Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la République, c’est pour nous une chance égale, pour chaque citoyen, selon ses capacités, sa volonté de réussir sa vie, d’accéder au savoir, à la santé, à l’emploi, au logement.
Cette chance égale pour chaque citoyen, elle s’appelle aussi la justice, sachant qu’égalité ne saurait en aucun cas se confondre avec égalitarisme.
Cette chance égale, c’est la stricte déclinaison de l’article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. »
Ce socle républicain, il est resté, durant les républiques successives, le fil rouge de la sensibilité politique que j’ai l’honneur de représenter ; il s’adapte à la modernité, il est la modernité.
Les mutations de société que nous vivons ces dernières décennies à l’échelle de l’ensemble de la planète ont entraîné plus de bouleversements que l’homme n’en avait jamais connus. Ces mutations technologiques, sociales, environnementales sont en partie responsables, dans tous les pays, d’un élargissement des fractures sociales et territoriales.
La France n’échappe pas à ce phénomène. C’est pourquoi, avec Alain Bertrand, sénateur de la Lozère, et l’ensemble de mes collègues du groupe RDSE, j’ai voulu amener en débat devant le Sénat de la République une proposition de résolution sur l’égalité territoriale.
Soyons clairs, il ne s’agit pas de soutenir que chaque citoyen, dans chaque commune, doit pouvoir accéder de la même manière et dans le même temps à tous les services : quand on habite sur le plateau de Millevaches en Corrèze – un très beau département ! – ou dans la Margeride en Lozère, on ne revendique pas l’accès au métro ni l’implantation d’un centre hospitalier universitaire.
Madame la ministre, l’égalité territoriale passe par une politique d’aménagement du territoire, par la renaissance de la Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale, la DATAR, et, pourquoi ne pas le dire, par une démarche planificatrice. Nous ne voulons pas forcément plus d’État, mais mieux d’État.
Notre proposition de résolution vise in fine à demander l’élaboration d’une loi de programmation relative à la politique d’égalité des territoires.
Alors que la croissance démographique de la France est considérée à juste titre comme un atout au sein de l’Europe, il s’avère que cette croissance se réalise de manière anarchique, désordonnée, ce qui se traduit à la fois par une crise du logement dans des métropoles surpeuplées, nombre de banlieues étant confrontées à de graves problèmes sociaux, et par la désertification de plusieurs départements ruraux, où même l’accès aux services publics essentiels n’est désormais plus assuré.
La « fracture territoriale » met en évidence, de la même manière, une ligne de partage en matière de développement économique et d’emploi.
Si décentralisation et régionalisation correspondent à des objectifs justifiés de modernisation des institutions, de proximité de la décision avec le niveau local, force est de constater que, à chaque étape, la ruralité fut pénalisée par la concentration de multiples services publics et privés dans les métropoles régionales et les plus grandes agglomérations.
Cette évolution a généré de manière mathématique des distorsions considérables sur le plan de la fiscalité locale : les territoires riches sont devenus de plus en plus riches – y compris certains territoires, proches de la capitale, qui hurlent la bouche pleine –, les plus pauvres de plus en plus pauvres, en subissant de surcroît une « double peine », puisque c’est généralement dans ces territoires que le poids de l’impôt local est devenu le plus lourd, le rapport étant souvent de 1 à 10 pour une même valeur du foncier. Dans nombre de villes moyennes, le montant de l’impôt local est supérieur à celui de l’impôt sur le revenu, ce qui contraint des retraités à vendre pour aller s’installer ailleurs, tandis que, à Paris, le poids de l’impôt local est finalement très supportable…
La décentralisation constitue un réel progrès démocratique quand elle ne recrée pas des féodalités. Toutefois, elle a eu pour effet d’accentuer la fracture territoriale entre les collectivités à fort potentiel financier et les autres, ce qui a engendré un profond mal-être au sein de la population, alors qu’elle aurait dû, au contraire, avoir pour effet de la réduire, par l’instauration d’une démocratie de proximité, au contact des réalités et des préoccupations locales.
La proximité des services publics locaux n’a pas été garantie, ce qui a pénalisé fortement les quartiers périurbains et les communes rurales. Les élus locaux de ces territoires, qui subissent constamment les mauvaises nouvelles, vivent sur la défensive, et non dans le projet.
En 2009, le produit intérieur brut régional par habitant varie pratiquement du simple au double entre l’Île-de-France et certaines régions comme la Basse-Normandie ou l’Auvergne. Si l’écart est naturel, de telles différences au sein d’un même pays sont inéquitables.
La péréquation, qui devait constituer un instrument essentiel de la solidarité entre les territoires, a trop tardé, bien que consacrée constitutionnellement en 2003.
