J'ai été informée de la tenue de cet atelier prospectif au mois de juillet lorsqu'un des administrateurs du Sénat m'a contactée. Il souhaitait en effet se rendre à Cerisy, au Centre culturel international que je dirige dans la Manche, parce que le scénario 4, évoqué dans le cadre de la démarche de l'INRA et à laquelle j'ai participé, l'intéressait. J'ai accueilli avec plaisir en septembre sa délégation et j'ai réuni autour d'elle la responsable du CESERE de Basse-Normandie, le Conseil général de la Manche en pleine réflexion prospective, ainsi qu'une jeune femme travaillant dans une association des Chambres d'agriculture de l'Arc Atlantique. Cette association réalise de la prospective préventive via les acteurs du territoire. De nombreux agriculteurs participent à cette démarche. Il est particulièrement intéressant que la prospective se fasse sur le terrain avec l'ensemble des partenaires pour faire émerger des signaux faibles. Vous avez évoqué les tendances lourdes, des facteurs de risque et des opportunités. J'introduis la notion de prospective des signaux faibles.
A la suite de cette visite, j'ai été sollicitée afin de jouer le rôle de discutant prospectif à l'atelier d'aujourd'hui. Puis, j'ai constaté que j'étais en fait animatrice de ce débat, ce qui est tout à fait différent. Néanmoins ces deux rôles ne sont pas incompatibles et je souhaite relever ce défi.
J'ai travaillé pendant trente-sept ans pour la RATP, et créé l'équipe de prospective de cette société en 1980. Cette équipe était une sorte de noeud de réseaux entre le monde des transports et le monde de la ville. C'était un lieu de débat très ouvert. Par ailleurs, j'anime un centre culturel international dans la Manche, qui me rapproche un peu plus du monde des campagnes.
La prospective est une démarche de connaissance pour l'action. Elle vise à stimuler l'intelligence collective des acteurs. Elle articule trois types de savoirs : les savoirs experts, les savoirs pratiques et les expériences sensibles, voire des savoirs artistiques. J'ai développé cette prospective, que nous appelons prospective présente, avec Jean-Paul Bailly dans le cadre d'un rapport au Conseil économique et social élaboré dans les années 98. Intitulé à l'origine « Prospective et décision publique », ce rapport s'est finalement appelé « Prospective, débat et décision politique ». Rien n'est nouveau dans ces trois thèmes, en revanche leur association l'est. Il s'agit de mener une prospective non pas d'expert mais une prospective qui permette d'alimenter l'intelligence collective des acteurs pour de meilleures décisions publiques.
Dans un contexte sociétal inédit, et pour dépasser des tensions a priori insurmontables, il est nécessaire de formuler les bonnes questions. Celles de la prospective du présent revêtent souvent deux formes.
En effet, d'une part, elles reposent sur un parti pris d'optimisme méthodologique, dont nous avons besoin aujourd'hui. Elles partent souvent d'un diagnostic un peu négatif pour reformuler la question en des termes positifs, par exemple grâce à l'emploi du terme « si » : et si les campagnes qui rencontrent aujourd'hui des difficultés étaient finalement un des leviers principaux que nous pouvons exploiter pour réinventer le monde de demain ?
D'autre part, la prospective du présent observe les signaux faibles. Elle tente d'analyser les signaux qui appartiennent déjà au futur, mais pour lesquels nous n'avons pas les bonnes lunettes. Il s'agit de s'ouvrir davantage à ces signaux pour étudier les inventions des locaux sur le terrain. Nous constatons en effet qu'une grande vitalité s'oppose souvent à la rigidité des institutions qui peinent à se réformer.
L'objectif est de co-construire des devenirs souhaitables. Je rappelle que l'avenir est ce que nous prévoyons, quand le devenir est ce que nous construisons ensemble. Je pose donc la question en ces termes : que vont devenir nos campagnes ? Pour construire des devenirs souhaitables, la prospective classique tente d'élaborer des futurs possibles, la prospective du présent s'intéresse au devenir souhaitable.
