Intervention de Jean-Yves Leconte

Réunion du 26 février 2013 à 14h30
Compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la cour pénale internationale — Suite de la discussion et adoption d'une proposition de loi dans le texte de la commission modifié

Photo de Jean-Yves LeconteJean-Yves Leconte :

Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui marque l’aboutissement d’une importante réflexion sur la capacité de nos juridictions à exercer une compétence sur les crimes de guerre, les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité.

Cette réflexion s’inscrit dans la continuité de la convention de Rome signée en juillet 1998, mise en vigueur le 1er juillet 2002 et qui instaure la Cour pénale internationale.

Les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo d’abord, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Tribunal pénal international pour le Rwanda ensuite, la Cour pénale internationale aujourd’hui, ont répondu et répondent à des attentes bien précises : juger les instigateurs, les « têtes pensantes » de ces crimes imprescriptibles.

Dire la justice au niveau international est une nécessité due aux victimes, une exigence pour la dignité de leurs survivants, un impératif face à l’Histoire.

Malgré les nombreux procès diligentés contre des initiateurs du génocide arménien, l’absence d’une justice internationale à cette époque constitue encore actuellement une atteinte à l’intégrité des victimes ainsi qu’à la construction d’une mémoire partagée. Ce facteur de tensions pèse lourdement sur tous ceux qui furent impliqués dans cette tragédie, et qui s’en sentent solidaires. C’est aujourd'hui un obstacle au dialogue, préalable à toute réconciliation.

Des films comme Shoah et le travail patient des ONG engagées dans la défense de l’ingérence humanitaire et des droits de l’homme ont mis en évidence ce que confirment aussi les témoignages de victimes : les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité reposent sur une chaîne d’intermédiaires, ces « petites mains » qui rendent l’inimaginable possible. Aussi, pour que justice soit véritablement rendue aux victimes, l’instigateur doit être jugé, certes, mais aussi ceux qui commettent le crime et qui, par leurs comportements et leurs réactions, font passer dans l’univers du réel l’horreur de la pensée.

Il était donc essentiel que la saisine des juridictions de droit commun soit effective pour que les auteurs présumés de crimes d’exception soient poursuivis. Dans ce domaine, s’il est important de faire, il est non moins important de le faire savoir car, au-delà de la mise en œuvre de la justice, il faut que l’évolution du droit ait une efficacité préventive, qu’elle exerce un effet dissuasif sur les personnes susceptibles de recevoir des ordres dont l’exécution entraînerait un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un génocide.

Après avoir ratifié le Statut de Rome, la France s’est progressivement dotée des instruments juridiques nécessaires à son application, se mettant ainsi en état de participer au bon fonctionnement de la Cour pénale internationale : d’abord, la révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 a reconnu la juridiction de la CPI ; ensuite, la loi du 26 février 2002 puis celle du 9 août 2010 ont précisé les modalités de coopération entre la justice française et la CPI.

Cela a nécessité une définition des critères qui permettent à notre justice de poursuivre à la fois les maîtres d’œuvre présumés de ces crimes - compétence naturellement dévolue à la Cour pénale internationale - et leurs exécutants. Cela relève d’une décision souveraine de notre part, de notre Parlement, dans le prolongement des engagements que nous avons pris pour la défense des droits de l’homme et de notre combat sans merci contre leur violation, en donnant à nos tribunaux la compétence de poursuivre les auteurs des crimes dont il est question aujourd’hui.

Seulement les conditions cumulatives prévues par la loi du 9 août 2010 pour permettre au juge français de poursuivre des auteurs de crimes contre l’humanité, de crimes de génocide ou de crimes de guerre ne permettent pas, dans la réalité, la mise en mouvement de l’action publique.

Mes chers collègues, permettez-moi de vous rappeler quelles sont ces quatre conditions.

Premièrement, la personne suspectée doit résider habituellement sur le territoire de la République.

Deuxièmement, les faits doivent être punis par la législation de l’État où ils ont été commis, avoir été perpétrés dans un État partie à la convention de Rome ou par un ressortissant d’un de ces États.

Troisièmement, la poursuite de ces crimes ne peut être exercée qu’à la requête du ministère public, ce qui exclut la mise en mouvement de l’action publique par le mécanisme de la plainte avec constitution de partie civile.

Quatrièmement, enfin, la CPI doit avoir expressément décliné sa compétence, aucune autre juridiction internationale compétente ne doit avoir demandé la remise de l’intéressé et aucun autre État ne doit avoir demandé son extradition.

Sous ces conditions, les parquets examinent les plaintes qui leur sont soumises, soit par les victimes, soit par des associations de défense des droits de l’homme. Dans les faits, toutefois, ils sont dans l’impossibilité de lancer des poursuites.

