Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 26 février 2013 à 14h30
Compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la cour pénale internationale — Discussion d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Christiane Taubira :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je me réjouis de ce débat, car il est d’une extrême importance, comme l’ont souligné M. Jean-Pierre Sueur et M. le rapporteur.

La discussion de cette proposition de loi, dont vous êtes l’auteur, monsieur le président – je tiens à vous saluer pour cette initiative et pour la qualité des travaux préparatoires et des débats qui s’en sont suivis –, nous conduit à réexaminer les conditions de mise en œuvre des dispositions de la convention portant statut de la Cour pénale internationale concernant les personnes suspectées d’avoir commis ou d’avoir entraîné la commission de crimes contre l’humanité, de crimes de génocide, de crimes et délits de guerre.

Ces incriminations sont extrêmement graves et nous devons veiller à ce que notre droit permette de les sanctionner efficacement. En qualité de garde des sceaux, mais aussi à titre personnel, forte des convictions et des idéaux qui sont les miens, j’approuve l’évolution que ce texte introduit dans notre droit interne.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, la plupart des pays, profondément marqués par les dévastations qu’a entraînées le conflit, se sont engagés à rétablir la paix en se donnant comme objectif de garantir tout à la fois la justice et la liberté.

Cette double exigence a conduit à l’élaboration de principes fondamentaux qui ont inspiré les quatre conventions de Genève, dont l’un d’entre eux est essentiel et absolument incontestable : la lutte contre l’impunité.

En ce sens, les conventions de Genève stipulent très clairement que tout État partie doit procéder à la recherche, à la poursuite et au jugement de personnes suspectées d’avoir commis ces crimes contre l’humanité, crimes de génocide, crimes et délits de guerre, ou d’avoir ordonné la commission de ces crimes.

Elles précisent également que les États parties doivent traduire ces auteurs présumés devant leurs juridictions ou éventuellement choisir de les transférer à d’autres juridictions s’il s’avère que d’autres parties sont concernées par les faits, mais après avoir vérifié que celles-ci retiennent des incriminations suffisantes.

Parce que ces dispositions figurant dans les quatre conventions de Genève sont très claires, elles nous ont permis pendant un demi-siècle, comme vous le disiez à l’instant, monsieur le rapporteur, de sanctionner ces crimes contre l’humanité, crimes de génocide, crimes et délits de guerre.

Cependant, nous constatons que, en termes d’efficacité et de rigueur, ce sont essentiellement le tribunal militaire international de Nuremberg, installé à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et le tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient, communément appelé « tribunal de Tokyo », qui ont vraiment réussi à juger ces crimes.

La communauté internationale, très préoccupée par les nouvelles situations de guerre et les pratiques criminelles inédites auxquelles elle était confrontée, a décidé de mettre en place des tribunaux pénaux internationaux, en l’occurrence pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda.

À ce propos, je vous rappelle que nous allons transposer prochainement, à la mi-avril, diverses dispositions d’adaptation dans le domaine de la justice, notamment celle qui concerne le mécanisme résiduel qui devra parachever les poursuites engagées dans le cadre du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda, dont la fermeture est programmée. Ce texte a été examiné en conseil des ministres la semaine dernière, le 20 février.

En résumé, durant ce demi-siècle écoulé, ce sont les deux tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et de Tokyo, ainsi que ces deux tribunaux pénaux internationaux spécifiques, qui ont jugé ces crimes. Mais ils étaient provisoires, concernaient des événements précis et étaient circonscrits à la fois dans le temps et dans l’espace, de sorte que la France et d’autres pays ont souhaité aller plus loin et mettre en place une juridiction pénale internationale à vocation permanente et universelle.

Ont alors été engagés toute la procédure et les travaux préparatoires pour la mise en place, la conception et l’installation de cette cour pénale internationale à l’issue de la signature du traité de Rome le 18 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002.

La France a été l’un des premiers pays à signer ce traité portant création de la Cour pénale internationale et à le ratifier, le 9 juin 2000. Aujourd’hui, les deux tiers des pays du monde ont suivi ses pas, mais notre pays a joué un rôle moteur dans l’élaboration et la ratification de cette convention, ainsi que dans l’entrée en vigueur des dispositions du statut de la Cour pénale internationale.

Il est donc logique que nous nous préoccupions, aujourd’hui, des moyens de parachever la transposition dans notre droit interne des dispositions de cette convention que la France a signée et ratifiée, afin d’en assurer la meilleure application possible.

Le Président de la République a récemment rappelé très clairement, le 18 janvier 2013, à l’occasion de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, que l’attachement de la France aux valeurs universelles ainsi qu’à l’idée même de justice internationale l’avait conduite à porter ce projet de cour pénale internationale, à contribuer de façon significative, aujourd’hui encore, à son financement, et surtout à en défendre inlassablement le principe.

Le Président de la République s’est également réjoui de la coopération entre la France et la Cour pénale internationale, dont la procureure était d’ailleurs représentée à l’occasion de cette audience solennelle.

