Nous sommes réunis cet après midi pour examiner un texte important, puisqu'il concerne l'élargissement de l'Union européenne, qui, en accueillant la Croatie au 1er juillet 2013, passera de 27 à 28 États membres.
Nous aurons fait au total trois rapports en un peu plus d'un an sur cette adhésion. C'est dire que nous aurons suivi ce sujet de près. Il revêt une importance politique et symbolique forte, puisqu'il concerne notre communauté de destin et de valeurs qu'est l'Europe. C'est pourquoi nous avons invité récemment au Sénat le commissaire européen à l'élargissement, Stefan FULE. C'est pourquoi je me réjouis que le Gouvernement ait choisi de saisir le Sénat en premier. C'est aussi pourquoi j'ai souhaité rapporter ce texte, façon de marquer, vis-à-vis de nos amis croates en particulier, l'importance qu'accorde notre commission toute entière à cette question.
C'est la dernière fois que le Parlement français pourra ratifier un élargissement de l'Union européenne à la majorité simple ; les prochains élargissements devront être adoptés soit par référendum, soit, depuis la dernière révision constitutionnelle de 2008, par le Parlement, mais à la majorité qualifiée des trois cinquièmes.
Parmi les États membres, tous ont choisi de ratifier le traité d'adhésion de la Croatie par voie parlementaire. A ce jour, 19 états sur 27 ont procédé à cette ratification. Nous ne sommes pas en avance, c'est pourquoi j'ai accepté l'irruption un peu « impromptue » de ce texte dans notre ordre du jour.
Vous pourrez lire le détail des négociations d'adhésion, qui ont duré près de 10 ans, dans mon rapport écrit. Devant vous cet après-midi, je m'en tiendrai brièvement rassurez-vous !- à 3 questions : où en est l'élargissement de l'Union Européenne, la Croatie est-elle prête pour adhérer et enfin, quelle est la situation dans les Balkans occidentaux ?
Où en est l'élargissement, tout d'abord.
Comme vous le savez, la « vocation européenne » des pays des Balkans occidentaux, c'est-à-dire le principe de leur adhésion à l'Union européenne, a été reconnu au Conseil européen de Zagreb en 2000, sous présidence française de l'Union européenne, et a été régulièrement réaffirmée depuis. Mais pour un pays candidat, la route est longue - et c'est souhaitable, car il faut laisser le temps d'une transformation en profondeur, certains auraient dit « il faut donner du temps au temps » -. La route a même été rallongée au sommet de Copenhague en 2006, aux termes d'un « consensus renouvelé sur l'élargissement » aux règles plus strictes qu'avant. Avant d'adhérer à l'Union, un pays doit d'abord se voir reconnaître la qualité de « pays candidat ». Ensuite, l'Union européenne doit approuver l'ouverture des négociations, chapitre par chapitre, qui durent ensuite plusieurs années. Après la clôture des négociations, un pays ne peut adhérer à l'Union qu'après la signature et la ratification du traité d'adhésion. Chacune de ces étapes est soumise à une décision prise à l'unanimité par tous les États membres.
L'adhésion est soumise au respect des 4 critères dits « de Copenhague » :
- critères politiques : être une démocratie respectueuse de l'État de droit, des droits de l'homme, des minorités ;
- critères économiques : disposer d'une économie de marché viable capable de faire face à la pression concurrentielle du marché ;
- critère tenant à la reprise de l'acquis communautaire ;
- s'y ajoute désormais la « capacité d'absorption » de l'Union européenne à intégrer les nouveaux États. A la différence de l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, l'adhésion des pays des Balkans occidentaux à l'Union européenne se fait donc de manière différenciée, uniquement en fonction de l'état de préparation de chaque pays, sans calendrier pré-établi.
Cette longue route bute sur deux principaux écueils : la fatigue de l'élargissement chez les états membres actuels, qui confine parfois à la lassitude, et la fatigue des réformes chez les pays candidats.
Contrairement au grand élargissement à l'Est de 2004, qui était porteur de sens pour les opinions publiques, puisqu'il s'agissait de réconcilier une Europe jusqu'alors artificiellement divisée par le rideau de fer, les élargissements suivants n'ont pas soulevé la même adhésion populaire. L'entrée de la Croatie se fera, je le crains, dans une indifférence quasiment totale de nos concitoyens pour ne pas dire dans une certaine méfiance-. C'est sans doute à cause du « précédent » de la Roumanie et de la Bulgarie, entrées au 1er janvier 2007, peut être un peu trop rapidement, à tel point qu'un « mécanisme de coopération et de vérification » a dû être instauré pour suivre les progrès de la réforme judiciaire et de la lutte contre la corruption, et ce une fois qu'ils étaient déjà membres de l'Union européenne. Tout le monde a eu le sentiment que ces lacunes auraient du en fait être corrigées avant l'adhésion et non pas après. Le mécanisme n'a encore été levé pour aucun des deux, signe que, s'il permet de suivre précisément les évolutions, il n'a pas pour l'heure permis de corriger toutes les défaillances.
