Je commencerai par vous présenter rapidement l'Office dont j'ai la responsabilité. L'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) dépend de la Direction générale de la Police nationale et, plus particulièrement, comme vous l'avez dit, de la Direction centrale de la Police judiciaire (DCPJ). Il a été créé en 1958 dans la perspective de l'application de la convention signée sous l'égide de l'Organisation des Nations-Unies le 2 décembre 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui.
A l'époque, la seule forme de traite qui avait un impact réel sur la sécurité intérieure était la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle.
Mais aujourd'hui, l'intitulé de l'office dépasse sa compétence car depuis sa création d'autres formes de traite sont apparues, surtout depuis les années 1990, en vue de l'exploitation du travail, du désir d'immigration. Plutôt que d'élargir le champ de compétences de l'OCRTEH, l'État a fait le choix de créer d'autres entités spécialisées. Sont ainsi apparus l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), qui dépend de la gendarmerie, l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST) et l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP), qui est notamment compétent en matière de lutte contre le trafic d'organes.
Le champ de compétences de l'OCRTEH est donc concentré sur la prostitution, l'exploitation de la prostitution et, depuis 2003, le délit de racolage.
Il a d'abord pour mission de centraliser l'information sur les proxénètes et sur les prostituées. Pour ce faire, nous sommes destinataires de l'ensemble des télégrammes en provenance des directions de la Police nationale et de la Gendarmerie qui concernent l'interpellation de proxénètes et de prostituées, mais aussi de tout type de renseignements récoltés par les différents services : les directions interrégionales de la Police judiciaire, mais aussi la Sécurité publique, la Police aux frontières et les services de la Gendarmerie nationale.
Notre deuxième mission consiste à analyser toute cette information pour dresser des bilans sur l'évolution des réseaux, sur leurs modes opératoires, sur les pays sources. Certains de ces éléments d'information nous permettent d'ouvrir des enquêtes, d'autres sont transmis à notre direction et, in fine, à l'autorité politique.
Nous rendons également des avis consultatifs, comme aujourd'hui, sur des projets ou des propositions de loi, mais aussi sur des projets de conventions internationales susceptibles d'engager la France.
Nous proposons à l'ensemble des services répressifs - Sécurité publique, Police aux frontières... - que nous réunissons annuellement, une stratégie relative à la lutte contre la traite des êtres humains, en vue d'en améliorer l'efficacité.
Nous sommes également en charge de la coopération internationale des services répressifs. Cet aspect est essentiel, la traite des êtres humains étant aujourd'hui essentiellement transnationale. A cet égard, nous assurons la liaison avec les services Europol et Interpol en ce qui concerne les enquêtes et alimentons les fichiers européens, notamment dans le cadre du système d'information d'Europol et de sa base d'indexation des fichiers d'analyse.
Nous organisons aussi des formations pour les policiers étrangers.
A côté de ces missions stratégiques, nous assurons également des missions opérationnelles puisque nous menons un grand nombre d'enquêtes sur les réseaux, soit seuls, soit en menant des enquêtes conjointes avec les services territoriaux - par exemple, récemment, avec la Police judiciaire de Bordeaux pour un réseau nigérian couvrant tout le Sud-Ouest - sachant que nous concentrons notre travail sur les réseaux d'ampleur au moins régionale, nationale et internationale.
Enfin, nous sommes les partenaires privilégiés des acteurs extérieurs au ministère de l'Intérieur, en particulier des associations chargées de la défense des droits des victimes, et nous avons également initié des partenariats avec des chaînes hôtelières et avec certains réseaux fournisseurs d'accès à Internet.
J'en viens maintenant à l'état de la prostitution en France.
Les années 1990, avec l'ouverture des frontières, la démocratisation des moyens de transport..., ont représenté un tournant. Auparavant, 70 à 80 % des prostituées étaient de nationalité française. Aujourd'hui, la tendance est totalement inversée : 80 % des prostituées sont de nationalité étrangère et ce pourcentage atteint 90 % pour la prostitution sur la voie publique. Les pays sources sont, pour les principaux, la Roumanie, la Bulgarie, le Nigéria, le Brésil et la Chine.
