Intervention de Fabienne Keller

Réunion du 23 janvier 2013 à 14h30
Débat sur les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes

Photo de Fabienne KellerFabienne Keller, rapporteur :

… qui observait le mois dernier, lors de l’inauguration du nouveau centre des maladies infectieuses émergentes de l’Institut Pasteur, à Paris, que les virus franchissaient les frontières sans présenter leurs papiers d’identité.

En effet, et c’est bien là le point central de notre sujet, les maladies infectieuses sont à l’origine d’au moins 14 millions de décès dans le monde chaque année, même en l’absence d’épidémies déclarées, 90 % de ces décès survenant dans les pays du Sud, où ils représentent 43 % des morts par maladie. Si la prévalence de ces maladies est nettement plus faible dans les pays du Nord, leur occurrence y a cependant progressé de 10 % au cours de ces quinze dernières années.

De même, le nombre de maladies émergentes est en progression, avec 335 nouvelles maladies découvertes entre 1940 et 2004, dont 60 % sont d’origine animale, les trois quarts de celles-ci provenant de la faune sauvage. Les virus les plus connus, tels le chikungunya, le monkeypox, l’orothovirus, Ébola ou celui de la fièvre de la vallée du Nil, n’ont été identifiés qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Or l’efficacité des antibiotiques découverts au XXe siècle diminue parallèlement de manière drastique et il n’est pas anodin qu’aucune nouvelle classe d’antibiotiques n’ait été élaborée depuis trente ans.

Face à des épidémies majeures, nos sociétés pourraient ainsi se trouver fort dépourvues. L’espoir des chercheurs réside dans le séquençage à haut débit des nouveaux virus, bien plus que dans la mise au point de vaccins adaptés, qui demande de longs mois, parfois des années, avant leur exploitation. Ne seraient donc disponibles, pour faire face à la crise sanitaire, que des méthodes très traditionnelles de santé publique, comme la quarantaine, les mesures élémentaires d’hygiène, les changements de pratiques ou de comportements quotidiens.

Mais nos sociétés sont-elles prêtes à se soumettre à ce type de changements ? Pourrait-on appliquer ces mesures traditionnelles dans notre société du XXIe siècle, complexe, mobile, éclatée, parcellisée, en crise ? Jadis, dans le port de Marseille, on n’autorisait les navires à accoster qu’après de longs mois d’isolement, le temps que les personnes contaminées meurent à bord. Comment communiquer efficacement sur le risque et l’incertitude, étant donné le rôle que jouent les nouveaux médias, notamment Internet ? Comment garantir un accès équitable aux ressources en cas de crise dans des sociétés démocratiques ?

Ces questions justifient à tout le moins un début de réflexion et de mise en commun des expériences des uns et des autres, chercheurs, cliniciens, médecins, journalistes, transporteurs, responsables de la sécurité et, bien sûr, politiques.

Pour dessiner les évolutions possibles et identifier les principaux leviers d’action, mon travail a consisté à examiner les tendances des principaux facteurs ou variables propices à l’émergence de maladies infectieuses.

Le premier de ces facteurs est évidemment l’évolution de la population mondiale, qui dépasse aujourd’hui 6, 5 milliards d’habitants et atteindra, d’ici à 2050, 9 milliards d’habitants, concentrés dans de vastes mégalopoles où les transmissions interhumaines de virus se trouvent facilitées.

Ensuite, des pratiques agricoles telles que la déforestation, les élevages intensifs, de porcs en particulier, ou les déplacements d’animaux entre les forêts et les villes modifient les écosystèmes et favorisent les contacts entre les hommes et la faune sauvage, notamment en Afrique et en Asie. Or j’indiquais tout à l’heure que près des deux tiers des maladies proviennent des animaux.

Il y a aussi la mondialisation des échanges, de personnes ou de biens, qui contribue à la diffusion de vecteurs épidémiques tels que les moustiques, à l’origine de l’apparition du chikungunya dans le sud de la France – en l’occurrence, il s’agit d’Aedes albopictus – ou du virus de la fièvre de la vallée du Nil aux États-Unis.

