Le numérique et le culturel sont des sujets éminemment imbriqués, au point que nous avons longtemps abordé l'émergence de l'économie numérique principalement sous le prisme culturel. La révolution digitale nous est ainsi d'abord apparue comme un nouvel outil de diffusion des oeuvres culturelles.
Internet a effectivement bouleversé les secteurs de la culture, en créant de nouveaux modes de transmission des oeuvres, mais la numérisation des oeuvres a également permis leur duplication en masse, les rendant de plus en plus accessibles à tous.
Cependant, la révolution numérique, loin de se borner à la culture, touche aujourd'hui tous les secteurs de l'économie. De nouveaux concepts sont à construire afin de garantir les droits des citoyens, les prérogatives des États, les droits des auteurs, les relations contractuelles et commerciales entre les entreprises, mais aussi l'équité fiscale.
Pour le livre et la presse, le numérique constitue un formidable moyen de diffusion, ouvrant leur accès au plus grand nombre grâce à des moyens technologiques toujours plus efficaces. Mais les modèles économiques traditionnels, liés à la distribution des écrits et à la rémunération des professionnels de ces secteurs, ont été bouleversés.
Si le développement de la presse en ligne a profondément modifié et remis en cause les outils de production et de diffusion de la presse traditionnelle, les nouveaux modèles économiques ne sont pas encore matures.
Les États généraux de la presse lancés par la précédente majorité n'ont pas apporté de solution. Comme l'a souligné le député Michel Françaix dans son avis sur le projet de loi de finances pour 2013, le précédent gouvernement n'a mis en place aucune stratégie de redressement financier durable et les aides n'ont fait que compenser des pertes de recettes liées à l'effondrement des ventes et au tarissement des ressources publicitaires. (Mmes Colette Mélot et Sophie Primas s'exclament).
Alors que les États généraux avaient fait du développement de la presse sur les supports numériques une priorité, l'aide au développement en ligne n'a représenté que 20 millions d'euros sur des aides à la presse s'élevant au total à près de 1,2 milliard d'euros. Le fonds d'aide au développement des services de presse en ligne (SPEL) n'a été créé que pour trois ans et n'a pas été ciblé sur la presse d'information politique et générale. Au lieu d'aider l'investissement, il a servi à prendre en charge de dépenses de fonctionnement telle que les salaires des journalistes. Michel Françaix souligne que les aides, affectées à près de 40 % à des salaires, ont créé un effet d'aubaine. Ainsi, les aides à la presse ont été mal ciblées, trop saupoudrées et non conditionnées.
Enfin, le taux de TVA appliqué à la presse en ligne demeure un handicap. Le principe de neutralité des supports aurait dû conduire à un alignement sur les taux applicables à la presse papier.
Malgré les aides, le secteur reste donc en grande difficulté.
C'est dans ce contexte que les éditeurs de la presse d'information politique générale (IPG) ont fait part au Gouvernement de leur souhait de voir Google rémunérer les éditeurs de presse dont les titres sont référencés par le moteur de recherche. Nous avons privilégié la voie de la médiation, confiée à Marc Schwartz. Au terme de deux mois de discussions, un accord a été conclu. Tout imparfait qu'il soit, il est historique car, au-delà de son volet commercial, destiné à aider les éditeurs de presse à monétiser leurs contenus et à mieux valoriser leurs revenus publicitaires, il crée un fonds de 60 millions d'euros qui les soutiendra dans leur transition numérique. Dans aucun autre pays, Google n'avait fait un tel pas. C'est une voie fructueuse de soutien à la presse dans sa mutation numérique qui est ainsi ouverte.
Le périmètre de l'accord concerne la presse dite d'information politique et générale qui regroupe la presse quotidienne nationale, la presse-magazine d'information politique et générale, ainsi que la presse quotidienne régionale. Tous les sites d'informations politiques et générales sont concernés, y compris les pure players. Est exclue, a contrario, la presse de divertissement.
Ce fonds sera mis en place dans quelques semaines. Il est prévu de le doter d'une gouvernance ouverte, avec un conseil d'administration qui comprendra des membres indépendants. Le fonds sélectionnera des projets sur le fondement de leur capacité d'innovation, de transition vers le numérique et de transformation des modèles économiques. Il n'est pas là pour aider à surmonter des difficultés momentanées d'exploitation, mais bien pour faciliter la transition vers le numérique.
La Commission européenne a lancé une consultation afin de redéfinir les taux de TVA. La France a clairement indiqué qu'elle serait favorable à un alignement sur la presse papier afin de respecter le principe de neutralité des supports.
