Intervention de Reine Prat

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 14 février 2013 : 1ère réunion
Femmes dans le secteur de la culture — Audition de Mme Reine Prat inspectrice générale de la création des enseignements artistiques et de l'action culturelle directrice régionale des affaires culturelles de martinique auteure à la demande du ministère de la culture de deux rapports sur l'égalité hommes-femmes dans les arts du spectacle

Reine Prat, inspectrice générale de la création, des enseignements artistiques et de l'action culturelle :

Je ne reviendrai pas sur le détail des deux rapports que vous venez de mentionner car, devant le constat de l'absence d'évolution dans le fonctionnement et la composition de ce secteur, je pense qu'il faut, aujourd'hui, explorer de nouvelles pistes, peut-être plus radicales que celles que j'ai pu proposer à l'époque.

Je vous rappelle néanmoins brièvement que, à la demande du directeur de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (DMDTS) du ministère de la culture de l'époque, et après avoir largement auditionné, j'ai rendu un premier rapport en 2006 qui mesurait les inégalités entre les hommes et les femmes aux postes de direction et qui mettait en lumière la persistance dans le secteur culturel du phénomène du « plafond de verre ».

Il ressortait de ce rapport les constats suivants :

- la parité entre hommes et femmes était à peu près atteinte pour les postes d'administration des grandes institutions, les femmes y étant même un peu plus nombreuses ;

- en revanche, pour les postes de direction - qu'ils soient confiés à des directeurs administratifs ou à des artistes - entre 75 et 98 % étaient occupés par des hommes, cette situation étant pire dans le cas des artistes.

Le rapport analysait ensuite les postures et les positions des uns et des autres, qui sous-tendaient ce système fortement inégalitaire.

Ce rapport a fait l'effet d'une bombe. Le journal « Le Monde », notamment, lui a consacré une page entière et la presse l'a beaucoup relayé, comme si tout le monde « découvrait » la situation. Les réactions m'ont fait penser que les choses allaient changer...

Je pensais que certaines préconisations allaient être mises en oeuvre, notamment celle proposant qu'un tiers de l'un ou l'autre sexe soit systématiquement représenté dans toutes les institutions - cette proposition relayait une réflexion de Geneviève Fraisse -.

Et cette proposition valait pour les filles comme pour les garçons. Par exemple, on constate qu'on recrute une grande majorité de filles dans les écoles de danse. C'est vrai aussi aujourd'hui pour les écoles d'architecture. Les professions artistiques, dont on sait que les perspectives professionnelles sont économiquement moins porteuses, attirent en effet proportionnellement plus de jeunes filles que de garçons... Il fallait donc encourager les garçons à s'orienter vers ces écoles.

Ce premier rapport s'est poursuivi par une réflexion sur les moyens d'accompagner les évolutions dans le secteur, qui s'est notamment traduite par la mise en place de collectifs dits « H/F », dont le premier a vu le jour en région Rhône-Alpes, à l'initiative d'une metteure en scène, Sylvie Mongin-Algan, qui codirige actuellement le nouveau « Théâtre du 8ème» à Lyon. Depuis, ce collectif a essaimé dans d'autres régions : Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Languedoc-Roussillon... Parmi ses objectifs, s'inscrit l'interpellation de la puissance publique sur ces questions et la mise en oeuvre d'actions qui permettent de les rendre visibles.

En 2008-2009, donc plusieurs années après la publication du rapport, et après avoir donné plusieurs conférences sur le sujet, j'ai dû faire le constat que non seulement rien n'avait changé, mais, qu'en plus, la situation s'était parfois dégradée, comme pour les centres chorégraphiques, dont 40 % étaient dirigés par des femmes en 2006. Elles n'étaient plus que 26 % en 2009, même s'il faut tempérer ce constat par le fait que c'est un tout petit réseau et que tout mouvement a des impacts forts.

Face à la puissance des résistances, j'ai produit un second rapport, dans lequel je constatais que le secteur culturel - pourtant censé nous proposer des représentations de notre société - est un milieu que je peux qualifier de réactionnaire. Les positions y sont extrêmement figées et les rapports, notamment entre les hommes et les femmes, y sont archaïques - qualification dont se revendique le théâtre, soit dit en passant -.

Cette « découverte » m'a profondément ébranlée, d'autant plus que j'ai dû constater qu'elle ne débouchait sur aucune avancée. Ma mission s'est arrêtée, aucune des préconisations n'a été retenue... Heureusement, les collectifs « H/F » se sont développés.

A cet égard, en collaboration et conjointement avec le collectif H/F de Rhône-Alpes, nous avons lancé la « saison 1 pour l'égalité ». Je crois qu'il est important de souligner que ce n'est pas « une » saison pour l'égalité, comme il y aurait « une » journée des femmes, mais bien « la » première saison pour l'égalité, à laquelle se sont joints une quinzaine de théâtres, même si ce ne sont pas les plus importants, bien entendu.

L'objectif de ces saisons est de mettre en avant les femmes, qu'il s'agisse des auteures, des metteures en scène ou des interprètes, pour qu'on ait autant de femmes que d'hommes sur le plateau.

A cet égard, on pourrait prendre exemple sur la Suisse où une directrice de théâtre me disait appliquer le principe d'égalité comme une contrainte légale qu'elle évaluait sur un période de trois saisons.

Je voudrais souligner que l'égalité entre les femmes et les hommes n'est pas qu'une question quantitative, c'est aussi une question budgétaire. Aujourd'hui, une femme metteure en scène n'a pas les mêmes moyens financiers qu'un homme pour monter son spectacle.

Vous savez que l'argument qu'on nous oppose régulièrement est qu'« il n'y a pas de femme metteure en scène ». C'est tout à fait faux. Ce qui est remarquable, en revanche, c'est qu'elles sont la cible privilégiée de la critique. Combien de spectacles « montés » par des femmes font l'objet d'articles de presse virulents quand bien même le travail montré est tout-à-fait intéressant et, à cet égard, deux exemples récents sont parlants.

Muriel Mayette, administratrice générale de la Comédie française depuis 2006, a produit et dirigé une pièce de Bernard-Marie Koltès à son arrivée au « Français ». Magnifiquement mis en scène et malgré une direction d'acteurs qui permettait aux comédiens de se montrer dans toute leur grâce, le spectacle a été massacré par la presse... Muriel Mayette dirige toujours le « Français ». Vous remarquerez qu'elle a récemment féminisé son titre d'« administratrice générale »...

Il est arrivé la même chose à Claire Lasne, administratrice du Centre dramatique régional Poitou-Charentes, dont le spectacle à Avignon, en 2008, a été fortement attaqué et qui a aujourd'hui quitté la direction du centre dramatique.

Vous remarquerez, à cet égard, que les conséquences de la critique sur les artistes femmes sont beaucoup plus drastiques que sur les artistes hommes, dont beaucoup demeurent aux postes de direction des centres dramatiques nationaux en dépit d'interrogations légitimes sur la qualité de leurs travaux.

Aujourd'hui, même si le système perdure, nous assistons indéniablement à une prise de conscience dans les milieux culturels, tant au sein de la profession qu'au sein du ministère.

La nomination de Nicole Pot, haut commissaire à l'égalité, est significative. Les premières propositions qu'elle a formulées rejoignent celles de mes précédents rapports. La question de l'égalité hommes-femmes, autrefois accessoire, est donc devenue, aujourd'hui, un sujet à part entière au sein du ministère. Cela ne signifie pas qu'on ait cessé de dénigrer cette question.

Quand on aborde les questions de parité, on continue à nous opposer celle de la compétence, « Et la compétence, dans tout ça ? », voire à reléguer le sujet au rang de l'obligation de diversité...

J'estime par conséquent, aujourd'hui, qu'aucune mesure de fond ne sera efficace si on ne se résout pas à imposer des obligations de résultats. Vu le retard accumulé dans les postes de direction, il faut aujourd'hui ne plus nommer que des femmes durant les trois prochaines années si on veut un tant soit peu combler le déséquilibre.

L'argument selon lequel on instituerait ainsi un système de passe-droit en faveur des femmes ne tient pas. Ce système existe déjà et cela depuis l'origine du ministère, mais en faveur des hommes ! Il suffit d'inverser le système. Donnons aux artistes femmes les mêmes moyens de production et d'espace de représentation que les hommes. Je ne pense pas qu'elles videront les salles...

