Intervention de Yves Pozzo di Borgo

Réunion du 19 février 2013 à 14h30
Débat sur la politique étrangère

Photo de Yves Pozzo di BorgoYves Pozzo di Borgo :

Non, et je pense que mes collègues de l’UMP seront d’accord avec moi pour rendre cet hommage à notre président de commission.

Je voudrais aussi remercier l’ensemble des membres de la conférence des présidents d’avoir fait droit à la demande formulée par le groupe UDI-UC depuis plus d’un an.

En effet, la politique étrangère de la France a longtemps été un angle mort du contrôle exercé par les assemblées. On a longtemps, trop longtemps sans doute, vécu sur cette fameuse idée du consensus gaullien selon lequel nous devrions nous en remettre entièrement au bon vouloir du Président de la République, même si, il est vrai, celui-ci est responsable de cette politique en dernier ressort.

Après plus d’un demi-siècle de gel de la réflexion sur les orientations prioritaires de la diplomatie française, j’espère que le présent débat permettra à notre Haute Assemblée d’être pionnière dans la consolidation de la réflexion quant aux orientations stratégiques du rôle de la France dans les affaires internationales.

Le monde a changé d’échelle, mais pas nous ! Que représente en effet 1 % de la population mondiale face à l’Inde, la Chine ou encore le Brésil ? Que représentent nos 2 000 milliards d’euros de produit intérieur brut, même si c’est important, face au PIB des États-Unis ou encore de la Chine, qui progresse à grands pas ? Rien ? Certes non, mais bien moins que nous ne le croyons.

Le récent rapport Global Trends de la CIA sur le monde en 2050 est édifiant à cet égard. Entre 1999 et 2011, notre production industrielle par rapport à notre produit national a diminué de 30 points, et de 13 points pour l’ensemble de l’Union. Nous vivons ce que l’économiste Christian Saint-Étienne appelle un « mai 1940 » économique. L’Union européenne, qui représente aujourd’hui près de 25 % de la richesse mondiale, n’en pèsera plus que 12, 5 % en 2050.

L’affaiblissement de l’Europe est patent tant du point de vue économique que du point de vue international. Le double pilier d’une défense assurée par l’OTAN et la politique européenne de sécurité et de défense, la PESD, est un mythe comme celui d’une diplomatie européenne intégrée.

L’Europe des affaires étrangères, c’est un cas exemplaire de la diplomatie de réaction. Nous mesurons tous à quel point le bilan de Mme Ashton est décevant et à quel point aussi, en dépit de l’ambition affichée par le traité de Lisbonne, l’Europe reste sur la scène diplomatique un agrégat informe de diplomaties parallèles, même s’il y a quelquefois des initiatives communes.

Seule, la France est condamnée au déclassement face à des locomotives comme l’Indonésie, la Thaïlande ou encore le Mexique, qui seront, selon le rapport Global Trends, les acteurs des affaires internationales de demain, car eux seuls auront les moyens économiques de leur politique extérieure. Or le destin de la France et celui de l’Europe sont indissociables ; il n’y aura pas de France respectée dans le monde sans une Europe forte, et cette Europe forte n’existera pas sans la restauration de la force économique de notre pays.

L’Europe n’a pas à devenir un vecteur de la projection d’une puissance française que n’animeraient que les nostalgiques de la geste napoléonienne.

En revanche, c’est à la France de mettre son histoire et son savoir-faire au service d’une véritable construction diplomatique européenne. C’est à la France de jouer un rôle moteur dans la construction d’un véritable acteur européen sur la scène internationale.

La France doit faire de l’Europe le lieu d’une diplomatie de prospection adaptée à l’échelle du monde. Cela passe d’abord par l’élaboration d’une véritable politique stratégique de voisinage avec nos voisins continentaux, l’Afrique et la Russie, et ses prolongements en Asie centrale.