Le statut de la Cour pénale internationale n’impose évidemment pas de transposition en droit interne, ne formule pas non plus de façon très précise et explicite le droit d’introduire en droit interne un certain nombre de dispositions précises.

Des initiatives ont pourtant déjà été prises, dont la loi du 9 août 2010 qui, sur une base sui generis, a introduit des dispositions, mais les a assorties de conditions tellement restrictives qu’à l’usage nous constatons que leur application est extrêmement difficile.

Monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, vous avez donc décidé de faire évoluer notre droit et le Gouvernement s’en réjouit. Vous avez rappelé tous les obstacles – vous avez beaucoup insisté sur ce point, monsieur le rapporteur –, qui s’opposent à une vocation quasi universelle de notre droit pour sanctionner ces incriminations. Vous avez eu parfaitement raison de le faire.

Vous avez aussi rappelé rapidement que nos juridictions jouissaient déjà d’une compétence extraterritoriale assez importante, puisque cette compétence leur est reconnue si l’un des éléments constitutifs de l’incrimination a été commis sur le territoire national, si l’auteur des faits est français ou si l’une des victimes est française.

Cette compétence extraterritoriale est également reconnue en cas de refus d’extradition. Vous savez les conditions dans lesquelles la France refuse l’extradition, notamment vers des pays où la peine de mort peut être requise, prononcée ou exécutée ; dans ces cas-là, l’extradition n’est accordée que si des garanties sont présentées.

La France peut refuser une extradition, mais alors elle a compétence extraterritoriale pour juger les faits et les auteurs présumés. Elle dispose également de cette compétence extraterritoriale pour des tortures ou des actes cruels, inhumains ou dégradants, en vertu des dispositions de l’article 689-2 du code de procédure pénale.

Par ailleurs, au-delà de cette compétence extraterritoriale reconnue à nos juridictions, la France, au titre de l’article 14 du statut de la Cour pénale internationale, peut dénoncer des faits auprès de la CPI lorsqu’elle en a connaissance.

Le Parlement a considéré – c’était l’objet de l’initiative de 2010 – que, dans un certain nombre de cas, les compétences extraterritoriales ne suffisaient pas, non plus que cette possibilité de dénonciation au titre de l’article 14, et que, pour les cas résiduels, la France devrait pouvoir intervenir elle-même. Mais ces dispositions ont été assorties de conditions si restrictives que leur application en a été rendue difficile.

Monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, vous avez donc décidé de faire évoluer notre droit, d’abord sur la condition de « résidence habituelle », qui peut s’entendre d’une façon générale sur des crimes aussi graves, mais qui méritait effectivement d’être atténuée.

En effet, si, et c’est heureux, la condition de la résidence habituelle avait pour effet d’empêcher l’installation en France de criminels de guerre, d’auteurs de génocide, de criminels contre l’humanité, elle faisait néanmoins obstacle à la possibilité de poursuivre ces criminels lorsqu’ils ne séjournaient en France que provisoirement. Or, sur la base de nos principes et de nos valeurs, nous ne pouvons concevoir que de tels criminels puissent résider ne serait-ce que brièvement sur notre sol en toute impunité.

La disposition législative que le présent texte tend à introduire, et en vertu de laquelle le simple fait que ces personnes se trouvent sur notre territoire autorise la France à engager des poursuites, constitue un progrès incontestable. Le Gouvernement approuve sans réserve cette modification.

Par ailleurs, la présente proposition de loi contient une disposition relative à la double incrimination. M. Sueur a largement évoqué cette question. À mon tour, je rappelle que cette double incrimination suppose la concomitance et la vérification d’une incrimination telle qu’elle a été définie par la CPI et telle qu’elle serait définie par nos juridictions nationales.

Évidemment – c’est là un postulat fondamental du droit français, notamment en matière pénale – toute poursuite pour incrimination doit être postérieure à la définition de l’incrimination. C’est l’application du principe de non-rétroactivité, qui figure lui-même dans le statut de la CPI. En effet, les articles 22, 23 et 24 de ce texte établissent clairement que les incriminations doivent avoir été définies pour être susceptibles de fonder des poursuites.

Ce principe de non-rétroactivité est ici respecté, et nous disposons de précédents concernant la double incrimination. De fait, les tribunaux pénaux internationaux militaires que j’ai mentionnés – à savoir ceux de Nuremberg et de Tokyo – l’avaient déjà respecté. Quelle que fût la gravité des actes commis durant la Seconde Guerre mondiale, les juges de ces tribunaux ont tenu à faire référence à la convention de La Haye d’octobre 1907, qui constituait le fondement juridique sur lequel pouvaient reposer les poursuites engagées devant les deux tribunaux de Nuremberg et de Tokyo.

Ainsi, l’histoire du droit national et du droit international traduit bien le souci de respecter l’exigence de définition des incriminations préalablement à la poursuite.

Reste qu’il n’y a pas lieu de maintenir la double incrimination. En effet, l’ensemble des pays ont reconnu la gravité des crimes contre l’humanité, des crimes de génocide et des crimes et délits de guerre.