J'entends parfois dire qu'il faut imposer des objectifs de parité dans les lettres de mission des théâtres et des institutions. Bien entendu, mais encore faut-il définir des critères très précis : par saison, notamment, et en fixant des quotas précis.

Les obligations de résultats sont aujourd'hui une absolue nécessité, pour les professionnels du spectacle, mais aussi pour les directeurs généraux du ministère de la culture et pour la ministre.

Je voudrais, à cet égard, soulever la question de la nomination des directeurs régionaux des affaires culturelles. Ces fonctions sont traditionnellement occupées par des hommes : pendant longtemps, 3 femmes sur 26 ! C'est peu ! Les récentes nominations ont très peu fait évoluer les choses, vu le retard à combler.

Alors que dix directions régionales des affaires culturelles (DRAC) vont être renouvelées prochainement, c'est peut-être le moment de prendre les choses en main. Mon propre cas est emblématique. Alors que je travaille pour le ministère de la culture depuis une trentaine d'années, j'ai posé ma candidature pour être directrice régionale des affaires culturelles il y a cinq ans, alors que j'avais 58 ans. On m'a répondu qu'il fallait d'abord être directeur-adjoint, condition que l'on n'aurait pas exigée d'un candidat masculin. Et je ne suis pas la seule dans ce cas.

Et pendant ce temps, on nomme à la tête des DRAC des hommes qui n'ont aucune expérience au ministère de la culture. Ce système est insupportable.

Pour revenir au système du spectacle vivant en général, je crois qu'il est important de souligner que le ministère gère aujourd'hui un réseau qui est à bout de souffle. Les structures labellisées aujourd'hui en France - 30 CDN, 5 théâtres nationaux, 71 scènes nationales et environ 1 500 théâtres conventionnés - sont aujourd'hui financièrement soutenues par l'État.

Tout le monde est d'accord pour considérer que ce réseau, budgétivore et fermé sur lui-même, doit faire l'objet d'une refonte globale. Seulement, les résistances au changement à l'intérieur du réseau, en particulier venant de ceux qui en sont bénéficiaires, sont puissantes. La diversification de ce petit « club » serait déjà un premier signe d'ouverture.

Loin de moi l'idée de dire que toutes les femmes sont porteuses de changement. Celles qui ont été nommées adoptent souvent les mêmes comportements que leurs collègues masculins. Mais il faut absolument revoir les critères de sélection des candidats à la tête de ces institutions.

On voit encore trop de cas où un candidat homme passe devant une candidate pourtant porteuse d'un projet dont tout le monde reconnaît la qualité parce que le premier est soutenu - et poussé - par des personnes placées en « haut lieu ».

Déposer une candidature pour assumer la direction d'un établissement labellisé est une démarche lourde, psychologiquement et financièrement. Être évincée est un procédé particulièrement injuste, surtout quand on vous a incitée à déposer votre candidature...

J'en viens maintenant à la question des critères artistiques, au moyen desquels sont sélectionnés les spectacles qui font l'objet de représentations. Ces critères sont, par définition, entièrement subjectifs. Le problème est qu'ils reflètent la subjectivité des quelques personnes sur qui repose le système : les directeurs des lieux et les responsables institutionnels de l'administration culturelle.

Tout étant question de préférence, certaines esthétiques se trouvent purement et simplement évincées, au nom du mauvais goût... Ceci est particulièrement visible dans le domaine de la danse. On sait bien que, dans les écoles de danse, les petites filles, très largement majoritaires, incarnent l'image de la féminité et, même si quelques garçons, particulièrement tenaces, s'y glissent, ils restent une exception.

Pourtant, on assiste, aujourd'hui, à un bouleversement des esthétiques chorégraphiques vers un courant qualifié par les professionnels du spectacle de « non danse ». Cette nouvelle esthétique est portée par des hommes, souvent jeunes, venant de milieux professionnels parfois éloignés des disciplines du spectacle vivant, qui investissent rapidement les plateaux et donc monopolisent les moyens de production avec, comme conséquence, l'éviction des femmes d'un secteur - la danse - dans lequel elles sont pourtant censées exceller.