Signalons encore le facteur du changement climatique, qui explique le pullulement des bactéries borrélies, agents de transmission de la maladie de Lyme, dans le sud de l’Allemagne et dans l’est de la France, y compris aux portes mêmes de la capitale, en forêt de Sénart.

On peut évoquer par ailleurs les déplacements de populations, notamment en Afrique, soit qu’elles y soient obligées pour quitter un environnement devenu trop aride pour les troupeaux, soit qu’elles soient chassées de leur terre d’attache par des conflits ethniques, des guerres civiles ou, simplement, la pauvreté.

Je pense enfin à l’évolution défavorable de certains comportements, qu’il s’agisse d’un recours excessif aux antibiotiques, dont on sait pourtant qu’il accroît le phénomène de résistance, ou du rejet de la vaccination, dont on ne peut que déplorer la persistance, notamment quand il vient du milieu médical lui-même.

Les conséquences de l’action de ces principaux facteurs, nous les connaissons : on constate aujourd’hui la réapparition de maladies que l’on croyait oubliées, telles que la peste, le choléra – pensez à Haïti –, la tuberculose, notamment en région parisienne, la diphtérie, la rougeole, la coqueluche…

J’ai prêté une attention toute particulière aux exercices de prospective menés à l’étranger, notamment au Royaume-Uni ou en Asie, avec les travaux réalisés en Chine et par l’Organisation économique de la zone Asie-Pacifique à la suite de l’épidémie de SRAS. Ces pays se sont mobilisés pour être mieux préparés à la reproduction d’un événement de ce type.

J’ai conclu de ces travaux très approfondis qu’il est impossible d’identifier des scénarios globaux, tant les évolutions des maladies sont complexes en fonction de chaque facteur, selon les zones géographiques, le climat ou les choix politiques effectués sur des variables qui peuvent être volontaristes, satisfaisantes, tendancielles ou négatives. À cet égard, je vous invite à consulter le blog que nous avons créé sur ce sujet, dans lequel figure un petit jeu de simulation d’une pandémie qui est absolument effrayant. Il permet en particulier de mesurer les effets des choix politiques et de différents facteurs sur l’évolution et la diffusion de la maladie.

Mes chers collègues, il nous faut donc reconnaître notre ignorance quant à la nature du scénario auquel nous pourrions être un jour confrontés, comme l’écrivait déjà en 1922, de manière prophétique, le microbiologiste français Charles Nicolle :

« Il y aura donc des maladies nouvelles. C’est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire. Elles apparaîtront comme Athéna parut, sortant tout armée du cerveau de Zeus. Comment les reconnaîtrons-nous, ces maladies nouvelles, comment soupçonnerions-nous leur existence avant qu’elles n’aient revêtu leurs costumes de symptômes ? Il faut bien se résigner à l’ignorance des premiers cas évidents. Ils seront méconnus, confondus avec des maladies déjà existantes et ce n’est qu’après une longue période de tâtonnements que l’on dégagera le nouveau type pathologique du tableau des affections déjà classées. »

C’est la raison pour laquelle j’ai la conviction profonde que le seul scénario important auquel il y a lieu de se préparer par des exercices d’anticipation est le scénario catastrophe, c’est-à-dire celui de l’apparition d’une maladie jusqu’alors inconnue, à incubation rapide, à forte létalité, à transmission interhumaine par voie aérienne à distance plutôt courte, et pour laquelle on ne dispose d’aucun traitement.

On ne peut évidemment s’empêcher de penser à un acte de bioterrorisme associant, dans un triptyque infernal, le SRAS, la grippe pandémique et la dissémination de la variole contre laquelle, je le rappelle, la population mondiale n’est plus protégée.

C’est pourquoi nous avons dressé, dans le rapport de la délégation sénatoriale à la prospective, une liste de cinquante-trois propositions établies sur la base des recommandations faites par les spécialistes consultés, notamment ceux qui s’étaient penchés en 2011 sur les perspectives en matière de maladies infectieuses émergentes en santé humaine, sous l’égide du Haut Conseil de la santé publique.

Nous avons également identifié dix leviers d’action auxquels pourraient recourir les pouvoirs publics. Si je devais résumer en trois mots l’ensemble de nos propositions, ce seraient, et les journalistes l’ont bien noté, les suivants : informer, prévenir, coordonner.

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