Sur la base des travaux et des réflexions de ces trois juristes éminents que sont Robert Badinter, le doyen Patrice Gélard et Pierre Truche – ce dernier, chacun s’en souvient, a été l’admirable procureur du procès Barbie et le remarquable président de la Commission nationale pour la déontologie de la sécurité, – nous savons que ces incriminations sont reconnues depuis le XIXe siècle. D’une manière ou d’une autre, elles ont été introduites dans les différents droits nationaux : les capacités de destruction qui se sont développées dès cette époque ont conduit à définir la gravité de ces incriminations.

Par conséquent, la double incrimination est superfétatoire. Les conditions dans lesquelles elle doit être démontrée compliquent inutilement la procédure. Il y avait donc lieu de s’en défaire, ce que prévoit la présente proposition de loi, et c’est très bien ainsi.

Par ailleurs, vous avez également souhaité, toujours s’agissant de l’évolution de notre droit, travailler sur la question de la complémentarité. Elle comprend deux aspects bien distincts.

La complémentarité peut d’abord s’entendre comme la reconnaissance du principe selon lequel chaque État est le mieux placé pour juger ses propres ressortissants, pour des raisons d’efficacité mais aussi de pédagogie et d’exemplarité.

Il est évident qu’un État qui engage une procédure judiciaire en disposant des faits, des preuves et des témoins peut, pour cette raison de proximité, faire œuvre de justice avec efficacité. Sur le plan pédagogique, cette méthode met en lumière la lutte engagée contre l’impunité des auteurs de ces crimes graves, et la population, dans la mesure où elle constate directement comment sont punis ceux qui se sont livrés à ces crimes, en tire une confiance renforcée dans la justice du pays.

Il est donc normal que, dans la mesure du possible, pour la France comme pour tout pays partie à la convention, les faits soient jugés sur le territoire national.

La complémentarité peut aussi revenir à considérer que, lorsqu’un crime a été commis par un étranger, dans un pays étranger et que les victimes sont étrangères, la compétence de la juridiction nationale doit être subsidiaire.

La CPI est une juridiction internationale qui offre toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité, notamment parce qu’elle rassemble des juges provenant de tous les continents. Elle dispose en outre d’outils juridiques particuliers et l’on ne peut lui opposer ni les immunités diplomatiques ou coutumières, ni la prescription. Elle est partant la mieux placée pour connaître des crimes que je viens de décrire. À charge pour chaque État partie de dénoncer et de signaler ces faits, pour que la Cour puisse s’en saisir !

Dans ces conditions, il est normal que les juridictions françaises soient dotées d’une compétence subsidiaire. Le présent texte va dans ce sens.

Enfin, vous être également revenus, à l’occasion de la présente proposition de loi, sur le monopole du ministère public, sujet délicat s’il en est. De fait, chacun d’entre nous souhaite que l’impunité soit éradiquée, et que l’intolérance à son égard soit maximale, voire totale. En conséquence, toute personne en capacité de signaler et de poursuivre un criminel devrait pouvoir agir.

Toutefois, cela ne va pas sans poser problème, comme M. le rapporteur l’a admirablement rappelé en mentionnant l’expérience de l’Espagne et celle de la Belgique entre 1993 et 1999, qui a dû, au constat des difficultés auxquelles elle se heurtait, adopter de nouvelles dispositions, tout comme l’Allemagne, d’ailleurs.

Je l’avoue, il n’a pas été simple de trancher. Nous l’avons constaté au cours des travaux préparatoires menés par votre commission comme lors des réunions interministérielles.

Certes, nous sommes tous animés par la volonté d’assurer, le mieux possible, la lutte contre l’impunité : il s’agit d’une valeur absolue, qui ne se tranche pas, ne se module pas, ne s’altère pas !

Toutefois, nous avons aussi le souci de l’efficacité. Et si nous ne sommes pas efficaces – à l’instar, malheureusement, des juridictions belges, comme on l’a observé il y a quelques années pour un certain nombre de procédures – nous ferons reculer la confiance dans la justice.

Pour que les procédures engagées aboutissent, nous avons donc à arbitrer entre, d’une part, cette volonté d’éradiquer l’impunité, ce qui nous conduirait, spontanément, à élargir les possibilités de saisine des juridictions nationales et de la CPI et, de l’autre, le souci de l’efficacité. Les citoyens doivent constater que la justice est efficace face aux crimes contre l’humanité, aux crimes de génocide et aux crimes et délits de guerre.

C’est sur le fondement de cet arbitrage que nous avons maintenu le principe du monopole du ministère public. Il faudra évidemment que ce dernier ait les moyens d’assumer sa charge.

Monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, vous l’avez rappelé, une révision constitutionnelle est en préparation. J’ai entendu les demandes précises de M. Jean-Pierre Sueur, qui souhaite que, sur la méthode, les différentes problématiques fassent l’objet de textes distincts, le CSM donnant lieu à une réforme spécifique.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion