Intervention de Jean-Louis Carrère

Réunion du 19 février 2013 à 14h30
Débat sur la politique étrangère

Photo de Jean-Louis CarrèreJean-Louis Carrère :

Le cri d’alarme que j’exprime aujourd’hui situe le débat au niveau qui est le sien : celui de la politique et de la conception exigeante que nous en avons.

Le monde a changé, monsieur le ministre, et il change jour après jour, devant nous. Et je ne m’attache pas à défendre une conception passéiste de la France grande puissance et de la prééminence des pays occidentaux. Ce temps est révolu, ce qui ne signifie nullement que nous devons abdiquer et nous laisser dicter notre avenir par d’autres. Je crois d’ailleurs que nul ne le souhaite, ici mais aussi ailleurs, si l’on en juge par les déclarations des responsables américains, à l’instar de celle du vice-président Joe Biden, le 2 février dernier, lors de la conférence sur la sécurité de Berlin.

La France reste une « grande puissance moyenne ». Elle agit dans le monde par elle-même et avec ses partenaires européens et ses alliés. Si les décisions en cours devaient aboutir à nous priver des moyens d’une telle politique, il faudrait que cela soit dit avec une totale transparence. Rien n’est encore tranché aujourd’hui, mais les termes du débat sont bien posés.

J’en viens au deuxième point de mon intervention.

Vous étiez hier à Bruxelles, monsieur le ministre, pour le conseil Affaires étrangères. Je ne commenterai pas les décisions qui y ont été prises. Je reprendrai simplement la question, certes un peu provocatrice, d’Hubert Védrine : l’Europe est-elle en train de quitter le cours de l’Histoire ? Pour ma part, je ne le pense pas.

Ce constat désabusé, pour ne pas dire inquiétant, pourrait pourtant être dressé, au regard des divisions qui règnent entre les États-nations, du repli sur soi auquel conduit la « crise économique » – ou le « changement », que je préfère ! –, au regard du jeu des égoïsmes nationaux, mais aussi des illusions de paix, entretenues sur le continent du fait de l’absence de menaces directes à ses frontières et surtout de la pathétique inexistence de ceux qui devraient incarner l’amorce d’une politique étrangère et de défense commune.

Nous ne pouvons qu’être frappés par le contraste entre les propos tenus par les responsables américains à Berlin et l’absence de répondant collectif chez les Européens, comme nous avons malheureusement pu le constater lors des interventions récentes, dans la relance du processus de paix au Moyen-Orient, de laquelle l’Europe est absente, ou encore tout récemment avec le drame syrien, où, mise à part l’attitude résolue de la France, monsieur le ministre, la seule avancée réelle, qui permet quelque espoir, est constituée par l’accord, annoncé hier, entre les diplomaties russe et américaine.

Sur tous ces dossiers, l’Europe est trop absente, ou plutôt, elle n’est présente qu’en tant que susceptible de financer, et non pour agir.

Certes, l’Europe ne dispose pas encore des institutions qui lui permettraient de s’imposer sur le plan international, en dépit des possibilités qui lui offre le traité de Lisbonne. Mais tout n’est pas qu’une simple question d’organisation : elle a principalement besoin, nous avons, nous Européens, principalement besoin d’une pensée stratégique commune, d’analyses convergentes sur les politiques à mener.

Or, nous le voyons bien, ce que la France, ni aucune autre nation européenne, d’ailleurs, ne peut faire seule, doit être réalisé à l’échelle communautaire. Mais, entre le blocage du Royaume-Uni – j’allais dire son europhobie, mais je retire le mot ! –, son projet de référendum, l’attitude de l’Allemagne, nation pacifiste dotée d’une puissante industrie de défense, et le renoncement de la plupart des États membres de l’Union, qui s’en remettent au parapluie américain, on ne peut pas dire que l’optimisme prévaut ! Faut-il attendre qu’il soit trop tard – ou presque – pour prendre les bonnes décisions ?

Si nous ne faisons rien, si nous laissons passer l’heure, l’Europe de la défense et notre autonomie de décision se dissoudront dans l’OTAN, et notre industrie de défense passera sous contrôle américain, perspective que laisse déjà entrevoir la revue des règles ITAR, à laquelle l’administration Obama travaille sous la pression du lobby de ses industriels.

Avant d’en venir à deux questions plus précises sur l’Afghanistan et sur le Mali, je voudrais vous interroger, monsieur le ministre, sur l’Asie-Pacifique, zone définie encore récemment par votre ministère comme « la nouvelle frontière de la diplomatie française ».

Naturellement, nous ne pouvons nous désintéresser de l’Asie, vers laquelle l’Amérique – tout au moins, les États-Unis – poursuit son mouvement de bascule.

