Intervention de Christiane Taubira

Réunion du 27 février 2013 à 14h30
Amnistie à l'occasion de mouvements sociaux — Adoption d'une proposition de loi

Christiane Taubira :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, nous voici rassemblés pour examiner cette proposition de loi déposée par le groupe CRC et probablement l’amender encore. Ce faisant, nous sommes inspirés par le souci d’accomplir un acte politique, républicain, de concorde sociale qui permette, au-delà des décisions de justice qui ont pu être prononcées, de prendre en considération les combats menés par les organisations syndicales aux côtés de salariés inquiets.

Leurs inquiétudes se manifestent dans un contexte de désordre économique et social qui n’échappe à personne. Nous savons à quel point la détresse traverse pratiquement toutes les filières d’activité : certaines étaient déjà vulnérables depuis quelques années ou quelques mois, d’autres sont en train de le devenir. Nous faisons face à une dégradation générale qui, malheureusement, se mesure.

Le Gouvernement travaille d’arrache-pied et agit chaque jour afin que cet épisode s’achève rapidement. Il n’en demeure pas moins que les indicateurs sont inquiétants : le Gouvernement est entré en fonction il y a neuf mois, mais il est confronté au vingt et unième mois consécutif de hausse du chômage. Ce signal extrêmement inquiétant témoigne d’une situation de l’emploi fortement dégradée. Rappelons que, sur les cinq dernières années, plus d’un million de chômeurs supplémentaires ont été enregistrés : en comptant leurs familles, plusieurs millions de personnes ont ainsi été jetées dans la précarité. Il faut ajouter que 8, 5 millions de personnes vivent en deçà du seuil de pauvreté.

Cette situation économique et sociale appelle donc une attention toute particulière, dont fait, bien entendu, partie l’action syndicale menée aux côtés de salariés qui se battent contre la perspective de plans sociaux, action dont nous souhaitons évidemment qu’elle se déroule dans le cadre de la loi.

Je tiens à rappeler que la justice elle-même prend déjà en considération cette situation particulière, puisqu’il semble qu’assez peu de condamnations soient prononcées – j’expliquerai ensuite les raisons qui motivent ces précautions oratoires et le fait que je ne puisse être plus précise. Lorsqu’un conflit social aboutit à une issue judiciaire, les juges usent en effet de leur pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites pour contribuer à l’apaisement.

Néanmoins, des poursuites ont été engagées, notamment lorsque le ministère public a considéré qu’il avait été porté atteinte à l’autorité de l’État. Tel fut le cas pour les dégradations infligées à la sous-préfecture de Compiègne, pour le conflit de l’usine Continental – dont je ne dirai rien, puisque la procédure est encore en cours – ou pour l’affaire du fourgon de police dégradé dans le cadre d’un mouvement agricole.

La dernière affaire en date concerne ceux que l’on a appelés « les cinq de Roanne » : les faits en cause, à savoir l’inscription de tags sur les murs d’une sous-préfecture, sont intervenus à l’occasion d’une manifestation contre la réforme des retraites, en septembre 2010. En novembre 2012, la cour d’appel de Lyon a prononcé une condamnation, assortie d’une dispense de peine, conformément à la politique judiciaire généralement observée dans le cadre de ce type de conflits.

S’il est difficile d’estimer le nombre de condamnations prononcées, c’est tout simplement parce que notre droit pénal n’établit pas de distinction entre faits commis ou non dans le cadre d’un conflit social : il retient les dégradations, les violences, éventuellement avec des circonstances aggravantes, mais il n’est jamais précisé, notamment dans le casier judiciaire, si la condamnation a été prononcée dans le cadre de luttes sociales. Telle est la raison pour laquelle les parquets, de même que la Chancellerie, ne sont pas en mesure d’évaluer précisément le nombre de condamnations prononcées.

Pour la même raison, il est difficile d’évaluer l’impact de cette proposition de loi, d’autant qu’elle retient comme critères la nature des infractions et les circonstances de leur commission, alors que les lois d’amnistie précédentes étaient fondées sur le quantum de la peine, ce qui permettait d’identifier les condamnations dans le casier judiciaire. Une estimation générale, seule possible, conduit à évaluer à quelques dizaines le nombre des condamnations concernées.

