Pour ma part, je considère que ce rapport constitue surtout une description précise d’une situation nouvelle qui, malheureusement, ne constitue pas encore aujourd’hui une priorité dans les ordres du jour diplomatiques.
André Trillard et moi-même étions intervenus, en 2010, lors de l’examen du projet de loi relatif à la lutte contre la piraterie maritime, pour souligner que celle-ci résultait de situations dramatiques sur terre, d’abord et avant tout.
Il s’agit, pour la France, de jouer son rôle et de peser auprès des pays dans lesquels résident les auteurs des actes de piraterie ou leurs mandataires. Pour cela, notre politique étrangère doit être plus perspicace, car la piraterie repose, en réalité, sur un cercle économique et bientôt, malheureusement, politique, un cercle parfois tout à fait vertueux, comme je vais essayer de vous le démontrer.
Il s’agit d’abord d’un cercle vertueux en termes financiers.
Les supertankers, dont les cargaisons valent des milliards de dollars, représentent un fonds d’investissement qui permet aux pirates d’acquérir de véritables arsenaux militaires. Ces équipements militaires les crédibilisent et posent deux problèmes aux armateurs : celui du recours aux sociétés de sécurité privées en haute mer et celui de l’augmentation sans précédent du coût de l’assurance du fret des cargos.
Je tiens également à attirer votre attention, monsieur le ministre, sur la menace écologique que représente le détournement de cargaisons de produits chimiques ou pétroliers. Les flibustiers modernes courent d’ailleurs eux-mêmes de sérieux risques lorsqu’ils frelatent les produits qu’ils revendent.
En outre, il s’agit d’un cercle vertueux en termes de développement économique, ce qui est encore plus inquiétant.
En 2010, ces actes de piraterie étaient unanimement condamnés et considérés comme odieux même par les pays « hébergeant » leurs auteurs.
Aujourd’hui, la recrudescence de ces actes tend à banaliser le délit. Ils ne se déroulent plus seulement dans le golfe d’Aden ou dans l’océan Indien, mais touchent aussi les côtes est et ouest de l’Afrique, avant sans doute de s’étendre bientôt au-delà.
Là où la donne change, c’est que la piraterie et les contrebandiers font vivre des populations locales et des régions entières, grâce à la redistribution de l’argent et des recettes issus du détournement des navires. Qui pis est, cette manne financière permet, par exemple, le développement de mécanismes de microcrédit : le cas du Bénin, de la région lagunaire de Porto-Novo en particulier, est éloquent à cet égard ; j’y reviendrai.
Ainsi, la frontière entre le crime organisé et l’aide sociale est de plus en plus ténue. Par exemple, les rebelles du Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger, le MEND, agissent au nom du combat pour une redistribution équitable de la manne pétrolière.
Sans minimiser ces actes ni « dédouaner » leurs auteurs, force est de reconnaître que la puissance de ceux-ci tient au fait qu’ils deviennent, tant pour les responsables gouvernementaux que pour les populations, des acteurs économiques locaux crédibles et incontournables.
Au début de l’année, la hausse des prix de l’essence a encore aggravé la situation, comme en témoignent les émeutes et grèves générales survenues au Nigeria. Ce ne fut pas sans conséquences directes pour le voisin béninois.
En effet, certains contrebandiers ont créé un marché parallèle, quasiment officiel et extrêmement bien organisé, du déchargement de l’essence volée et de sa revente jusqu’à la création d’une « caisse mutuelle de crédit pour le changement ». Dans la zone lagunaire de Porto-Novo, cela permet aux femmes de créer un commerce de pain.
Les pirates sont désormais considérés comme des bienfaiteurs. La situation en Somalie et au Puntland est tout aussi significative sur ce plan. La Somalie n’a plus d’État central depuis 1991, et les combats entre les chefs de guerre locaux, les milices islamistes, l’Union africaine et la mouvance Al-Shebab, qui se réclame d’Al-Qaïda, ont dégénéré. Les trafics de cargaisons diverses, les détournements de fret atteignent des records. Le Bureau maritime international a annoncé que vingt-huit bâtiments et 600 marins seraient aujourd’hui retenus au large des seules côtes somaliennes.
Certes, les opérations européennes de lutte contre la piraterie, telle Atalante, remportent de véritables succès et participent à la sécurisation des transports d’aides du Programme alimentaire mondial. Toutefois, étant donné l’ampleur du phénomène, nous devons rester réalistes : ce n’est pas la solution militaire qui pourra permettre de remédier à ce fléau ; elle apporte une simple protection aux Européens pour un temps donné.
La France doit trouver des relais locaux et actionner des leviers diplomatiques. Cela passe par la responsabilisation des États, quand il en existe encore un officiellement, afin d’assurer les conditions d’un développement économique des territoires par une autre voie que la piraterie.
Monsieur le ministre, pouvez-vous nous éclairer sur les efforts entrepris par la France avec les pays concernés et sur l’évolution d’une diplomatie visant à la pacification des zones où s’exerce la piraterie ? §