Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, notre débat fait suite au très bon rapport d’information rédigé par nos collègues Jean-Pierre Sueur, Christian Cointat et Félix Desplan. À partir d’un constat que je partage, ils ont émis un certain nombre de propositions, dont certaines devraient, selon moi, faire l’objet d’un débat plus précis que celui qui nous rassemble cet après-midi mais dont je me félicite toutefois.
Ce rapport a été rédigé à la suite d’une mission réalisée à Mayotte par une délégation de la commission des lois en mars 2012, soit un an après que ce territoire est devenu le cent unième département français, conformément au souhait des Mahorais, qui, en 2009, ont voté très majoritairement en ce sens.
Je vous ferai grâce de ce que j’ai pu dire devant la Haute Assemblée avant et après la tenue de ce référendum. Je garde toutefois le souvenir de séances animées, ponctuées de remarques quelque peu désobligeantes, pour ne pas dire violentes, émanant de collègues de l’opposition d’aujourd’hui et de la ministre de l’intérieur de l’époque.
Je rappelle que le groupe CRC était défavorable, non pas tant à la départementalisation, mais aux conditions dans lesquelles elle avait été présentée aux Mahorais, et qu’il regrettait le quasi-mépris qui s’était exprimé à l’égard des Comores et des Comoriens.
Ainsi, lors du débat sur une déclaration du Gouvernement tenu au Sénat le 12 février 2009, j’avais attiré l’attention sur les conséquences que pouvait avoir la méthode employée par le gouvernement d’alors pour faire accepter la départementalisation par la population mahoraise. Ces nombreuses mises en garde concernaient aussi bien la forme que le fond du processus retenu.
Aujourd’hui, je constate que beaucoup trop de nos craintes se sont vérifiées dans les faits, comme j’ai pu le constater sur place.
La départementalisation a été présentée aux Mahorais comme un facteur d’amélioration immédiate de leurs conditions de vie. Elle a fait naître un véritable espoir, il faut le reconnaître. Le résultat du référendum en témoigne d’ailleurs.
Très vite, pourtant, la déception a remplacé l’espoir. Durant quarante-cinq jours, en septembre et en octobre 2011, la colère populaire contre la vie chère a traversé Mayotte, comme elle a traversé les Antilles et à la Réunion.
Les revendications formulées par ce mouvement n’étaient rien d’autre que l’expression d’une vie trop dure, couplée au sentiment, pour les Mahorais, d’être considérés comme des citoyens de seconde zone.
Le principe de réalité s’est donc bien vite imposé, et les conditions dans lesquelles la départementalisation avait été mise en place ont suscité de violentes réactions. Soyons clairs : la départementalisation s’est faite au rabais. Ainsi, le niveau des prestations sociales reste très faible, au regard, notamment, de celui qui est appliqué en métropole.
Au prétexte que « la départementalisation ne doit pas ajouter des bouleversements et des frustrations provoquées par une élévation artificielle des niveaux de vie », il ne paraît « pas envisageable que les habitants de Mayotte disposent immédiatement de l’ensemble des transferts sociaux en vigueur dans les départements de métropole », pouvait-on lire dans le rapport de 2008. Que dire devant de telles remarques, si ce n’est qu’il serait intéressant de savoir ce que les Mahorais en pensent eux-mêmes ? Au bout du compte, il s’agit de leur vie !
Même si le RSA, créé à Mayotte le 1er janvier 2012, a vu son montant forfaitaire revalorisé de 52, 29 % au 1er janvier 2013, il ne représente que 181, 22 euros pour une personne seule sans enfant.
Une nouvelle revalorisation portera le montant forfaitaire du RSA mahorais à 50 % du montant national, mais cette mesure fait débat. J’ai cru comprendre, en effet, que le ton était monté au conseil général de Mayotte, où cette mesure discriminatoire a été d’autant plus mal accueillie qu’elle s’est accompagnée de commentaire sur les risques de déstabilisation à Mayotte si y était appliqué le RSA à 100 %. Vous l’avouerez, mes chers collègues, c’est un peu rude à entendre !
J’en viens à la répartition territoriale des 8, 4 millions d’euros de crédits de paiement alloués en 2013 au dispositif d’aide juridictionnelle dans les départements d’outre-mer. La Réunion est destinataire de la majorité de ces crédits, suivie de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et, enfin, de Mayotte, pour environ 5 %, ce qui ne peut que renforcer le sentiment de discrimination des Mahorais.