L’Afrique, mes chers collègues, n’a plus rien à voir avec Tintin au Congo. En 2050, le continent africain sera riche du talent de ses 2 milliards d’habitants, de ses ressources incroyables, de sa croissance économique insolente.

Dans son discours de Dakar, Nicolas Sarkozy, Président de la République, souhaitait s’adresser à l’Afrique de l’avenir, à une Afrique de la croissance et de la démocratie, désignant le Sénégal comme l’un des exemples de cette Afrique qui serait allée au-delà des impasses d’un colonialisme dépassé par l’Histoire.

Pourtant, les faits sont têtus et les réflexes de la Françafrique sont encore bien ancrés dans nos usages. Nous menons une politique africaine désuète et digne des années soixante. Nous avons un train de retard sur la marche du monde.

Le geste le plus spectaculaire de la France envers l’Afrique ces dernières années est sans aucun doute son intervention au Mali, que le groupe UDI-UC soutient dans son unanimité. Alors qu’il y a encore quatre ans, nous parlions de développer un dialogue d’égal à égal avec les pays de l’Afrique du Nord dans le cadre d’une éventuelle Union pour la Méditerranée, nous en sommes encore à mener des opérations de police dans le Sahel.

Nous sommes embourbés dans ces gestes qui nous font occulter l’essentiel. L’influence de la France en Afrique s’est émoussée ces dernières années, mais pas son image. Cela n’est pas tant le fait d’une démocratie, qui reste à construire dans les États africains, que celui de la concurrence croissante de la Chine, devenue un acteur majeur du continent africain. En 2009, l’agrégation des investissements chinois dans les différents pays d’Afrique était évaluée à 1, 5 milliard d’euros.

Après avoir mis sous tutelle l’industrie textile, qui était florissante dans le Maghreb, la Chine s’est lancée dans une vaste politique d’influence économique à l’échelle du continent africain. Elle prend possession des terres, des entreprises et des finances africaines. C’est également elle qui a construit le bâtiment de l’Union africaine.

Depuis des années, une importante diaspora chinoise s’est constituée dans de nombreux pays de l’Afrique de l’Est. C’est la stratégie d’un grand pays.

La France et l’Europe restent à l’écart de ce mouvement général. La France est de plus en plus marginalisée dans le flux de croissance économique que représente l’Afrique, près de 7 % de moyenne annuelle.

La France est de plus en plus isolée dans l’accès aux ressources, aux marchés et au commerce avec les forces vives d’un continent définitivement tourné vers l’avenir.

Autant le dire d’un trait, monsieur le ministre, la France est assez paradoxale. Grande puissance militaire, elle est incapable d’entraîner l’Europe sur la voie d’une défense commune et intégrée alors que, de fait, notre pays assure la défense d’une grande partie de l’Afrique.

Je parle de la France, mais c’est bien évidemment l’Europe entière qui reste écartée. Ni la France, ni la Grande-Bretagne, ni aucun pays européen, et encore moins l’Union européenne, ne réagissent face au rapt que la Chine est en train de perpétrer en Afrique, c'est-à-dire chez nos voisins immédiats.

Par son absence de politique africaine, l’Europe est en train de s’affaiblir. Son manque de stratégie commune, alimenté par de vieux réflexes, vont conduire l’Union européenne à manquer son rendez-vous avec un continent d’avenir.

Dans un monde à l’échelle du XXIe siècle, notre frontière continentale ne se limite pas à l’Afrique. Il faut également compter avec notre voisin de l’Est, la Russie, qui interroge également le rôle de la diplomatie française en Europe.

Les liens entre l’Europe et la Russie sont le produit de la nécessité historique et de la réalité géographique. Notre continent est le prolongement atlantique de l’Eurasie. La Russie est une fédération unifiée par des siècles d’intégration politique depuis Pierre le Grand.