Ceci illustre le rapide retournement des goûts esthétiques. La maîtrise technique, la virtuosité - autrefois valorisées - d'un coup ne le sont plus. C'est pourquoi il convient de trouver les moyens de déconstruire l'arbitraire des experts pour accéder à une réelle diversité des spectacles représentés.

Aujourd'hui, pour voir un « spectacle de femmes », il faut la plupart du temps, se déplacer à l'extérieur de Paris. C'est l'occasion de découvrir des outils de production et de diffusion formidables en banlieue car certains théâtres, à la périphérie de Paris, ont aussi de grands plateaux. Mais ceci montre que les artistes femmes font rarement partie du « cercle ».

A ce sujet, je pense qu'il est essentiel de s'intéresser à la question des représentations sur le plateau. Dans le cadre de la mission qui m'avait été confiée, j'avais demandé à une sociologue spécialisée sur ces sujets, Sylvie Cromer, de réaliser une analyse quantitative et qualitative ciblée sur les spectacles classés dans la catégorie « jeunes publics » d'une saison.

Il en est ressorti qu'un plus grand nombre de rôles étaient confiés à des hommes et que, surtout, les personnages confiés à des femmes mettaient en jeu des « incarnations-types » - la folle, la sorcière, l'héroïne - à tel point qu'on pouvait légitimement se demander s'il existait des rôles de « petite fille normale » dans ces spectacles...

De cette étude, il ressort en effet que le monde des spectacles est un monde masculin, dans lequel vient se greffer des « types de femmes ».

Je pense qu'il serait utile d'étendre cette étude à l'ensemble des spectacles d'une saison.

Je voudrais maintenant revenir sur la question des écoles d'art. Il me semble urgent de rétablir une parité entre les sexes, puisque les jeunes filles y sont largement majoritaires.

Compte tenu du nombre de candidates aux concours d'entrée des interprètes, on a établi des quotas au concours d'entrée du Conservatoire national supérieur d'art dramatique de Paris (CNSAD) et à celui du Théâtre national de Strasbourg (TNS), afin de recruter le même nombre de filles que de garçons. Ce qui, soit dit en passant, reflète une vision très figée du théâtre, reposant sur l'idée que les rôles de femmes ne peuvent être interprétés que par des femmes, et inversement pour les hommes. Je vous rappelle que, avant le XVIIème siècle, les femmes n'avaient pas le droit de monter sur le plateau. Entre parenthèses, il est significatif de constater que, si nous avons bien, aujourd'hui, des « actrices », les « autrices » n'existent toujours pas - il n'existe pas en effet de nom féminin pour « auteur » -.

Dans les écoles d'art, pour le dire schématiquement, des générations de « lolitas » travaillent sous l'égide de mentors qui sont le plus souvent des hommes, le plus souvent d'un certain âge. Ne serait-il pas légitime de se demander quel rapport cela engendre et quelles dérives portent ce genre de déséquilibres ?

Si on nommait des femmes à la tête de ces écoles, cela pourrait tout changer, non seulement en termes de rapport de travail, mais aussi en termes de choix de recrutement, d'évaluation des travaux et de renouveau des formes esthétiques.

Dans les écoles de théâtre, la reproduction des représentations sexuées est édifiante et, même si ce n'est pas le sujet aujourd'hui, la question se pose aussi pour les rares étudiants de couleur qui arrivent à passer la barre du concours. Les témoignages sont nombreux et assez inquiétants.

En conclusion, je voudrais insister sur le fait qu'on est à un moment charnière, puisqu'on assiste à un changement de génération, en particulier au sein de l'administration culturelle, mais aussi à la tête des institutions labellisées.

C'est l'occasion de faire entrer les femmes, et pas forcément des « jeunes » femmes. Et qu'on ne nous dise pas qu'il n'y en a pas. Il y en a, mais il faut les regarder autrement.

Le rôle d'un directeur de théâtre est aussi de faire émerger de nouvelles générations et de nouvelles formes artistiques. Les regards de femmes seraient essentiels au renouveau du théâtre.

D'ailleurs, une des femmes engagées au sein du mouvement « H/F », Muriel Couton, qui travaille à la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), vient de lancer un appel à constituer des réseaux de femmes, qui doivent encourager et soutenir les candidatures des femmes.

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