Notre sujet est bien l'avenir de nos campagnes, et j'ajoute également l'avenir de nos villes. Je vous invite à ne pas tomber dans la nostalgie du passé. Il faut davantage prendre acte du défi du monde contemporain pour réinventer les campagnes. Cette ambition est forte.
Au préalable, il me semble essentiel de ne pas définir les ruralités par défaut. Il faut dépasser les catégories statistiques de l'INSEE par exemple. Il s'agit de penser le devenir des campagnes dans toutes ses composantes, qu'elles soient spatiales, géographiques, fonctionnelles, écologiques, économiques, sociales, culturelles ou politiques. De nombreuses prospectives ont été menées sur les campagnes. Je citerai en premier lieu la prospective animée par Philippe Perrier-Cornet de la DATAR, intitulée Repenser les campagnes, dont le préfacier Armand Frémont est aujourd'hui parmi nous. Dans cette prospective, nous pouvions déjà identifier trois types de campagnes :
· les « campagnes ressources », vues et vécues en termes de production ;
· les « campagnes cadres de vie », comme espaces résidentiels et récréatifs ;
· la « campagne nature », à savoir une nature objective, incluant des ressources, des cycles de vie et des fonctions.
En second lieu, je citerai la prospective de 2006-2008 dont nous parlerons tout à l'heure. Elle a été conduite par l'INRA sur les nouvelles ruralités en 2030 et j'ai eu le plaisir d'y participer pour apporter un regard du passé. Prenant acte du fait urbain, elle définit les ruralités au coeur de nouveaux rapports ville-campagne. Ces ruralités sont définies comme des dynamiques qui portent à la fois sur la transformation des espaces, sur leurs usages productifs, résidentiels et récréatifs, sur les vécus et représentations des acteurs, sur leurs rapports à la nature et leurs enjeux écologiques ainsi que sur les modes de gouvernance. Nous avons pris comme parti d'évoquer les ruralités au pluriel parce qu'elles sont différentes selon les contextes géographiques, économiques et sociaux. Nous les avons illustrées au niveau des régions de Basse-Normandie, Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes et PACA.
Je vous propose de réfléchir ensemble sur le devenir souhaitable des campagnes au regard du fait métropolitain. Je vous invite à mener cette réflexion non pas en opposant traditionnellement villes et campagnes mais en construisant les nécessaires complémentarités et coopérations, qui nous permettent d'affronter le nouveau contexte sociétal et l'actuelle crise systémique.
Ce nouveau contexte sociétal est au carrefour de mutations macroscopiques et microscopiques. Les premières sont liées à la mondialisation, à l'émergence de nouvelles puissances, aux nouveaux régimes techniques de l'Internet et aux réseaux sociaux. Les secondes résident dans l'individuation des modes de vie, la longévité accrue de la vie, la diversité des âges et dans les manières variées d'habiter nos territoires. Entre ces deux types de mutations se développe un phénomène que nous aborderons aujourd'hui parce qu'il est essentiel. Il s'agit de l'explosion des mobilités. Je cite l'explosion des mobilités des biens, des informations et des personnes. Avec le regretté François Ascher, nous avions beaucoup travaillé sur ces mobilités-types qui reconfigurent les espaces et les temps. Quand j'aborde la question des mobilités, je ne parle pas de transports. J'évoque davantage les mobilités tous azimuts : les mobilités physiques quotidiennes et résidentielles, mais aussi les mobilités professionnelles, sociales, politiques et culturelles. Ces mobilités bousculent totalement les échelles spatio-temporelles. Elles désajustent les bassins de vie et les territoires administrés. Elles transforment les relations que nous avons avec autrui et avec soi-même.
S'y ajoute une triple dette :
· la dette écologique - les évolutions climatiques, la transition énergétique, la biodiversité - qui nous impose des solidarités obligatoires à l'échelle de la planète ;
· la dette économique, sur laquelle je reviendrai dans un instant avec le récent ouvrage de Laurent Davezies ;
· la dette sociale, au sujet de laquelle une conférence s'est tenue hier au Palais d'Iéna ; elle nous permet de mesurer à quel point la question des précarités et des inégalités sociales ne compte pas parmi les moindres de nos problèmes.