Le récent voyage du Président de la République en Inde témoigne de notre intérêt pour la zone comme de nos intérêts dans celle-ci. Le projet de Livre blanc analyse correctement les mutations et les enjeux de l’Asie-Pacifique. Cependant, si nos moyens connaissaient une baisse significative, ne serions-nous pas obligés de définir des priorités et de nous en remettre à d’autres, pour une zone géographique où vont pourtant se concentrer, dans un proche avenir, aussi bien la croissance économique que les foyers de tensions, attisés par la montée en puissance militaire de la Chine ? Bref, ne resterons-nous pas à l’écart du « duel du siècle », pour reprendre une partie du titre du livre écrit par Alain Frachon et Daniel Vernet ?

Tous les pays de la zone positionnent leur politique étrangère et leurs alliances par rapport à la Chine. Très clairement, il y a la Chine et les autres ! Nous avons pu le constater en 2012, lors de la mission qu’a effectuée une délégation de notre commission en Australie.

Quelles sont donc les lignes directrices de notre politique en la matière ?

Sans sortir de cette zone géographique, mon propos se portera maintenant sur l’Afghanistan et sur le futur de nos relations avec ce pays.

Le bilan que nous pouvons dresser de plus de dix années d’intervention et d’engagement, payées au prix du sang de nos soldats, est mitigé. La situation militaire et sécuritaire reste très fragile. Les succès de la coalition ne se traduisent pas par une diminution de la puissance des insurgés. Le développement du pays, qui pourrait, à terme, lui apporter la paix, est freiné par l’insécurité mais aussi par le retard dans la mise en place des projets. L’armée afghane prend le relais des troupes occidentales au prix de pertes très significatives. Elle connaît encore des lacunes capacitaires et de commandement qui sont préoccupantes.

Ma première question porte sur l’avenir de la présence militaire occidentale, dont le soutien sera bien évidemment nécessaire à l’armée afghane. Il faut éviter que ne se reproduisent les événements qui ont conduit à l’effondrement du régime Nadjiboullah, après le départ des Soviétiques. Or, pour agir, l’insurrection, me semble-t-il, attend son heure, celle du retrait de la coalition.

Cela ne vous étonnera pas, monsieur le ministre, notre principale préoccupation concerne le processus politique, avec la concomitance, en 2014, de l’élection présidentielle et du retrait des forces de l’OTAN. Ne pouvons-nous craindre que les valeurs qui sont les nôtres, et qui ont fondé notre intervention et les sacrifices auxquels nous avons consenti, ne soient pas partagées par les dirigeants afghans ? Que penser de la remarquable phrase de l’un de nos diplomates, selon lequel M. Karzai partage avec ses compatriotes, au nom d’une courtoisie immémoriale, cette culture du travestissement de la vérité, chez nous appelé autrement ? La formule, le brio mis à part, pose une vraie question, surtout si l’on se rappelle l’une des cinq règles du Yaghestan, énoncées par Michael Barry, selon laquelle un chef n’est en mesure d’imposer son autorité que grâce au clientélisme, ce qui le rend bien évidemment dépendant des subventions extérieures.

La reprise de la guerre civile – un risque non négligeable, comme en témoigne la reconstitution des armées des chefs de guerre –, ou le retour des talibans seraient, convenons-en, très difficiles à expliquer à nos opinions publiques.

Le dernier point de mon propos concernera le Mali.

Nous avons su réagir vite, frapper fort, et mettre les Maliens, les Africains, et bientôt l’ONU, au centre du jeu. Ce n’était pas une mince affaire ! Cependant, les armes n’ont fait que créer les conditions d’une sortie de crise, sur laquelle il nous faut travailler. En tout état de cause, nous devons vous aider, monsieur le ministre.

La faiblesse des États est pour nous une menace, au Mali comme en Libye. Vous le dites souvent, monsieur le ministre, le nœud gordien de la question malienne est la restauration de l’État.

La première urgence est d’établir, dans le pays, une base démocratique, et, donc, d’organiser des élections, dont je crois, moi aussi, qu’elles sont possibles. Les villes du nord du Mali sont libérées, et 98 % de la population peut aujourd’hui voter. Maintenons donc la pression pour que l’objectif, ambitieux, de juillet soit tenu, et gérons au mieux, dans l’intervalle, la fin de la transition, dès avril.

Reconstruire l’État, c’est aussi reconstruire l’armée, la gendarmerie, la police. Avec la mission de formation des forces armées maliennes qu’ils ont reçue, les soldats européens seront les tuteurs de la totalité des futurs cadres de l’armée malienne, qu’ils sensibiliseront aux notions essentielles de respect des droits humains et de subordination au pouvoir civil.