Je ne reviens pas sur le panorama actuel de l'élargissement que nous a brossé très en détail le commissaire Fule l'autre jour : la « prochaine » adhésion pourrait être l'Islande -si les Islandais le souhaitent, ce qui n'est pas acquis-, tandis que 4 autres pays ont à ce jour le statut de candidat : Turquie avec laquelle la Commission européenne souhaite rouvrir les négociations, Macédoine, Monténégro et Serbie. Trois pays sont des « candidats potentiels » : Albanie, Bosnie-Herzégovine et, bien que 5 états membres n'aient pas reconnu cet État, Kosovo.
Deuxième question : la Croatie est elle prête à entrer dans l'Union européenne ?
Dix fois plus petite que la France, peuplée de 4,5 millions d'habitants, d'origine slave, de religion catholique à 90 % et utilisant un alphabet de caractères latins, au carrefour des influences de la Méditerranée, de l'Europe centrale et des Balkans, la Croatie, ancienne république de la Fédération Yougoslave, a une histoire douloureuse, n'acquérant son indépendance qu'aux termes d'un conflit meurtrier au début des années 1990. Ce conflit, il y a 20 ans à peine, résonne encore dans le débat public, malgré la détermination des dirigeants croates à être tout entiers tournés désormais vers leur avenir européen. Nous l'avons vu, il y a un mois encore, avec des scènes de liesse populaire à Zagreb à l'annonce de l'acquittement en appel par le Tribunal pénal international de la Haye du Général Gotovina, lourdement condamné en première instance, commandant de l'opération « Tempête », en 1995, de reconquête de la Krajina prise par les Serbes.
Le système politique croate, à l'origine présidentiel et semi autoritaire du temps de Tudjman, a été rééquilibré en régime parlementaire. La Croatie est membre de l'OTAN depuis 2009. Sur le plan économique, la Croatie est, après la Slovénie, la plus avancée de la région, avec un revenu moyen par habitant égal à 65 % de la moyenne européenne, deux fois supérieur à celui de la Roumanie. Le tissu industriel croate est toutefois limité et le secteur public encore hypertrophié : 67 entreprises publiques représentent le quart du PIB, et seule une vingtaine sont bénéficiaires.
Le traité d'adhésion de la Croatie signé le 9 décembre 2011 a été approuvé par référendum par près de 66 % des électeurs croates en janvier 2012, couronnant ainsi un processus de plus de dix ans qui a fait consensus au sein des principales formations politiques du pays.
Quand nous avons rencontré la ministre des affaires étrangères, Mme Pusic, ici même, en octobre, elle a estimé que la Croatie payait le prix du précédent élargissement. Elle n'avait pas tout à fait tort. En effet, le processus de négociation a été bien plus exigeant qu'avant. Le nombre de « chapitres » de l'acquis communautaire est passé de 30 à 35, dont un nouveau chapitre 23 « pouvoirs judiciaires et droits fondamentaux », spécifiquement créé dans le domaine de l'État de droit. Le nombre de critères d'ouverture et de clôture de ces chapitres a été augmenté et les critères renforcés : ils insistent davantage sur la mise en oeuvre concrète de l'acquis communautaire dans le pays.
Surtout, un mécanisme spécifique de suivi entre la clôture des négociations et l'adhésion a été introduit, pour la première fois. La France et l'Allemagne ont été à l'initiative de la mise en place de ce suivi renforcé, condition pour boucler les négociations d'adhésion au printemps 2011.
C'est grâce à l'application de cette stricte conditionnalité que la Croatie arrive bien préparée au stade final. Le rapport de suivi complet de la Commission européenne d'octobre 2012, réalisé sur la base des missions d'experts sur place des différents États membres, dont la France, constate des progrès dans tous les domaines, mais a identifié une liste de 10 actions très concrètes à mener d'ici au printemps prochain, comme finaliser la privatisation d'un chantier naval, écluser un stock de procès en attente, recruter dans la police de l'air et des frontières, mettre en place une « commission sur les conflits d'intérêts », adopter les décrets d'application de la loi sur la police.... Ce rapport a provoqué un sursaut et une nouvelle mobilisation du gouvernement croate. C'est une façon un peu dure de « maintenir la pression », mais qui s'avère très efficace.
Au total, depuis 2001, la Croatie a bénéficié de 1,5 milliard d'euros d'aide de préadhésion, soit environ 363 euros par habitants. En 2013, 687 millions sont prévus pour la Croatie, somme qui devrait augmenter à partir de 2014, puisqu'il y a une montée en puissance progressive des fonds structurels, des fonds de cohésion et des crédits de la politique agricole commune. La Croatie a 12 observateurs au Parlement européen et organisera sans doute en mai l'élection de ses 12 députés européens. Elle participe à l'ensemble des groupes de travail de l'Union, sauf ceux sur l'élargissement et les Balkans occidentaux. Elle disposera au jour de son adhésion d'un commissaire européen.