Réfléchissons maintenant aux campagnes dans leur diversité, ou géo-diversité selon l'expression d'Armand Frémont, en prenant pour hypothèse que le monde de demain s'invente dans les campagnes peut-être autant que dans les villes.
En effet, les campagnes sont au carrefour de plusieurs enjeux de création de richesse et de valorisation des ressources : alimentaires, agricoles, écologiques et démographiques. Nous parlons davantage aujourd'hui d'exode urbain que d'exode rural mais il faut également évoquer la persistance de l'exode des jeunes dans certaines campagnes. Les campagnes sont porteuses d'un nouveau cadre de qualité de vie. A ce sujet, Jean Viard affirme qu'aujourd'hui nous vivons dans un monde de bonheur privé, dans un contexte de crise publique et de peur planétaire. Ces campagnes font appel à des valeurs clés, au coeur des tensions de la société contemporaine.
Nous voyons surgir des paradoxes. Ainsi, la croissance de l'urbanisation favorise la mise en place d'un système d'accélération très bien analysé par le philosophe allemand Hartmut Rosa. Ce système a trois conséquences : le stress individuel, l'affaiblissement du dialogue intergénérationnel et le déficit du débat public. Plus ce système se met en place, plus nous avons besoin de lenteur, d'oasis de décélération et de choix de son propre rythme. Plus nous vivons dans un monde global, plus la proximité physique et numérique prend de l'importance, notamment pour les plus jeunes et les populations qui prennent de l'âge. Plus se développent les échanges virtuels, plus nous souhaitons des rencontres physiques. Plus nous nous déplaçons, plus nous avons besoin d'escales, telles que des maisons et jardins. A ce sujet, nous avons organisé un colloque sur le renouveau des jardins. Nous nous sommes interrogés sur le thème suivant : les jardins connaissent-ils un regain en temps de crise ? La réponse était positive. C'est un philosophe américain, Robert Harrison, qui défend cette thèse. Les jardins sont un havre de paix qui nous permet de trouver des repères. Ils sont également un facteur de résistance face aux évolutions du moment, voire un vecteur d'invention radicale.
Pouvons-nous en dire autant des campagnes ? Pouvons-nous prendre pour hypothèse que nous vivons un moment de réinvention des campagnes ? Nous apprécions en effet le contact avec la nature, la terre, les vivants et les animaux. Nos campagnes sont productives, résilientes et agréables à vivre. Elles représentent pour certains d'entre nous un choix de vie. Nos campagnes sont différentes de celles d'hier car elles doivent être en mouvement et ouvertes aux autres. Elles doivent s'inscrire dans un réseau de villes et de métropoles car l'avenir des campagnes ne va pas reposer seul sur ces dernières. Je pose la question suivante : allons-nous être capables de dépasser la tension entre territoires à vivre et territoires à produire ? L'enjeu contemporain est la qualification mutuelle entre des territoires ruraux qui produisent pour la consommation de proximité mais aussi à échelle nationale et internationale, et des territoires à vivre qualifiés pour des habitants permanents mais aussi temporaires. Il s'agit de territoires extraordinaires pour organiser une mixité des cultures et des populations. Je pose également cette question : et si la modernité s'inventait aujourd'hui dans les campagnes ? Il a toujours été de bon ton de dire que c'était dans les villes qu'elle se créait.
Nous regrettons par ailleurs l'absence de Laurent Davezies, initialement annoncé comme participant. Il vous présente toutes ses excuses. Il est victime de son succès à la suite de la parution de son récent ouvrage dont je dirai quelques mots pour en situer la problématique qui me semble intéressante par rapport au débat de cet après-midi.
Je vous propose pour l'instant de poursuivre notre questionnement à partir des réflexions prospectives qui ont été conduites récemment sur les nouvelles ruralités par l'INRA avec Olivier Mora. Nous évoquerons également les réflexions prospectives conduites par la DATAR dans le cadre de Territoires 2040, et la prospective sur les mobilités dans les territoires périurbains et ruraux conduite par Olivier Paul-Dubois-Taine. Nous écouterons ensuite le témoignage de Jean-Yves Pineau, directeur du Collectif Ville Campagne, qui nous expliquera comment mener une prospective des territoires ruraux et des villes du point de vue des territoires. Puis un échange sera engagé avec la salle.