Ne nous leurrons pas, mes chers collègues, l’armée malienne reste aujourd’hui tiraillée entre différentes loyautés. D’ailleurs, que se passe-t-il à Kati, monsieur le ministre ? La présidence du comité militaire de suivi de la réforme des forces de défense et de sécurité constitue-t-elle, pour celui à qui on l’a offerte, un enterrement ou un tremplin ?

Reconstruire l’État, c’est aussi se réconcilier. La feuille de route adoptée le 29 janvier dernier permettra-t-elle d’inventer les instances d’un vrai dialogue et de dessiner les contours d’une administration territoriale nouvelle, qui réponde aux aspirations du Nord ?

Le dialogue, justement, n’est pas encore vraiment engagé. Aidons à la mise en place de la commission nationale de dialogue et de réconciliation, aidons vigoureusement au dialogue intercommunautaire de manière vigoureuse, contribuons à l’accélérer !

Reconstruire l’État, enfin et surtout, c’est lui permettre de contracter la seule assurance-vie qui vaille, à long terme : le développement économique. En donnant un avenir à la jeunesse, il tarira le mieux possible le recrutement terroriste. Le ministre chargé du développement, Pascal Canfin, qui sera au Sénat jeudi prochain, était hier à Bamako. Les besoins sont immenses : éducation, gestion de l’eau, routes, infrastructures de santé, accès à l’énergie, et j’en passe. Ils doivent se concevoir à l’échelle de la région et non pas du seul Mali.

Essayons d’éviter les erreurs du passé : absence de coordination des donateurs, d’un côté, ensablement de l’aide dans des circuits qui n’atteignent jamais les populations, de l’autre. La lutte contre la corruption devra être très ferme. Je sais, d’ailleurs, que vous en êtes complètement convaincu, monsieur le ministre, et que tels sont les axes de votre action.

La diplomatie française doit proposer des solutions rapides, concrètes et crédibles, dans l’optique de la conférence des bailleurs de fonds, qui se tiendra en mai, à Bruxelles.

Quels enseignements tirer de cette crise ? J’en vois quatre principaux, trois sur le plan militaire et un sur le plan diplomatique.

Premièrement, pardonnez-moi de revenir sur ce point, monsieur le ministre, mais c’est chez moi une obsession, nos « trous capacitaires », connus de tous, sont confirmés. Certains programmes pour le ravitaillement, les drones ou le transport sont lancés. Cependant, comme je le disais en introduction, les décisions qui risquent d’être prises en loi de programmation militaire font peser de fortes incertitudes sur le maintien des moyens de nos armées. Une des leçons que l’opération au Mali nous apprend, c’est que nous devons pouvoir compter sur nos propres forces, faute de prise de conscience chez nos partenaires européens !

Deuxièmement, l’importance de nos forces prépositionnées est manifeste. Sans ces points d’appui, comment pouvions-nous être sur le terrain cinq heures après la décision du Président de la République ? Sans eux, comment imaginer le transport, en moins d’un mois, de 3 000 hommes et de 12 000 tonnes de matériel ? Aurions-nous pu agir de façon aussi rapide et aussi décisive si nous n’avions pas été présents à N’djamena, Dakar, Ouagadougou, Libreville ou Niamey ?

Dès lors, je me féliciterais que cette opération ait pu porter un coup d’arrêt au démantèlement de nos bases en Afrique. Je n’ai pas besoin, mes chers collègues, d’évoquer longuement devant vous l’évolution de ce continent, dont nous savons qu’il sera, dans quelques années, l’un des plus peuplés de la planète et qui connaît des taux de croissance de 5 % par an.

Troisièmement, l’importance de conserver intacte notre capacité à « entrer en premier », tout à fait déterminante, trouve dans ce conflit une démonstration éclatante. Sachons en tirer les conséquences dans la future loi de programmation militaire.

Quatrièmement, monsieur le ministre, une dernière leçon me saute aux yeux, sur le plan diplomatique, cette fois. Je veux parler des limites évidentes de l’action militaire, qui n’a de légitimité que soumise à un objectif politique. La guerre n’est qu’un moyen. Nous devons avoir, dès la première minute d’un conflit – et même avant ! –, une approche vraiment globale, qui inclue tout à la fois les questions de gouvernance, de restauration de l’État et de développement, et qui se positionne au sein d’une dynamique régionale. De ce côté, nous avons beaucoup à apprendre des expériences afghane, irakienne et même libyenne.

Mais je sais, monsieur le ministre, que vous agissez en conséquence. C’est pour cela que nous vous soutenons, comme nous soutenons la politique que vous menez.

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