La départementalisation entérine le morcellement des Comores, au détriment de la population comorienne et de la stabilité institutionnelle et politique de l’archipel. Or, vous le savez bien, mes chers collègues, ce sont les mêmes familles qui peuplent les quatre îles qui le constituent !
Le visa Balladur n’est toujours pas supprimé. Il continue de crisper les relations entre les îles de l’archipel, en créant une frontière artificielle séparant Mayotte des autres îles. La situation était déjà tragique avant la départementalisation ; elle s’est encore aggravée depuis. Chaque année, on l’a dit, ce sont des milliers de Comoriens qui tentent d’accéder à Mayotte sur les fameux kwassa kwassa, et ils sont nombreux à perdre la vie dans cette traversée désespérée.
Depuis l’instauration du visa Balladur, en 1994, près d’un millier de Comoriens meurent ainsi chaque année dans des naufrages entre Mayotte et Anjouan.
À Mayotte, les informations funèbres se succèdent et se ressemblent : le 16 juillet 2012, sept morts dont quatre enfants ; le 16 août, décès d’un nourrisson au centre de rétention administrative après l’interception d’un kwassa kwassa ; le 8 septembre, six morts et vingt-huit disparus ; le 8 octobre, trois morts et treize disparus dans un naufrage.
Fait sans précédent, le porte-parole du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés a réagi, lors d’une conférence de presse qui s’est tenue à Genève, à cette accumulation de chiffres en octobre dernier. Son intervention faisait suite au naufrage du 8 octobre 2012 qui avait porté à 109, dont soixante-neuf décès, le nombre des victimes de naufrages au large des côtes de Mayotte pour cette même année.
« Ce naufrage, disait-il, rappelle les risques encourus par des personnes désespérées qui fuient la pauvreté, le conflit ou la persécution. » Parfois les trois à la fois ! « Comme en Méditerranée et dans le golfe d’Aden, la mer entourant les îles de Mayotte est le théâtre de traversées clandestines entreprises par des migrants et des réfugiés » – des hommes, des femmes et des enfants… – « en quête d’une vie meilleure ou de protection… »
Ainsi, en 2012, environ 1 200 demandes d’asile ont été déposées à Mayotte par celles et ceux qui sont en quête d’un endroit pour vivre, soit 41 % de plus qu’en 2010, 90 % des demandeurs étant bien sûr originaires des Comores. Autrement dit, des femmes et des hommes comoriens qui tentent de se rendre sur un territoire qu’ils connaissent bien.
Il m’apparaît donc important de prendre la mesure d’une situation aussi singulière, dégradante. Il faut d’admettre l’hypothèse qu’elle ne relève en rien d’une quelconque fatalité et qu’elle n’est pas non plus la simple conséquence des risques encourus par toute personne qui prend la mer.
Je partage totalement ce qu’a indiqué notre collègue Jean-Pierre Sueur : au lieu de laisser Mahorais et Comoriens s’opposer, ayons le courage d’innover en matière de coopération, afin d’aider les Comores à se doter – ce n’est qu’un exemple parmi d’autres – d’infrastructures telles que des maternités, pour permettre aux femmes d’accoucher en toute sécurité chez elles, c'est-à-dire aux Comores !
Dans la continuité, il est primordial d’améliorer immédiatement les conditions de rétention à Mayotte ; cela a d’ailleurs été souligné. À cet égard, les mesures qui ont été prises par le ministère de l’intérieur me semblent encore insuffisantes. Nous devons mettre un terme aux traitements indignes dont sont victimes les personnes enfermées au centre de rétention, ainsi qu’à l’enfermement des enfants. Et c’est du vécu ; je me suis moi-même rendue dans ce centre de rétention !
À l’instar de ma collègue Esther Benbassa, je rappelle ce que Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, déclarait dans un entretien publié dans Causes communes à propos de l’outre-mer : « Si ces territoires relèvent de l’État de droit, il ne peut y avoir de dérogations qui, sous couvert d’adaptation à la situation locale, sont en réalité des dispositions restrictives de liberté. »
Monsieur le ministre, il convient donc de mettre un terme à la situation d’exception que connaît ce département français, pour en finir avec la contradiction consistant à défendre l’universalité des droits partout dans le monde, ce qui est à l’honneur de la France, sans le faire dans certains territoires de notre pays. §