Sur la base du retour d’expérience qui nous a été présenté de l’action des parquets face à ces plaintes déposées pour crime de guerre ou pour crimes contre l’humanité, avons-nous aujourd’hui le sentiment que les quatre conditions posées par le code de procédure pénale freinent l’action de la justice ?

Force est surtout de constater que, pour contourner ces conditions, les victimes préfèrent recourir à des procédures de droit commun, en qualifiant de tortures les crimes dont elles ont été victimes. C’est le moyen utilisé, par exemple, par les personnes qui ont fui la Tunisie de Ben Ali ou la Tchétchénie de Kadyrov, ou par celles qui fuient aujourd’hui de Syrie en France.

En outre, comme la victime porte souvent sur son corps les stigmates de ses souffrances, il est plus facile d’ouvrir une instruction sans chercher à établir la chaîne des responsabilités qui a conduit le tortionnaire à accomplir son acte. Cette procédure conduit bien à la mise en accusation d’une personne, mais il est clair qu’elle laisse impuni le système qui a rendu le crime possible.

Est-il dans ces conditions satisfaisant de devoir qualifier le crime supposé avant même la mise en mouvement de l’action publique ?

Avec les quatre conditions actuellement prévues, les plaignants potentiels sont-ils en mesure de poursuivre leurs bourreaux ? Si elles étaient levées, les parquets seraient-ils submergés par des dépôts de plaintes ?

S’agissant de ce dernier point, la commission des lois a auditionné une vice-procureur, chef de section près le tribunal de grande instance de Paris et chargée du pôle Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre. Elle nous a expliqué que, si le nombre des enquêtes en cours d’instruction était relativement réduit – de l’ordre de quelques dizaines –, c’était davantage en raison de la difficulté à trouver des preuves, surtout quand les faits remontent à plusieurs années, qu’en raison de pseudo-plaignants cherchant à nuire aux intérêts d’un tiers ou d’une volonté délibérée d’instrumentaliser notre justice.

À cet égard, il convient de rappeler qu’il existe tout un arsenal juridique permettant au parquet de poursuivre l’auteur de procédures abusives ou de dénonciations calomnieuses et de le condamner lourdement au pénal.

Saisi d’une plainte, le parquet peut agir essentiellement de deux façons.

Soit il peut estimer qu’une juridiction étrangère est « mieux placée », selon l’expression consacrée, pour assurer l’instruction, auquel cas le ministère des affaires étrangères est conduit à accepter une procédure d’extradition, comme cela s’est produit, par exemple, pour Milorad Momic, alias Guy Monier, extradé vers la Croatie.

Soit il peut décider de se saisir de l’affaire, notamment parce qu’il considère que les droits du défendeur ne sont pas garantis dans le pays où le crime a été commis ; cette seconde option est retenue, en particulier, pour de nombreux ressortissants rwandais. Seulement, s’étant saisi d’une affaire, le parquet peut très bien ne pas disposer des moyens nécessaires pour conduire une instruction à l’étranger. Et le temps passe… D’où l’intérêt d’un pôle spécialisé doté de moyens lui permettant de reprendre l’instruction – même si ces moyens demeurent restreints, ce qui peut constituer une limite à l’exercice de la justice.

Pour ce qui concerne les deux drames rwandais et yougoslave et les crimes de génocide perpétrés, la justice internationale a été établie avant la constitution de la CPI sur le fondement de résolutions contraignantes du Conseil de sécurité des Nations unies. Le juge français a donc une compétence universelle, sans pour autant avoir à respecter les conditions bloquantes de la loi du 9 août 2010 que je viens d’évoquer et qui s’imposent dans le cas des crimes pour lesquels la CPI est compétente.

Cette remarque me fournit l’occasion de souligner qu’aujourd’hui encore des difficultés subsistent pour mettre en mouvement des poursuites aux fins de juger les auteurs des crimes commis en ex-Yougoslavie ou au Rwanda.

C’est aussi bien dire qu’il ne suffira pas d’aligner les conditions de mise en mouvement de l’action publique pour les crimes relevant de la compétence de la CPI sur celles qui ont été posées dans les cas du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda pour que soient levées toutes les difficultés pesant sur la poursuite de criminels se trouvant sur notre territoire.

Mes chers collègues, permettez-moi de formuler quelques questions.

Pouvons-nous accepter un statu quo dans lequel les tribunaux français ne sont pas en mesure de travailler en bonne complémentarité avec la justice internationale ?

Pouvons-nous accepter que, sans aucun motif de nature diplomatique, des responsables de crimes de guerre séjournent tranquillement sur notre sol pour y faire leurs courses ou y passer des vacances ?