Par la suite, nous envisagerons la manière de dépasser ces tensions actuelles et d'ouvrir de nouvelles perspectives. Armand Frémont, qui a participé à de nombreuses prospectives et autres travaux sur l'aménagement du territoire, nous expliquera comment passer de ce diagnostic à un renouveau des perspectives. Enfin, chacun des intervenants pourra faire part de ses préconisations aux sénateurs en charge de ce rapport.
Je vais en quelques mots évoquer les points essentiels de l'ouvrage passionnant de Laurent Davezies, que je vous invite à lire. Avec La Crise qui vient, l'auteur nous explique que l'économie française est à la veille d'un choc : après trente ans de mondialisation, trente ans de mutualisation par le biais de l'endettement public, trente ans de croissance par la consommation plutôt que par la production, s'achève l'ère de la croissance industrielle et du développement des territoires. Laurent Davezies nous rappelle que « jusqu'à aujourd'hui ce sont les territoires les moins productifs qui ont enregistré les meilleures progressions en termes de revenu, de peuplement, d'emploi et de lutte contre la pauvreté, grâce à des amortisseurs puissants de redistribution et d'emploi public ». Il ajoute qu'aujourd'hui la crise de la dette publique détruit cette protection et affectera la solidarité au sein des territoires. Ce sont désormais des territoires eux-mêmes que devra venir la croissance. « Le curseur se déplace aujourd'hui, s'éloignant des territoires de la consommation. Il se rapproche de ceux de la compétitivité productive et nous allons connaître une vraie métropolisation. Les territoires peu productifs mais dynamiques risquent de connaître un net ralentissement. Les territoires productifs et dynamiques bénéficieront d'une inflexion positive ». Il ajoute que « les deux crises que vient de subir la France sont porteuses d'un nouveau régime d'inégalités et quatre France prennent place sous nos yeux ».
Les questions à se poser sont les suivantes :
· Faut-il favoriser l'égalité des territoires ou la lutte contre les inégalités sociales ?
· Est-ce qu'aujourd'hui croissance et égalité territoriale ne sont pas antinomiques ?
· Quels sont les nouveaux moteurs de croissance ?
Certes, beaucoup d'ajustements à opérer impliquent des mécanismes qui ne sont pas territorialisés mais qui doivent compter avec des ressources évidentes et latentes que recèlent les territoires. Le secteur public qui était hier l'accélérateur joue désormais un rôle de frein. Il convient donc de restructurer tant le secteur public que le secteur privé car il existe un paradoxe entre le recul de la démocratisation de nombreux services publics et l'extraordinaire démocratisation des biens et des services privés. Dans la course à l'égalisation des positions sociales, le marché a un rôle croissant. Aujourd'hui la distinction entre catégories sociales a déserté le registre de la consommation pour se nicher dans celui de la localisation résidentielle. Face à cette nouvelle fracture territoriale, deux mécanismes émergent : la solidarité nationale et la mobilité. La mobilité résidentielle ne s'opère pas d'un secteur en grande difficulté vers un secteur très productif. On procède plutôt à des déménagements en saut de puce vers des territoires proches.
Laurent Davezies conclut que « le sevrage de la dépense publique et la restriction des crédits, une énergie chère, la crise de l'économie résidentielle et l'enjeu de la compétitivité permettent d'envisager un retour des métropoles sur le devant de la scène. De nouveaux arbitrages sont nécessaires entre croissance, développement social et cohésion territoriale. La nouvelle grammaire de la croissance érige le territoire en facteur de production ». Peut-on voir là une opportunité ? La question des territoires et de leur enjeu a longtemps été minimisée. C'est l'équilibre du pays qui dépend désormais de la santé de ces territoires. Il convient donc d'inverser la donne et de faire en sorte que les économies locales en bonne santé conditionnent la croissance nationale. Les territoires se tournaient vers l'Etat. N'est-ce pas plutôt l'Etat qui va se tourner aujourd'hui vers les territoires ?
Nous entrons maintenant dans un second temps, le temps du questionnement. Je donne la parole à Olivier Mora.