Qu'il n'y ait pas ambiguïté, le fonds de modernisation ne se substitue pas à la réflexion que mène le Gouvernement sur la fiscalité numérique, ni à celle que conduit la ministre de la culture sur la modernisation des aides à la presse.
J'en viens au livre. Bien que le marché du livre numérique ne représente aujourd'hui que 1,2 % du chiffre d'affaires des éditeurs, les usages connaissent un développement exponentiel avec la diffusion auprès du grand public des tablettes tactiles et des liseuses.
Le nombre de références d'e-books français se situe entre 60 000 et 90 000. Si les éditeurs français peinent encore à basculer vers la numérisation, 70 % à 90 % des livres de la dernière rentrée littéraire ont bénéficié d'une sortie numérique ; 42 % des lecteurs ont téléchargé des livres gratuits, notamment des classiques passés dans le domaine public.
Le deuxième baromètre du livre numérique de novembre 2012 indiquait que 14 % des Français avaient déjà lu totalement ou partiellement un livre numérique, soit une multiplication par trois en six mois.
Pour accompagner le développement de ce nouvel outil de diffusion des oeuvres littéraires, la France a décidé de pratiquer le même taux de TVA que pour le livre papier. Le taux de 5,5 % s'applique ainsi depuis le 1er janvier 2012. Par avis motivé du 24 octobre 2012, la Commission européenne a cependant appelé l'attention de la France sur le fait que ce taux réduit est incompatible avec la directive TVA. Elle a saisi la Cour de justice de l'Union européenne en février, contre la France mais aussi le Luxembourg, qui applique un taux de 3 % depuis le 1er janvier 2012.
Il s'agit pour nous d'avancer vers un traitement égal, indépendamment du support retenu pour la commercialisation. Une mission a été confiée à Jacques Toubon, délégué de la France pour la fiscalité des biens culturels. La Commission reconnaît la légitimité de cette cause, dont elle a inscrit le principe dans la consultation sur l'avenir des taux réduits de TVA lancée fin 2012. Elle estime pourtant que le droit communautaire ne permet actuellement pas d'appliquer le taux réduit de TVA au livre numérique. Alors qu'un livre vendu sur un support physique constitue un bien éligible au taux réduit, son équivalent numérique est considéré comme un service électronique et exclu, comme tel, du taux réduit par la directive.
Si l'enjeu budgétaire, à l'image de la part de marché du livre numérique, est modeste, de l'ordre d'une dizaine de millions d'euros, reste que la transition numérique ne doit pas être obérée par des écarts de traitement fiscal entre les supports. C'est pourquoi nous maintenons notre position, en espérant que nous ayons un temps d'avance sur la Commission. L'Espagne a abondé dans notre sens l'an dernier.
Au-delà, la mission Lescure sur l'exception culturelle à l'ère du numérique mène une réflexion d'ensemble. On ne pourra assurer des conditions favorables à la transition numérique qu'en rétablissant l'équité fiscale aujourd'hui rompue par les comportements des géants du Net, faits d'optimisation et d'évasion fiscale.
J'ai donc confié à Pierre Collin et Nicolas Colin une mission sur la fiscalité du numérique. J'ai eu l'occasion de venir exposer, au sein de la Haute Assemblée, lors de la discussion de la proposition de loi Marini en commission des finances, les conclusions de leur rapport, ainsi que le plan d'action du Gouvernement.
Sur le plan de la fiscalité internationale, le Gouvernement a décidé d'être très proactif au sein des instances européennes mais également de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), du G8 et G20, pour que soit modifié le droit conventionnel applicable.
Au niveau européen, la France appuiera les propositions du Commissaire Semeta, visant à lutter contre les « États tunnels » qui ne se sont pas dotés des outils de lutte contre l'évasion vers les paradis fiscaux. La volonté d'activer les travaux sur une assiette commune consolidée à l'impôt sur les sociétés (ACCIS) pour les entreprises du numérique, a été actée lors du séminaire numérique que nous avons tenu le 28 février 2013.
Au niveau de l'OCDE, la France s'associe pleinement à la démarche BEPS (Base erosion and profit shifting), fondée sur le constat qu'il existe aujourd'hui un décalage croissant entre le lieu de réalisation du profit et celui où il est taxable, les stratégies d'optimisation conduisant à une imposition minimale. La Commission européenne estime que cette évasion fiscale représente une perte de 10 % du PIB de l'Union européenne. Les États-Unis font les mêmes calculs.