Pouvons-nous rester indifférents à cette situation, alors que notre pays accueille chaque année plus de 10 000 demandeurs d’asile et qu’il leur accorde sa protection, à eux qui ont parfois été victimes de ces crimes ? Pouvons-nous accepter un tel décalage entre notre discours et la réalité de notre dispositif juridique ?

Répondre par la négative à toutes ces questions nous oblige à modifier la loi du 9 août 2010, dont les faits ont malheureusement démontré qu’elle ne répondait pas aux objectifs affirmés ; tel est l’objet de la proposition de loi de Jean-Pierre Sueur, soumise à l’examen du Sénat sur l’initiative du groupe socialiste.

Notre rapporteur, Alain Anziani, s’est attaché à concilier l’exigence de faire évoluer la loi avec la nécessité de tenir compte de l’expérience de certains de nos partenaires européens. La Belgique et l’Espagne sont allées très loin dans la mise en œuvre de la compétence universelle, au prix de leurs positions diplomatiques. Nous devons donc faire preuve d’une grande prudence dans l’évolution du droit, afin qu’à aucun moment, surtout dans une période aussi troublée et malheureusement riche en crises et en tragédies, la France ne soit empêchée de jouer un rôle pour contribuer à nouer les fils d’une négociation entre les parties à un conflit.

Ce travail de réflexion a débouché sur la présente proposition de loi, qui est un texte d’équilibre. Elle lève trois des quatre conditions posées à la mise en mouvement des tribunaux français et étend clairement le champ de la compétence des tribunaux aux auteurs présumés de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre ou de génocides qui ne sont pas ressortissants d’un pays signataire de la convention de Rome.

En outre, elle encadre le monopole du parquet par une possibilité de recours faisant place à un échange contradictoire entre le plaignant et le procureur général. Cette dernière disposition, introduite par voie d’amendement, évite de lever le monopole du parquet. Elle oblige, pour la bonne clarté des procédures, à souhaiter une circulaire de politique pénale fixant très précisément les cas dans lesquels le ministère public devrait ou ne devrait pas engager des poursuites ; je remercie Mme la garde des sceaux d’avoir évoqué cette circulaire dans son intervention liminaire.

Il faudra veiller à ce que le maintien du monopole du parquet ne fasse pas naître des soupçons sur son indépendance par rapport à une prétendue raison d’État privilégiant telle ou telle option politique ou diplomatique. Ce doute sur l’indépendance du parquet devra être dissipé par une organisation institutionnelle telle qu’il soit impossible de soupçonner que le refus d’engager une instruction pourrait être motivé par des raisons de realpolitik.

Le Sénat, en faisant évoluer une loi qui posait des verrous retirant tout sens aux objectifs humanistes affichés, permet à notre pays de renouer avec son histoire, ses valeurs et l’ambition qui est la sienne de promouvoir la justice internationale.

Toutefois, rien ne serait pire que de voir cette volonté de justice interprétée par un ou plusieurs des cent vingt et un pays signataires du traité de Rome comme la prétention de la France à juger tout selon ses propres lois, peu importe le lieu des faits, au nom de principes universels. Choisir cette voie, ce que nous ne devons pas faire, reviendrait à ignorer les efforts éventuellement déployés pas les pays concernés par ces drames ou par leurs environnements régionaux pour remplir leurs obligations au regard des principes fondateurs de la Cour pénale internationale.

À cet égard, nous devons obéir au principe que l’Union européenne et l’Union africaine ont affirmé dans un rapport commun : faire dire la justice dans le pays le mieux placé, tout en reconnaissant la légitimité d’une compétence universelle.

La première défense de la justice internationale, c’est l’exemple que nous donnons, mais aussi la reconnaissance de toutes les justices du monde et la coopération avec elles. La véritable compétence universelle, ce n’est pas une justice nationale, quelle qu’elle soit, qui dirait sa vérité au monde, mais ce sont tous les pays du monde qui progressent vers une vision commune des droits de l’homme, de leur défense et de l’exigence du refus de l’impunité pour les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les crimes de génocide.

C’est pourquoi la défense du principe du pays le mieux placé peut justifier de s’en remettre au parquet, dans le cadre d’une politique pénale clairement définie, pour décider de l’opportunité des poursuites et apprécier les plaintes. J’irai même un peu plus loin : pour faire progresser ces principes dans le monde, il vaut parfois mieux prendre un pays au mot que de le tenir en défiance a priori.

Cette exigence vaut pour l’organisation de notre justice, mais aussi pour notre comportement politique et celui de nos alliés. Ainsi, la transparence de la vérité impose que jamais une exécution ne se substitue à un jugement équitable. L’exécution d’un criminel au bout d’un désert, au fond d’une forêt, ne sert ni nos idéaux ni nos intérêts.

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