Intervention de Alain Anziani

Réunion du 26 février 2013 à 14h30
Compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la cour pénale internationale — Discussion d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Alain AnzianiAlain Anziani :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, faut-il ou non accepter l'impunité ? Faut-il accepter l'impunité au motif que les faits en question – crimes contre l'humanité, crimes de génocide ou crimes et délits de guerre – se seraient produits dans un pays qui, politiquement, matériellement et militairement, n'aurait pas la capacité d’engager des poursuites contre les auteurs ?

À cette question fondamentale qui nous réunit aujourd’hui, une réponse d'ensemble a été donnée voilà quelque temps. Comme l’a dit Jean-Pierre Sueur, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la conscience universelle avait progressé qui devait conduire à la création des tribunaux de Nuremberg et de Tokyo pour juger des crimes ayant eu – caractérisons-les ainsi – un retentissement tout aussi universel.

C'est vrai, il aura fallu cinquante ans pour progresser sur la voie d’une justice pénale internationale, un demi-siècle pour réaliser que, tant d’années après la Seconde Guerre mondiale, on commettait encore des crimes contre l'humanité ou des crimes ayant une dimension universelle.

Il a fallu attendre. Et c’est ainsi que, conformément à son rôle, l'assemblée générale des Nations unies a institué un Tribunal pénal international pour le Rwanda, puis un autre pour l’ex-Yougoslavie. Il fallait répondre à des situations d’urgence.

Dans le même temps, l’institution internationale a estimé qu'il fallait aussi envisager la création d'une cour pénale internationale. Cela a pris un peu plus de temps, quelques années, à tel point que la Cour pénale internationale ne fonctionne que depuis 2002.

Toutefois, la création de la Cour pénale internationale n’a pas tout réglé, notamment parce que la Cour a admis – et c’est une innovation majeure – qu’elle n’avait qu’une compétence complémentaire, et j’oserai dire « subsidiaire ». Avec réalisme, la CPI reconnaît que des juridictions nationales pourront engager des poursuites sur des dossiers qu’elle ne pourra pas couvrir, faute de moyens matériels. Nous connaissons tous en effet la situation matérielle de la Cour pénale internationale, en dépit de la forte contribution de la France.

Je tiens d’ailleurs, après Jean-Pierre Sueur et sans doute avant beaucoup d’autres, à saluer le rôle que joue notre pays au sein de cette juridiction internationale, notamment l’action très énergique de Robert Badinter, qui, en véritable croisé, a conduit avec beaucoup de fermeté son combat contre l’impunité.

Bien entendu, il a fallu que notre droit s’adapte à cette nouvelle donne internationale. Cela nous a pris une dizaine d’années. Qu’il me soit permis en cet instant de saluer Patrice Gélard, rapporteur au Sénat du projet de loi portant adaptation du droit pénal international à l’institution de la Cour pénale internationale, devenue la loi du 9 août 2010, ainsi que François Zocchetto qui, comme l’atteste le compte rendu de nos travaux, a pris une part active à la discussion.

Avec le recul, nous nous sommes rendu compte que la loi du 9 août 2010 n’était pas satisfaisante du fait des quatre conditions de recevabilité qu’elle prévoit, ces quatre « verrous », selon l’expression consacrée, que la présente proposition de loi déposée par M. Jean-Pierre Sueur vise précisément à faire disparaître.

Les auditions que j’ai eu l’honneur de conduire depuis quelques semaines – trop peu nombreuses, mais c’est le propre du travail parlementaire, nous sommes toujours pressés – montrent qu’il existe un consensus pour supprimer les trois premiers verrous. Je n’insisterai pas.

Il reste une question en débat, tant au sein du Parlement qu’à l’extérieur. Cette question, simple à formuler mais difficile à résoudre, comme souvent, est de savoir qui aura le droit d’engager des poursuites. Les réponses à cette question correspondent à deux logiques différentes, mais toutes deux honorables.

La première de ces logiques est portée par des associations, des ONG, des mouvements de défense des droits de l’homme : pourquoi appliquer aux infractions extraterritoriales un droit différent de celui qui s’applique aux infractions commises sur le territoire national ? Nous avons une tradition, il suffit de l’appliquer.

Mes chers collègues, nous ne devons pas minimiser – et je pèse mes mots – le caractère hors du commun des infractions extraterritoriales. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : il ne s’agit pas d’instaurer une législation d’exception. Néanmoins, ces infractions présentent un caractère hors du commun, tout simplement parce que les notions de temps et de lieu de l’infraction sont profondément différentes de ce que nous connaissons habituellement.

Le temps est différent par rapport à la poursuite des infractions de droit commun puisqu’il y a imprescriptibilité. Une personne peut donc être poursuivie pour des faits remontant à une cinquantaine d’années. C’est évidemment un caractère hors du commun.

Il en est de même pour l’espace, puisqu’une personne peut être poursuivie pour des faits commis à des milliers ou des dizaines de milliers de kilomètres de notre territoire, avec tout ce que cela suppose en termes de capacité de surveillance, de recensement, d’enquête. C’est la définition même de la compétence universelle.

