règlement met en place une procédure susceptible d'aboutir à l'exclusion temporaire de l'ensemble des entreprises d'un pays non coopératif. Par auto saisine, à la demande d'un État membre ou à la demande des parties dites intéressées, la Commission pourra en effet décider d'ouvrir une enquête pour évaluer les difficultés rencontrées par les entreprises européennes sur les marchés publics d'un pays tiers. S'il est établi à la suite de cette enquête, que ce pays applique des mesures restrictives en matière de passation de marchés, la Commission pourra inviter ce pays à engager une concertation en vue de trouver une solution au problème. Si ce pays refuse la concertation ou si, quinze mois après son début, la concertation ne donne pas de résultats satisfaisants, la Commission pourra limiter provisoirement l'accès de produits et de services non couverts provenant du pays tiers ;
- enfin, le texte de la commission européenne comporte un mécanisme pour encadrer les offres anormalement basses. Lorsqu'un pouvoir adjudicateur prévoira d'accepter une offre anormalement basse comprenant des produits ou services ne provenant pas de l'Union, il en informera les autres soumissionnaires par écrit en expliquant pourquoi le prix ou les coûts proposés sont anormalement bas. Cette obligation de transparence et de motivation de la décision pourra donc être retenue contre lui en cas de contestation de la régularité du marché public par les entreprises évincées.
J'en viens maintenant à la proposition de résolution de la commission des Affaires européennes déposée par son président Simon Sutour.
Cette résolution demande au Gouvernement français de soutenir la proposition de règlement européenne. Nous ne pouvons nous-mêmes que soutenir cette demande d'une part parce que l'asymétrie dans l'accès aux marchés publics est devenue intolérable et coûteuse pour l'Europe, d'autre part parce que cette proposition de règlement contient, comme je viens de le montrer, des dispositions concrètes utiles.
La proposition de résolution demande également que le futur règlement européen fasse l'objet d'une mise en oeuvre effective et complète par la Commission européenne et que le Gouvernement français invite celle-ci à exiger une réciprocité effective pour l'accès aux marchés publics. Là encore, il me semble que nous devons approuver ce discours. La proposition de règlement européen dote en effet l'Union européenne d'un outil de pression, mais son utilisation effective et donc ses effets positifs dépendront de manière cruciale de la volonté politique de s'en saisir. Il faut donc appeler la Commission à faire preuve de détermination et de fermeté dans ce domaine.
Pour toutes ces raisons, je vous propose que notre commission approuve sans modification le texte de cette proposition de résolution européenne.