Les inégalités territoriales ne sont plus marquées uniquement entre Paris et le « désert français », pour reprendre le titre de l’ouvrage publié en 1947 par le géographe Jean-François Gravier. Aujourd’hui, les inégalités se sont creusées entre les grandes métropoles, comme Paris, Lyon ou Toulouse, et le reste de la France, parfois aussi entre l’Ouest et l’Est. Les inégalités se sont creusées entre les villes et leur couronne, entre communes, entre quartiers, portant un coup à l’égalité républicaine.
La péréquation est la conséquence directe du principe d’autonomie financière des collectivités territoriales, qui a introduit dans les faits une compétition entre les territoires. Devenue excessivement compliquée et illisible, elle ne produit pas, aujourd’hui, les effets escomptés.
Le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires publié en 2010 montre que, en 2007, le potentiel fiscal par habitant variait du simple au double entre les régions, du simple au quadruple entre les départements. Il allait de zéro à 30 000 euros pour les communes, la moyenne nationale s’établissant à 500 euros.
Le service public a pu faire les frais d’économies drastiques pour éviter l’augmentation des impôts locaux. Les deux tiers des disparités de dépenses entre les communes s’expliquent par la disparité des ressources.
S’il est indispensable de rééquilibrer la distribution des richesses, cela ne doit pas se réaliser au prix d’une déresponsabilisation des collectivités territoriales, ni à celui d’une absence de développement économique local.
La politique de déménagement du territoire menée ces dernières années sous le prétexte de rationalisation des services publics locaux, en vue de la recherche de l’efficience de la dépense publique, a provoqué le démantèlement de ceux-ci, au détriment même de la qualité.
Au lieu de soutenir les territoires fragilisés, cette politique a favorisé ceux qui concentraient déjà, par la force des choses, tous les atouts en matière d’emploi, de développement économique, de richesses, de formation, …
La révision générale des politiques publiques, la fameuse RGPP, avec ses restructurations administratives trop bureaucratiques – je pense à la carte judiciaire, à la réforme pénitentiaire ou hospitalière –, n’est que la suite de ce processus. Elle a fortement pénalisé les communes en milieu rural.
La crise économique et financière de 2008 a porté un nouveau coup de poignard à ces territoires.
Si, par le passé, nous avons pu faire face aux crises financières au moyen de dépenses publiques élevées, les amortisseurs sociaux seront affaiblis par la disette budgétaire. Les disparités que nous constatons aujourd’hui entre les départements, qui assument les prestations sociales, s’accentueront – M. Miquel vient de le rappeler – et affecteront plus particulièrement les territoires socialement et économiquement fragiles, touchés par l’absence de développement économique local, le chômage, la pauvreté. Sur les mêmes parties du territoire national vont alors se conjuguer problèmes socioéconomiques et disparition des services publics locaux.
Je voudrais évoquer les problèmes un à un.
Premièrement : l’accès au logement, qui vous est cher, madame la ministre.
Nos concitoyens ne doivent pas être contraints de choisir entre une vie « confortable » à la campagne, mais loin des services publics et de l’emploi, et une vie urbaine rendue ardue par la crise du logement, qui frappe dix millions de personnes.
L’engagement pris par le Président de la République de mettre à disposition gratuitement des terrains disponibles de l’État pour soutenir la construction de logements sociaux et le fait de relever le taux communal obligatoire de logements sociaux constituent des avancées. Certes, le chantier est lourd, avec la construction de 150 000 logements sociaux par an au cours du quinquennat, mais il peut permettre des rééquilibrages, même partiels, entre zones tendues et zones détendues.
Deuxièmement : l’accès aux soins.
L’existence même de déserts médicaux introduit une inégalité entre les Français. Or la protection de la santé est garantie par le préambule de la Constitution de 1946.
La densité des professionnels de santé par habitant est deux fois plus faible en milieu rural que sur l’ensemble du territoire. Toutes les villes ne sont cependant pas épargnées par cette désertification médicale. Bien sûr, nous pouvons nous réjouir de la densité médicale nationale, mais les écarts restent frappants entre, par exemple, la région Picardie et ses 239 médecins pour 100 000 habitants et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui compte 370 médecins pour 100 000 habitants.
Ces disparités sont encore plus prononcées au niveau départemental si l’on prend en compte les trajets. Il faut ainsi plus de quarante minutes, parfois presque une heure, pour se rendre à l’hôpital dans le Gers ou les Alpes-de-Haute-Provence, alors que le temps médian national est de vingt et une minutes. Nous connaissons les conséquences de ces situations.
Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, la DRESS, le nombre des médecins exerçant en zone rurale diminuera de 25 % d’ici à 2030.