La Russie est une nation soudée par une langue et une religion dominante, jusque dans les aspects les plus personnels de la culture de tout citoyen russe. L’Europe, elle, reste riche de sa diversité, mais ne parvient pas en exploiter toutes les inflexions. Comparaison n’est pas raison, mais, sous réserve de l’anachronisme, l’Europe face à la Russie, c’est le Saint-Empire face à la France de Louis XIV !

Plus le temps passe et plus l’interdépendance entre les pays d’Europe et la Russie est flagrante. Le général de Gaulle déclarait d’ailleurs, lors d’une conférence de presse en 1949, que « dût-elle changer de régime, il faut faire l’Europe avec la Russie ». Nous sommes interdépendants en matière énergétique et commerciale. L’Europe consomme une énergie qu’elle n’a pas. Elle cherche à se développer grâce à des minerais, des matières premières qu’elle trouve non pas chez elle, mais dans l’hinterland continental, en Sibérie. La diplomatie et la défense européennes sont impensables sans la Russie. Si l’interdépendance est évidente, nos relations manquent encore de synergie et d’ambition.

Jusqu’alors, la France et l’Europe sont restées dans une position de principe vis-à-vis de la Russie et de sa sphère d’influence asiatique. Nous condamnons unilatéralement le pouvoir russe, et principalement la personne de Vladimir Poutine, sans mesurer que la Russie est entrée dans un processus de transition difficile, mais démocratique.

Nous jugeons la Russie à l’aune de nos propres critères politiques, sans prendre conscience qu’elle est passée, en à peine plus de vingt ans, du communisme le plus sourd au statut de puissance énergétique émergente. Comme en Afrique, la France et l’Europe restent dans une diplomatie de la réaction, figées sur des positions de principe, sans prendre en compte la réalité des rapports de force géopolitiques.

Depuis de nombreuses années, j’appelle au développement d’une véritable politique russe de la France. J’ai rédigé deux rapports sur cette question au Sénat. Je crois fermement que l’Europe n’a pas d’avenir sans la Russie et que nous devons privilégier notre grand voisin de l’Est et – pourquoi pas ? – imaginer la constitution d’un espace économique, humain et de sécurité commun, comme l’avait d’ailleurs dit le président Sarkozy.

Une fenêtre de dialogue existe entre la France et la Russie, mais elle est fragile. Comme pour l’Afrique, c’est à la France de se faire le vecteur et l’aiguillon d’une diplomatie intégrée de l’Europe au regard de la Russie.

Tout reste à faire en la matière. Les rencontres bisannuelles entre l’Union européenne et la Russie sont soit bloquées soit vides de sens, vous le savez, monsieur le ministre. La Russie louvoie entre les diplomaties parallèles qui agitent la scène européenne et, là encore, nous manquons, nous, Européens, de cohérence et de crédibilité.

La France investit annuellement près de 7, 5 milliards d’euros, quand la Russie ne mise que 300 millions d’euros ! Nous passons à côté d’une source importante d’investissements. Et pourquoi ? C’est bien simple : dans le rapport relatif aux investissements russes demandé dans le cadre de la préparation de la dernière rencontre entre le président Hollande et le président Poutine, il est apparu que cette asymétrie était pour l’essentiel le fait du non-règlement de la question des visas. Savez-vous que la Russie est actuellement le pays obtenant le plus de visas, soit 400 000 chaque année ?

Plus spécifiquement, il est apparu que c’est le sentiment d’insécurité fiscale suscité par la France qui dissuade les flux de capitaux russes. Là encore, nous faisons les frais de notre manque de moyens diplomatiques en matière économique.

Les objectifs de premier plan étant posés, une question reste pendante : la France dispose-t-elle des outils pour mener ce combat en Europe ? Notre pays a-t-il les moyens d’une politique internationale à l’échelle du siècle qui débute ?