Il faut préciser que l'essentiel de la prostitution chinoise est concentré à Paris, même si elle commence à se déployer à Marseille et à Lyon. En fait, les réseaux chinois visent essentiellement les grandes capitales européennes car ils s'insèrent dans une communauté. La prostitution profite de l'activité de certains commerces, comme les salons de massage, et les ressources qu'elle produit servent à acheter d'autres commerces.
Cela me conduit à préciser que les réseaux de prostitution sont internationaux mais aussi nationaux et communautaires. Tous les membres d'un réseau appartiennent à la même nationalité, voire à la même communauté : il n'y a que des Roumains dans un réseau roumain et que des Roumains tziganes dans un réseau roumain tzigane.
Hormis ces caractéristiques communes, la réalité des réseaux est extrêmement diverse.
Les premières formes de prostitution étrangère apparues en France, dans les années 1990, étaient des organisations de type familial ou clanique. Il s'agissait de populations d'Europe orientale minoritaires et plus ou moins persécutées dans leur propre pays, comme les Tziganes en Roumanie, qui venaient chercher de meilleures conditions d'existence en Europe de l'Ouest. Les ressources financières du clan reposaient sur la prostitution des filles, peu nombreuses, quatre à sept, qui acceptaient dans une certaine mesure cette situation, leur proxénète étant souvent un proche ou un membre de la famille - ce qui ne facilitait pas la coopération des victimes avec les services de police.
Cette forme de prostitution a contribué à « casser les prix », les tarifs pratiqués tournant autour de 30 à 40 euros la « passe », et elle a rencontré un certain succès, ce qui a suscité l'intérêt de groupes criminels qui se sont spécialisés dans la traite à des fins d'exploitation sexuelle. Ces réseaux sont essentiellement roumains, nigérians, bulgares et chinois. Ils recrutent leurs victimes dans leur pays d'origine : ce sont des femmes célibataires ou marginalisées, sans enfants, la plupart du temps économiquement et psychologiquement fragiles, prêtes à accepter n'importe quelle forme de travail. On se trouve bien, dans ces cas-là, en présence de phénomènes de traite d'êtres humains et de marchandisation des personnes.
Le cas des jeunes Nigérianes est emblématique. Elles sont recrutées par des réseaux de passeurs, auxquels elles sont parfois « confiées » par leur famille. Après la célébration d'un rituel d'ordre magique, le « juju », qui la place sous l'emprise du passeur, celui-ci fait venir la jeune fille en France et la vend, pour 10 000 euros environ, à une proxénète locale, la « madame » ou « mama ». Après un second rituel qui consacre la propriété de la proxénète sur la victime, celle-ci est forcée de travailler - à raison de 30 ou 40 euros la passe - pour « rembourser » à la proxénète une somme de 50 000 ou 60 000 euros, remboursement à l'issue duquel elle pourra retrouver sa liberté.
On imagine la durée potentielle de ce remboursement, d'autant plus que sur ses gains la jeune victime doit aussi payer son logement, sa nourriture, ainsi qu'un « droit de trottoir » versé à une prostituée chargée de la surveiller, la « première fille ».
Si son rendement n'est pas suffisant, elle sera revendue à une autre « madame », pour une somme calculée au prorata de ce qu'elle aura déjà « remboursé » à la première. Mais elle peut aussi envisager une promotion : si elle travaille bien, elle pourra devenir « première fille » et touchera donc le « droit de trottoir ». Quand elle aura remboursé une partie de sa dette, la proxénète lui proposera de s'associer avec elle pour acheter une autre fille et elle deviendra proxénète à son tour. Ce système basé sur la traite des êtres humains comporte donc aussi un aspect clanique, matriarcal, qui assure sa reproduction.
Dans certains pays d'Europe de l'Est, en Roumanie notamment, la constitution des réseaux peut aussi reposer sur un système de remboursement d'une dette, mais dans ce cas il s'agit d'une dette contractée dans le pays d'origine. Une famille riche prête de l'argent à une famille pauvre et comme celle-ci ne peut pas rembourser, elle confie certains de ses enfants à la famille créancière, qui les fait travailler à son profit en paiement de la dette.
Mais ce type de réseau concerne la prostitution sur la voie publique. On ne retrouve pas la même organisation dans les réseaux de prostitution sur Internet, qui se développent beaucoup.