Nous ne sommes donc pas dans le droit commun et c’est une raison de ne pas appliquer de manière mécanique nos règles de procédure pénale.

Mais cette explication n’est en elle-même pas suffisante, et j’en préfère une autre, qui consiste à s’écarter de toute question de théorie, de doctrine, pour s’en remettre simplement à l’expérience.

Le premier devoir d’un législateur est d’observer ce qui se passe hors des frontières, d’étudier les expériences qui ont été conduites dans d’autres pays.

La France présente la spécificité, avec la Belgique et l’Espagne, d’accepter que l’action publique soit mise en mouvement par la victime par dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile.

La Belgique a voté une loi qui a enchanté tous ceux qui se préoccupent de la défense des droits de l’homme – et nous le sommes tous –, mais qui n’a vécu que quatre ans.

Car la Belgique est allée très loin en supprimant presque tous les filtres, y compris la protection qui naît de l’immunité reconnue aux chefs d’État en exercice. Ce qui lui a d’ailleurs valu une condamnation de la Cour internationale de justice ! Elle avait supprimé toute condition liée au territoire belge tout en conservant sa tradition judiciaire, qui permet à une victime d’engager des poursuites sans le filtre du ministère public.

Que s’est-il passé ? Des plaintes d’origines différentes, parfois croisées, ont été déposées : l’une contre Ariel Sharon, l’autre contre Yasser Arafat, d’autres encore contre des représentants des États-Unis, contre Bush Senior en particulier.

De nombreux incidents émaillèrent, du fait de cette nouvelle législation, les rapports avec des États étrangers. Ainsi, les États-Unis firent savoir que, si les responsables américains ne pouvaient pas aller à Bruxelles sans risquer des poursuites – poursuites qui peuvent d’ailleurs être engagées même hors leur présence sur le sol de la Belgique –, ils ne s’y rendraient plus, ce qui n’allait pas sans poser des problèmes dans la mesure où le siège de l’OTAN est, comme chacun sait, à Bruxelles…

De même, Israël décida de rapatrier son ambassadeur. D’autres pays protestèrent, tout comme, du reste, certains responsables palestiniens !

Bref, quatre ans après le vote de cette loi, la Belgique renonçait : elle revenait à un système de filtre des plaintes par le procureur fédéral et elle rétablissait la condition du lien avec le territoire belge. Aujourd’hui, la procédure belge est plus fermée que la procédure française.

En Espagne, la situation est différente, mais on a aussi voulu une loi à visée très large. Quelques années plus tard, les Espagnols sont revenus de leur « générosité » et, aujourd’hui, s’il est possible, en Espagne, d’engager des poursuites à la requête de la victime, c’est sous certaines conditions : soit la victime est de nationalité espagnole, soit l’auteur de l’infraction est de nationalité espagnole, soit il existe un lien suffisant et fort – c’est me semble-t-il l’expression exacte – entre l’Espagne et l’infraction. Ce pays a donc imposé d’autres conditions de recevabilité de la plainte.

Nous ne pouvons pas ne pas voir la réalité et prétendre que tout cela est faux. Non, c’est l’expérience et nous, législateur, sommes responsables des lois que nous votons.

Permettez-moi d’ajouter un autre exemple, certes un peu particulier, mais tout aussi édifiant. La Grande-Bretagne ne connaît pas la constitution de partie civile qui met en mouvement l’action publique ; elle ne connaît que le monopole du ministère public. Toutefois, elle a souhaité un temps permettre à la victime de demander directement au juge des mandats d’arrêt, des mandats d’extradition. La victime pouvait donc saisir le juge directement. Eh bien, cela n’a pas duré très longtemps ! Les différents rapports qui ont été rendus ont souligné des abus qui ont conduit à supprimer cette possibilité.

Je souhaite faire partager ma conviction. À cette fin, je veux être complet et répondre à un argument qui nous est souvent opposé : comment accepter qu’une victime puisse saisir directement le juge en cas de torture mais que ce droit soit refusé aux victimes de crimes contre l’humanité ? Je suis tout disposé à ouvrir ce débat, mais il faut mettre tous les éléments sur la table.

L’identification de l’auteur des faits est plus facile dans les cas de torture qu’en matière de crime contre l’humanité. Les circonstances sont également plus faciles à déterminer.

Il y a même une différence de nature entre les deux, et elle est majeure. Elle tient au fait que, grâce à la proposition de loi de M. Sueur – cet aspect n’est pas suffisamment souligné, mais c’est un apport considérable –, pour les crimes contre l’humanité, nous allons aussi pouvoir poursuivre les personnes morales, et plus seulement les personnes physiques.