Le débat ne porte plus seulement sur la juste répartition de l'assiette entre les États, mais également sur le fait qu'une partie de la richesse aujourd'hui créée échappe à l'ensemble des États. Ceci justifie une action collective, sauf à en venir à un dumping contre-productif et des mesures de protection dissuasives pour les investissements.
L'enjeu porte donc sur la reconstitution d'une assiette en voie d'érosion, ou quasiment inexistante dans certains secteurs d'activité, ce qui rejoint les intérêts des pays développés et des émergents. Seuls pourraient y perdre les paradis fiscaux.
Sous l'impulsion de la France et des États-Unis, le sommet des chefs d'État et de gouvernement du G20 réunis en juin 2012 à Los Cabos a demandé à l'OCDE de faire des propositions en vue de contrer cette érosion généralisée des bases fiscales. Cette demande a été reprise dans le communiqué de la réunion des ministres des finances du G20 à Mexico le 5 novembre dernier. Le rapport présenté au G20 de février dernier établit un diagnostic d'ensemble, et la nécessité d'engager un travail transversal et simultané dans tous les domaines concernés.
L'objectif est d'identifier un éventail de solutions concrètes et réalisables dans un calendrier cohérent avec les attentes exprimées par le G20, de façon à présenter d'ici juin 2013 un plan d'action. Les travaux vont concerner trois grands domaines : la répartition du droit d'imposer entre les États au travers des règles de territorialité lorsque celles-ci permettent aux profits de n'être imposés nulle part, comme c'est le cas en matière d'économie numérique ; les prix de transfert, en s'attachant plus précisément aux actifs incorporels ; l'amélioration des mesures qui permettent d'éviter les stratégies d'optimisation fiscale agressive, notamment au moyen de législations anti-abus. La France co-préside avec les États-Unis le groupe de travail sur le premier sujet et participe aux deux autres.
Sur la fiscalité domestique, j'ai demandé aux services de Bercy d'expertiser les hypothèses de taxe sur les données personnelles, taxe au clic et taxes sur bandes passantes et au Conseil national du numérique d'émettre un avis sur les problématiques de données personnelles, notamment au regard de la fiscalité.
Ces actions sont essentielles pour sauvegarder nos recettes fiscales et mettre fin au parasitage de la valeur créée sur notre territoire, notamment en matière culturelle. L'équité est en cause, puisqu'il est inconcevable que des acteurs concurrents sur certains marchés soient traités différemment sur le plan fiscal. Ainsi Pages jaunes par exemple s'acquitte de l'impôt sur les sociétés, ce qui n'est pas le cas de certains grands moteurs de recherche. Il ne s'agit pas de taxer le numérique, ni de brider l'innovation, mais bien de rétablir l'équité fiscale, afin que certains acteurs, qui bénéficient de la fiabilité de nos infrastructures et de la créativité de nos contenus ne se comportent pas en passagers clandestins, sans jamais participer ni aux unes ni aux autres.
Notre politique fiscale en matière de numérique aura une incidence sur le développement de la filière numérique culturelle. Car créer les conditions de l'équité, c'est aussi créer les conditions propices au développement de l'offre légale sur Internet.
Cet objectif se traduit également par le soutien public aux entreprises innovantes du secteur, via l'ouverture du crédit d'impôt recherche aux dépenses d'innovation, ou par le renforcement du statut des jeunes entreprises innovantes. Il s'incarne en outre dans la lutte contre la contrefaçon commerciale, afin de garantir la protection de la qualité et de l'authenticité des produits ainsi que de la rémunération de leurs producteurs. C'est pourquoi nous intègrerons des représentants du numérique et de la vente en ligne au Comité national anti contrefaçon, qui rassemble les acteurs publics et privés de la lutte contre la contrefaçon en France. Certains acteurs du numérique sont signataires de chartes de lutte contre la contrefaçon en ligne. Je souhaite que nous étendions les dispositifs de lutte contre ces atteintes à la propriété intellectuelle à de nouveaux intermédiaires du commerce électronique, tels que les opérateurs de transport express et de paiement à distance, comme l'ont fait les États-Unis, pour faciliter des initiatives de type « follow the money », qui peuvent s'avérer efficaces contre ces atteintes.
Le développement des offres légales constitue indéniablement le moyen pour tous les secteurs culturels, au-delà de la presse ou du livre, de profiter pleinement de la transition numérique, formidable chance de démocratisation des contenus culturels, tout en assurant des sources de revenus aux auteurs, aux créateurs, et à tous les professionnels qui travaillent avec eux.