On ne peut se satisfaire du seul exposé des chiffres. Dès que nous abordons la question de notre appareil diplomatique, on se contente de nous répondre que, forts du deuxième réseau mondial après celui des États-Unis, nous n’avons pas d’inquiétude à nous faire. Pourtant, je soutiens qu’une politique internationale est impensable sans une politique économique offensive et valorisante pour nos atouts à l’étranger.

Car, bien évidemment, nous gardons des atouts. La France reste une puissance nucléaire majeure et un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Je crains simplement que les atouts légués par l’Histoire ne soient hypothéqués par les réformes économiques que nous ne faisons pas.

Nous soutenons le Gouvernement dans sa volonté de réduire les dépenses publiques. Pour autant, on ne peut que s’interroger sur la fiscalité trop lourde pesant sur nos entreprises et sur la consommation des ménages, qui sont autant d’agents du « soft power » national.

À cet égard, l’exemple de la fameuse taxe à 75 % est édifiant. Vous le savez, monsieur le ministre, vous avez été ministre des finances et Premier ministre. Même si vous ne pouvez pas le dire, car vous êtes membre du Gouvernement, vous mesurez à quel point cette annonce a dégradé l’image de notre pays à l’étranger, notamment chez les décideurs d’investissements.

Il en va de même pour le Grand Paris. La France a besoin d’une ville-monde. Il en existe deux en Europe : Paris et Londres. Fernand Braudel a démontré que la concentration géographique parisienne a été l’un des points de voltage du rayonnement de la France à l’étranger. À nous de nous doter d’un outil parisien à l’échelle du siècle. Paris, avec deux millions d’habitants, est trop petit : il faut faire un Grand Paris.

L’Île-de-France représente 30 % de la richesse nationale – plus de 10 % sont répartis sur les autres régions – et la première région d’Europe. Pourquoi ne serait-elle pas la première du monde ? À nous de faire de Paris l’une des capitales du monde de demain, au lieu de l’abandonner à un projet de Grand Paris au rabais, fruit d’une vision franchement provincialiste, que nos collègues de province ne nous en veuillent pas de le dire.

Une nouvelle orientation doit être donnée à notre politique économique afin que les actions de solidarité et d’attraction entre la France et le monde ne soient plus entravées.

Notre pays souffre d’un vice majeur. Le démographe Alfred Sauvy disait de la France des années trente qu’elle était un vieux pays, avec de vieilles gens qui avaient de vieilles idées. Cette sentence reste valable aujourd’hui, du moins dans les esprits.

Nous mesurons à quel point nos concitoyens se crispent et se replient sur eux-mêmes. Le rejet de la Constitution européenne le 29 mai 2005 comme la consolidation d’un euroscepticisme véhiculé par un populisme prospérant à gauche comme à droite sont les symptômes de notre rejet du monde extérieur.

Mais je m’interroge.

Monsieur le ministre, vous avez annoncé l’été dernier votre volonté de renforcer l’initiative économique dans la diplomatie française en créant un service, voire une direction de la diplomatie économique. Vous avez l’intelligence des articulations et des souplesses administratives. Nous ne doutons pas de votre capacité à mener votre projet à son terme, mais nous demandons des éclaircissements.

Enfin, monsieur le ministre, pensez-vous que le principe d’une diplomatie économique soit pertinent, compte tenu de la crise que nous traversons ? Le travail du Trésor est préempté par la gestion quotidienne de la crise de la dette souveraine, laquelle tend à définir les rapports de force entre les pays membres de l’Union européenne. Ne faudrait-il pas d’abord restaurer notre influence économique en Europe pour disposer d’un véritable poids en matière de diplomatie économique européenne ?

Monsieur le ministre, nous avons besoin de clarté, de lisibilité et d’une feuille de route bien établie pour faire de la France, non pas la plus grande des puissances moyennes, selon la formule bien connue du président Valérie Giscard d’Estaing, mais le fer de lance et le leader continental de l’orientation diplomatique d’une Europe intégrée.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion