Parler de « révolution numérique » aujourd'hui, c'est s'empêcher d'agir, car cette révolution a déjà eu lieu entre le milieu des années quatre-vingt-dix et le début des années deux mille. Ses effets se sont déjà largement fait sentir sur nos économies. Désormais, il y a urgence à trouver des solutions.
Il existe non pas une, mais deux économies numériques. La première préexistait à cette révolution : elle recouvre l'économie traditionnelle de l'édition logicielle, des opérateurs de télécommunication, de la publicité, des industries culturelles. La seconde est le fait de jeunes entreprises en hyper-croissance, globales, qui dominent des marchés colossaux et modifient en profondeur les rapports de production et de consommation ainsi que la façon de créer de la valeur. Il y a là un immense défi pour notre droit fiscal. Ces entreprises sont omniprésentes dans notre vie quotidienne lorsque nous utilisons un moteur de recherche, une application mobile, des outils de télécommunication. Pourtant l'économie numérique reste difficile à appréhender : elle échappe à toute mesure de la valeur, ne s'assimile pas totalement aux activités de production de biens ou de prestation de services. Le surplus de richesse issu de ses gains de productivité demeure invisible dans la comptabilité nationale et ne se traduit pas par des recettes fiscales supplémentaires qui seraient pourtant bien utiles pour financer par exemple la politique industrielle, dans la transition parfois douloureuse qu'elle connaît.
Cette seconde économie numérique fonctionne très différemment de la première. D'une part, elle suit un rythme d'innovation plus rapide, de sorte que rien ne peut être tenu pour acquis, les positions des entreprises pas plus que les périmètres des marchés, les technologies ou les modèles d'affaires. D'autre part, elle obéit à un modèle de financement qui ne lui est pas propre, mais reste particulier : le capital risque joue un rôle majeur pour amorcer et accompagner la croissance des entreprises, en pariant sur leur développement puis en y consacrant des ressources considérables - grâce à quoi une poignée d'entreprises réalise des opérations d'envergure dans des délais très courts. Lorsque l'entreprise devient profitable, les profits ne sont pas distribués aux actionnaires sous forme de dividendes, mais réinvestis dans l'innovation. Au final, quelques grands groupes dominent leur marché principal mais aussi les marchés connexes. Ces « écosystèmes » transforment nos vieilles industries.
Nous avons cherché un point fixe, un dénominateur commun à ces nouvelles entreprises. A cette fin, nous nous sommes appuyés sur les articles de la presse spécialisée, les études de cabinets de conseils, les blogs, et même sur la communication active des entreprises elles-mêmes. Il nous est apparu qu'au coeur de l'économie numérique se trouve l'exploitation des données collectées auprès des utilisateurs, non seulement à des fins de ciblage publicitaire, mais aussi pour améliorer le design d'une application, accélérer un développement commercial, engendrer des gains de productivité, produire des innovations stratégiques, créer des plates-formes logicielles qui donnent naissance à tout un écosystème d'applications. Les données collectées auprès des utilisateurs, voilà « l'or noir de l'économie numérique ».
Nous avons observé un phénomène de travail gratuit : lorsque nous utilisons une application en ligne, parcourons une page web, survolons un lien hypertexte, cliquons sur un bouton, nous laissons des traces, nous disséminons des informations, que les entreprises du numérique stockent dans des bases de données. Les utilisateurs devenant les coproducteurs du service rendu aux autres autant qu'à eux-mêmes, les frontières entre production et consommation se brouillent. La théorie économique de la firme, couronnée d'un prix Nobel, permettait d'analyser, par exemple, le choix qu'une entreprise opère entre sous-traiter une activité et recruter du personnel. L'économie numérique ajoute une troisième branche à l'alternative : faire utiliser une application à un grand nombre d'internautes ! Ces perspectives sont absentes des grilles de lecture classiques en droit fiscal, en comptabilité, en analyse quantitative, comme en macroéconomie.