Monsieur le Président, mes chers collègues, voici un an, nous commencions nos travaux sur l'avenir des campagnes. Nos auditions, nos déplacements et l'atelier de prospective ne nous ont pas rendus plus optimistes, mais plus combatifs, au vu d'un cumul d'iniquités et du péril de certaines situations.
Le dynamisme démographique des zones rurales, avéré depuis les années soixante-dix, reste ambivalent. Certaines sont plus attractives, mais d'autres demeurent en situation de recul démographique ou accueillent des populations fragiles. Si l'on ne fait rien, le développement des campagnes, déjà très inégal, sera stoppé net par la crise économique et budgétaire actuelle. Les espaces de relégation gagneront du terrain. Tel est notre premier scénario, qui est hélas le scénario tendanciel, si rien n'est fait. L'enjeu est d'inverser la tendance, pour que toutes les campagnes deviennent attractives, en engageant une véritable politique d'aménagement du territoire. Alors peut se dessiner un second scénario, bien plus engageant.
Nous allons vous exposer ces deux scénarios : l'un, noir, que je présenterai ; l'autre, rose, que Gérard Bailly développera, en abordant quatre thèmes successifs - l'environnement, les hommes, l'économie et les services -, puis nous détaillerons les leviers d'action permettant de passer du premier scénario au second.
Le scénario tendanciel est le suivant :
· L'environnement : l'artificialisation des sols se poursuit avec un étalement urbain et un mitage résidentiel préjudiciables au paysage, dont l'entretien est compromis par la régression des surfaces agricoles. L'usage d'engrais chimiques et de pesticides nuit à la qualité de l'eau et à la biodiversité dans le contexte aggravant du réchauffement climatique. Un habitat éparpillé engendre des dépenses d'énergie et de transport qui augmentent avec le coût de l'énergie, précarisant toute une population de primo-accédants à faibles revenus.
· La population : la démographie des campagnes demeure dynamique, surtout à l'approche des métropoles, du littoral ou dans les vallées urbanisées ; cependant, on déplore de nouvelles pertes de population au Nord de la « diagonale du vide » (Sud Ouest-Nord Est) et dans le nord du Massif Central.
La surreprésentation ouvrière et la sous-représentation des cadres persistent. Une certaine « immigration de la pauvreté » se nourrit de la cherté de l'habitat à l'approche des métropoles ou de campagnes « patrimonialisées », épargnées par la crise. Ainsi, l'employabilité de la population active faiblit dans de nombreuses campagnes, dont le vieillissement se poursuit. Leur image se dégrade auprès des actifs urbains et d'entreprises dont la fuite est parfois accélérée par des dessertes ferroviaires et routières insuffisantes, ou de plus en plus mal entretenues.
Dans un schéma d'appauvrissement renforcé par la hausse du coût de l'énergie, les différences d'appréciation quant au « bien commun » multiplient les conflits d'usage, bloquant nombre de projets d'intérêt local ou national.
Le foyer familial devient le dernier rempart de la solidarité ; avec le coût toujours plus problématique de la garde des enfants et des maisons de retraites, il abrite jusqu'à quatre générations.
· L'économie : les agriculteurs, exposés à la concurrence mondiale, subissent le détricotage de la politique agricole commune (PAC). La concentration des exploitations, dont les moins rentables sont délaissées, se poursuit. Les filières spécifiques ne parviennent pas à remplacer toute la valeur détruite. Dans le secteur secondaire, les salariés subissent de plein fouet la désindustrialisation et des délocalisations précipitées par les développements de la crise actuelle. La concurrence approfondit des spécialisations territoriales risquées et précipite la désertification économique des campagnes les moins dotées en niches productives. Le processus de « destruction créatrice » inhérent au progrès économique se territorialise : les suppressions d'emplois dans les campagnes sont compensées par des créations d'emplois dans les aires métropolitaines.
Au bout d'une dizaine d'années, le développement résidentiel, sur lequel ont misé de nombreux territoires ruraux, ne compense plus l'écart de revenu productif vis-à-vis des villes. Les revenus de transfert s'étiolent, le nombre de fonctionnaires diminue. Alors, l'économie résidentielle se replie à son tour. Le secteur des services à la personne s'effondre sous le double choc d'une baisse des soutiens publics et des revenus.
A l'exception de zones rurales privilégiées, l'écart de développement vis-à-vis des aires urbaines, qui tendait à se combler depuis quarante ans, se creuse à nouveau.
· Les services : à la suite d'ajustements budgétaires successifs, la concentration des services se poursuit et s'accentue, surtout dans les campagnes dont la démographie est la moins dynamique. Les initiatives de mutualisation restent trop éparses.
L'offre de santé se rétracte dans les territoires ruraux les plus fragiles, pourtant exposés au vieillissement et à l'arrivée de populations précaires dont l'état de santé nécessiterait de lourdes prises en charge. Pauvreté et détresse sanitaire engendrent alors une misère inadmissible.
Certains petits commerces se maintiennent dans les bourgs grâce aux possibilités offertes par le commerce électronique. Bientôt, la quasi-généralisation du très haut débit facilite l'accès à différents services administratifs, commerciaux et médicaux. Mais les flux antérieurs de population et d'activité apparaissent comme très difficilement réversibles.
Voilà le tableau noir, si on laisse aller les tendances telles qu'elles se dessinent aujourd'hui : des campagnes très fragilisées à l'horizon 2040.