Dans un tableau globalement positif, je ne vous cache pas qu'il reste encore quelques zones d'ombre. Il y a d'abord la crainte de nouvelles complications slovènes sur la route de l'adhésion. La relation avec la Slovénie s'est récemment tendue, en lien avec la question de la restitution des avoirs de particuliers croates auprès de la Banque de Ljubljana, au moment de la dissolution de l'ex-Yougoslavie. Pour mémoire, la Slovénie avait déjà bloqué pendant plus d'un an les négociations sur l'adhésion de la Croatie en raison d'un différend portant sur la frontière maritime en baie de Piran. Ce blocage a été levé fin 2009 par un accord prévoyant le recours à un arbitrage, qui est en cours. Cela augure mal des relations entre ces deux futurs membres de l'Union européenne... Il faut veiller à ne pas « importer » les contentieux balkaniques au sein de l'Union...
Il y a aussi la question de la frontière avec la Bosnie Herzégovine. Le commissaire Fule nous a dit sa préoccupation face au retard pris par la Bosnie-Herzégovine pour préparer ce déplacement de la frontière extérieure de l'Union pour le transit des marchandises, notamment les exportations de produits alimentaires. Je mentionne pour mémoire le problème frontalier relatif au « corridor de Neum », accès à la mer qui coupe le territoire croate sur une dizaine de kilomètres et isole la partie sud de la Dalmatie. Un projet de pont ou de corridor routier sont à l'étude. Un différend territorial existe par ailleurs entre les deux pays pour la possession de deux îles et d'un bout de côte....
Ces « irritants », typiques des Balkans, me fournissent une transition toute naturelle vers la troisième question : où en sont les Balkans occidentaux, États dont Bismarck disait qu'ils « produisent plus d'histoire qu'ils n'en peuvent consommer » ?
La dénomination de « Balkans occidentaux » regroupe les 6 États nés de l'ex Yougoslavie (Serbie, Croatie, Slovénie, Monténégro, Macédoine, Bosnie-Herzégovine), plus le Kosovo et l'Albanie. Dans cette région, l'adhésion à l'Union européenne agit comme un instrument de stabilité et de réconciliation. On pourrait même dire, pour certains États, que l'intégration européenne est à l'origine d'un processus de construction nationale.
Dix après les grandes déclarations sur la vocation européenne des Balkans Occidentaux, le bilan est assez mitigé. Un seul État, la Slovénie, a rejoint l'ensemble européen, en 2004, un deuxième, la Croatie, le fera en juillet 2013. Le Monténégro et la Serbie ont le statut officiel de candidat, ainsi que la Macédoine, bloquée par le véto grec. L'Albanie a déposé sa candidature ; la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo demeurent en quelque sorte « sur le seuil de la porte ».
Cette lenteur est due aux difficultés de la transition démocratique et de la construction des institutions dans ces états, à la difficulté de tourner la page sur un lourd passif historique, aux imbroglios ethniques et frontaliers, ou à la part, dans certains cas, de l'économie criminelle et de la corruption. En Serbie, les élections ont porté au pouvoir, en mai 2012, le président Nikolic, aux antécédents nationalistes, tandis que le dialogue avec Pristina, que l'Union européenne pose comme préalable aux négociations d'adhésion, vient tout juste de reprendre. En Bosnie-Herzégovine la solution institutionnelle semble introuvable. En Macédoine, les relations inter ethniques se tendent. En Albanie, la situation politique était bloquée il y a peu de temps encore, et le bilan des réformes est mince en termes d'État de droit notamment.
Certains agitent la menace que les Balkans, lassés de soupirer à la porte d'une Europe concentrée sur la gestion de ses propres crises, ne deviennent un lieu de compétition entre puissances émergentes, un peu comme au XIXe siècle entre les anciens empires : tropisme russe de la Serbie, présence traditionnelle de la Turquie dans la région, ou encore montée en puissance économique de la Chine, en recherche de portes d'entrées vers le grand marché européen à partir des ports grecs.
Je pense quant à moi que l'Union européenne reste et demeure pour ces États un horizon de stabilité et de prospérité à long terme. Mais soyons attentifs à ce que l'élan européen continue bien à être le moteur de la transformation de ces sociétés.
Il faut trouver un équilibre, délicat, entre la nécessaire dynamique européenne à impulser dans une région où la réconciliation demeure fragile et la crédibilité indispensable d'un élargissement qui doit vraiment renforcer l'Union, et non pas la fragiliser. D'un élargissement qui respecte le tempo fixé par les États membres, et qui ne les entraîne pas dans un engrenage, car la Commission européenne est très allante : elle voulait que le Conseil ouvre les négociations avec la Macédoine, octroie le statut de candidat à l'Albanie et fixe dès maintenant la date de l'ouverture des négociations avec la Serbie à juin 2013. Ce sont les États membres qui doivent rester maîtres du jeu.
Je souhaite que la Croatie soit, au sein de l'Union européenne, une alliée pour trouver ce juste équilibre. Car elle a su surmonter son passé et est aujourd'hui, selon les termes de Mme Clinton à Zagreb il y a peu, une « ancre de stabilité » dans la région.
Je vous proposerai donc de ratifier le traité d'adhésion de la Croatie à l'Union européenne.