Plaçons-nous dans la perspective d’une victime ou d’une prétendue victime, si vous me permettez l’expression, disons d’une personne qui dénonce, par exemple, une entreprise ayant livré du matériel électronique à une bande d’assassins, ou à un État dont les responsables se sont rendus coupables de crimes contre l’humanité. On voit bien la distinction : si le matériel électronique a directement servi à la commission d’un crime contre l’humanité ou, le plus souvent, d’un crime de guerre, et si l’entreprise avait une connaissance parfaite de l’usage qui était fait de son matériel, il y a lieu à poursuites, ne disons pas le contraire ; si l’entreprise a livré le matériel dans des conditions qui mériteront d’être élucidées mais d’où il ressort qu’il n’était pas destiné à commettre un crime de guerre, dans ce cas, il n’y aura sans doute pas motif à poursuivre.

Telles sont les difficultés, tels sont les problèmes concrets que nous rencontrons. Si nous supprimons le monopole du ministère public, nous nous exposons bien évidemment à des risques de procédure abusive.

Je n’avance pas ces arguments pour soutenir l’idée qu’il ne faut pas réprimer les infractions. Je veux simplement que notre débat soit tout à fait clair. Nous avons un cap, qui est de lutter contre l’impunité et de poursuivre ces crimes odieux, et odieux à tous. Pour autant, nous devons veiller à ne pas être instrumentalisés. Or nous vivons dans un monde où ce risque est bien réel.

Le ministère des affaires étrangères ajouterait qu’une telle instrumentalisation ne serait sans doute pas sans effet sur l’action diplomatique de la France. Je ne veux pas m’engager sur ce terrain, même si je comprends que l’on puisse développer cette thèse. Je m’en tiens à mes responsabilités, et je considère que les causes humanitaires que nous défendons seraient sans doute les grandes perdantes d’une procédure qui pourrait être détournée de son objet.

Pour aller au bout de mon raisonnement, je me dois de dire que, souvent, on se méfie du ministère public, que l’on suppose aux ordres du pouvoir en place. Et l’on ne veut donc pas que ce dernier puisse étouffer des affaires.

Je pense pour ma part que nous devrions pouvoir dissiper cette inquiétude.

Jean-Pierre Sueur a donné des pistes. Quant à moi, j’en vois trois. Nous fondons évidemment beaucoup d’espoir sur vos initiatives, madame la garde des sceaux.

Tout d’abord, il faut garantir l’indépendance du parquet. Nous savons qu’une réforme constitutionnelle ne pourra aboutir que si elle recueille la majorité des trois cinquièmes ; je n’insisterai pas sur ce point.

Ensuite, cela a été souligné à plusieurs reprises lors des auditions, la publication par votre ministère, madame la garde des sceaux, d’une circulaire de politique pénale précisant les conditions dans lesquelles les poursuites peuvent être engagées ou non dissiperait une partie des inquiétudes – je n’ai pas la prétention d’affirmer qu’elle en supprimerait la totalité – concernant le monopole du ministère public.

Enfin, ce matin, nous avons adopté en commission un amendement en ce sens, puisqu’il tend à reprendre simplement l’article 40-3 du code de procédure pénale : « Toute personne ayant dénoncé des faits au procureur de la République peut former un recours auprès du procureur général contre la décision de classement sans suite prise à la suite de cette dénonciation… »

En l’espèce, nous n’inventons rien, madame la garde des sceaux, puisque ces dispositions figurent déjà dans le code de procédure pénale, mais nous ajoutons juste une précision qui me paraît utile en la matière : dans ce cas-là, le procureur général devra entendre la personne qui a dénoncé les faits si celle-ci en a fait la demande.

Il y aura donc une amorce de débat entre le parquet et la personne qui a dénoncé les faits, qu’elle soit victime ou non, par exemple une ONG. Ensuite, la décision du premier devra être motivée et notifiée à la seconde, ce qui, là aussi, obligera le parquet à traiter ces questions délicates avec toute l’attention dont il fait preuve habituellement, peut-être même au-delà.

Comme l’a dit Jean-Pierre Sueur, ce texte a aussi une vertu qui semble ignorée : il élargit la compétence du juge français, qui pourra connaître des infractions commises non seulement par des personnes soumises au Statut de Rome mais également par des ressortissants d’États non signataires de la convention.

Pour conclure, je souhaiterais, madame la garde des sceaux – c’est une petite marotte –, que l’on supprime le terme « coupable ».

Dans le texte initial de l’article 689-11 du code de procédure pénale, comme souvent dans ce code, figure le terme « coupable » pour désigner des personnes qui n’ont pas encore été jugées. Cela me choque.

Je sais la réalité du code de procédure pénale, je sais la jurisprudence de la Cour de cassation selon laquelle il n’y a pas matière à aller plus loin, mais je pense que notre travail de législateur consiste aussi, lorsque le terme « coupable » est utilisé alors qu’en toute rigueur il faudrait le remplacer par « personne soupçonnée », à rectifier le texte afin qu’il corresponde vraiment à l’esprit de la loi. Mais je vous sais tout aussi attachée à l’importance de la sémantique en la matière, madame la garde des sceaux.

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