Le Président de la République, qui a fait beaucoup de promesses, s’était engagé sur la création de pôles de santé de proximité et la mise en place d’un plan d’urgence pour l’installation des jeunes médecins. La proximité au niveau local est un engagement essentiel, particulièrement pour le Sénat, qui, en vertu de l’article 24 de la Constitution, représente les collectivités territoriales ; il entend d’ailleurs continuer à les représenter.
Troisièmement : l’accès à l’éducation.
Les distances pour rejoindre un établissement scolaire sont décourageantes, comme les conditions de travail des élèves. L’État est loin de consacrer les mêmes moyens par élève dans toutes les académies. Nous connaissons les chiffres, vous aussi, madame la ministre.
À la rentrée de 2011, l’académie de Créteil perdait 426 postes dans le second degré alors qu’elle gagnait 3 836 élèves. L’académie de Paris, elle, gagnait 20 postes pour 1 000 élèves supplémentaires. L’État consacrait ainsi 47 % de ressources en plus pour former un élève parisien qu’un élève issu de l’académie de Créteil. Il est vrai que fabriquer un énarque ou un normalien coûte plus cher. Il faut en effet suivre des études dans un lycée parisien, en privilégiant plutôt les Ve, VIe ou VIIe arrondissements, plus proches de Sciences Po et donc de la réussite à l’ENA…
Les chances de réussite éducative, et donc les perspectives professionnelles, sont limitées par le lieu où l’on vit. Les jeunes âgés de quinze à dix-sept ans habitant en zone rurale fréquentent des établissements scolaires situés en moyenne à dix-huit kilomètres de chez eux. Or ceux qui atteignent la terminale ont trois fois moins de chances que les élèves vivant en milieu urbain de poursuivre leurs études en classe préparatoire.
Quatrièmement : l’accès à l’emploi.
Nous savons que les postes à forte valeur ajoutée se concentrent dans les métropoles, ce qui renforce ainsi les ressources de celles-ci au détriment du reste du pays.
Cinquièmement : l’accès aux transports, qui est un élément essentiel du quotidien.
L’éloignement des services publics locaux entraîne la multiplication des déplacements journaliers en voiture, coûteux pour la population comme pour l’environnement.
Durant la dernière décennie, la part des déplacements en voiture s’est ainsi accrue en dehors des aires urbaines, alors qu’elle reculait de 2, 7 points dans les villes. Or, dans les communes rurales, la difficulté d’accès aux transports est un frein majeur à l’emploi. Les transports en commun bénéficient surtout à la région parisienne et aux grandes agglomérations.
Les régions assument maintenant une grande partie du budget des réseaux de TER. Pour beaucoup d’entre elles, c’est d’ailleurs leur première dépense. Mais avec la volonté de relier les grandes métropoles entre elles et à l’international par une desserte ferroviaire, les trains du quotidien, TER ou RER, qui permettent aux Français d’aller travailler, ont été délaissés. Au regard de la vétusté des infrastructures ferroviaires classiques et de la dégradation du service, ces décisions ne sont pas cohérentes.
Le service public minimal n’est plus garanti, nous le constatons !
Au-delà des phénomènes de mode, des discours bien-pensants sur le développement durable, qui, par certains côtés excessifs, font parfois penser à des sermons, c’est la société de demain qui est en jeu. En effet, du mode de déplacement, dépendent la vie sociale et individuelle, l’accès à l’école, à l’université, à l’hôpital et surtout à l’emploi.
Il est essentiel que les transports de demain soient accessibles à nos concitoyens les moins favorisés. Le TGV, c’est bien, tout le monde souhaite en être proche, les aéroports dans les régions aussi ― je ne ferai aucune digression sur ce sujet, madame la ministre… ―, mais attention à ne pas mettre en place un transport à trois vitesses sociales !
Il est plus facile d’avoir une vision environnementaliste des modes de déplacement quand on habite les arrondissements huppés de Paris, sans crainte des fins de mois, et en s’offrant un peu de musculation grâce au Vélib’. Moi, je pense à ceux qui s’entassent dans le RER autant qu’à ceux qui, dans nos départements ruraux, n’ont d’autre solution que de dépenser leur SMIC pour faire rouler leur automobile.
L’enjeu, c’est la survie de plusieurs départements ruraux, particulièrement enclavés, où la déprise démographique devient une spirale infernale, où l’idée même de privilégier des modes de transport alternatifs à la route et à l’aérien dans un cadre intégré et multimodal peut faire hurler, non de rire mais de rage.
Il faut connaître la situation de ces territoires. Je peux vous décrire celle du territoire que je connais le mieux : une unique liaison aérienne, six jours sur sept, mais pas au mois d’août, avec des retards constants. Certes, cette liaison bénéficie du soutien financier de l’État et d’une contribution de toutes les collectivités territoriales. Le tout pour financer un aller-retour à plus de 500 euros, soit dix fois plus que le prix d’un vol vers New York. C’est quand même assez original !