En tout état de cause, en cas de dégradation ou, éventuellement, de diffamation, si une peine d’emprisonnement est prononcée, elle est en général assortie d’un sursis simple ; sinon, il s’agit de peines d’amende ou de travail d’intérêt général. Nous savons cependant que des condamnations plus graves ont pu être prononcées.

Nous avons lu avec beaucoup d’attention les travaux de la commission des lois et constaté que certains d’entre vous, mesdames, messieurs les sénateurs, s’inquiétaient du non-respect de la séparation des pouvoirs.

Je tiens d’abord à rappeler que le Gouvernement est très attentif à la séparation des pouvoirs et l’a manifesté sans ambiguïté depuis qu’il est en fonction. La séparation des pouvoirs suppose que l’exécutif se mêle le moins possible du travail de l’autorité judiciaire : nous avons illustré notre souci de son respect en déclarant formellement et solennellement l’abandon des instructions individuelles. Depuis le mois de mai, aucune instruction individuelle n’a été adressée aux parquets généraux ou aux parquets.

Par ailleurs, nous préparons une révision constitutionnelle qui concernera, entre autres choses, le Conseil supérieur de la magistrature, le statut des magistrats et les conditions de leur nomination. Cette réforme confirmera, par son inscription dans la Constitution et la loi organique, l’interdiction de donner des instructions individuelles.

Depuis le mois de juillet, nous avons pris des dispositions pour assurer la transparence des nominations à un certain nombre de postes, jusque-là caractérisées par une certaine opacité : sont concernées les nominations aux postes de procureur général, d’avocat général, d’inspecteur général et d’inspecteur général adjoint. Nous avons également prévu un avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature, qui, si le Parlement la vote, sera inclus dans la révision constitutionnelle, et l’alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège.

Cette réforme vise ainsi à établir la distance nécessaire entre l’autorité judiciaire et l’exécutif et à neutraliser toute possibilité, pour l’exécutif, d’influencer les décisions prises par la magistrature. Il n’y a donc pas de procès à faire à l’actuel gouvernement en matière de respect de la séparation des pouvoirs !

Ensuite, l’institution judiciaire se prononce in concreto : elle juge des cas individuels et prononce des sanctions sur la base de notre code pénal. La considération qui inspire toute loi d’amnistie est qu’il convient, par une initiative politique, d’effacer les conséquences d’une décision judiciaire, tout en respectant cette décision. Une telle loi vise, comme je le disais, à rétablir la concorde nationale et relève d’une démarche républicaine. Il ne s’agit pas d’une « première » : Mme la rapporteur a évoqué la célèbre loi de 1880 et les lois qui se sont succédé depuis jusqu’à la dernière, en 2002, dont la présente proposition de loi reprend d’ailleurs toute une série de dispositions.

En fait, la loi d’amnistie accélère un processus judiciaire qui existe déjà, celui de l’oubli. La loi organise l’oubli, puisque la plupart des condamnations prononcées à l’encontre de faits commis dans le cadre d’actions syndicales et revendicatives sont automatiquement effacées du casier judiciaire au terme de trois ans pour les moins graves et au terme de cinq ans pour les condamnations les plus lourdes.

Une loi d’amnistie organise donc le processus d’oubli et de réhabilitation, aussi bien dans le code de procédure pénale que dans le code pénal ; la présente proposition de loi vise simplement à accélérer ce processus.

Le Gouvernement, qui, je l’ai dit, a suivi avec une grande attention les travaux en commission, s’attachera à veiller lors de la discussion des articles à ce que ce texte puisse fournir un cadre juridique approprié et donc acceptable à l’amnistie.

Il s’agit, certes, d’éviter de lancer un message d’impunité à l’égard d’actes qui méritent encore une sanction judiciaire, mais aussi d’entendre, dans le contexte général que nous connaissons, des salariés souvent dépourvus de réponses formelles et explicites à leurs inquiétudes, …

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