Intervention de Virginie Klès

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 20 mars 2013 : 1ère réunion
Abrogation du délit de racolage public — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Virginie KlèsVirginie Klès, rapporteur :

J'espère un débat serein et approfondi sur cette proposition de loi de notre collègue Esther Benbassa. Sans vous dresser l'évolution de cette infraction depuis 1939, dont vous trouverez le détail dans le rapport écrit, je vous rappelle simplement qu'en 2003, le racolage est passé de la catégorie des contraventions à celle des délits, ce qui permet de placer la personne interpellée en garde à vue. La même loi a étendu la définition de l'infraction aux faits de racolage dit « passif ».

Saisi de cette disposition législative, le Conseil constitutionnel a admis sa constitutionnalité. Cependant, cette modification législative n'a pas été sans poser des problèmes de caractérisation de l'infraction. Progressivement, cette difficulté s'est traduite par des consignes plus strictes des parquets pour mieux circonscrire les éléments constitutifs de l'infraction, ce qui a abouti à une forte baisse des interpellations et des condamnations.

Je relève que cette infraction n'est pas sans soulever une question quant à sa constitutionnalité en raison d'un changement des circonstances de fait et de droit. En effet, le racolage qui est puni lorsqu'il est accompli sur la voie publique ne l'est pas lorsqu'il se pratique sur Internet, qui est pourtant accessible à tous. Cette différence de traitement pénal de situations identiques conduit, à mon sens, à se demander si le principe d'égalité n'est pas rompu et donc sur la constitutionnalité du dispositif actuel depuis la décision du Conseil constitutionnel.

En 2003, un double objectif était poursuivi par l'instauration de ce délit : donner aux forces de l'ordre de nouveaux outils pour assurer, d'une part, la tranquillité publique, et d'autre part, la lutte contre le proxénétisme.

Or, ce délit a abouti à un déplacement des personnes prostituées hors des centres urbains vers des zones de plus grande insécurité pour elles. Parallèlement, comme me l'ont indiqué les policiers que j'ai rencontrés, les plaintes des riverains sont tout aussi nombreuses et virulentes. Sur ce point, l'objectif de tranquillité publique n'a pas été atteint, le délit ne donnant qu'une illusion de tranquillité. En outre, l'existence de cette infraction entretient une confusion dans les esprits puisqu'il laisse à penser que la prostitution est illégale, ce qui n'est pas le cas sur le plan pénal.

S'agissant de l'action contre les réseaux de prostitution, les sources diffèrent et il peut y avoir difficulté à croiser totalement les données. L'estimation des personnes prostituées en Ile-de-France oscille ainsi entre 300 et 800.

Une certitude cependant : le nombre d'interpellations a chuté puisqu'en 2003, il y en avait à Paris entre 6 000 et 7 000 par an alors que ce nombre a chuté actuellement à environ 1 500 par an. Ceci s'explique largement par l'éloignement des personnes prostituées dans des zones périphériques.

De même, seule une minorité des personnes interpellées pour ce délit sont déférées devant le parquet, ce qui montre la difficulté à établir les éléments constitutifs de l'infraction. De surcroît, à Paris, seulement sept personnes interpellées étaient en état de récidive, ce qui relativise grandement l'efficacité du dispositif. La raison en est simple : les réseaux se sont adaptés. Ils « déménagent » les personnes prostituées qui ont été interpellées, sans compter que la prostitution se déporte sur Internet pour échapper à cette incrimination. L'objectif de démantèlement des réseaux de prostitution n'est donc pas plus atteint que le précédent.

Enfin, la garde à vue est l'occasion d'une intervention à double titre des forces de l'ordre. Tout d'abord, l'interpellation est effectuée par les policiers chargés de la sûreté sur la voie publique, policiers en uniforme donc, qui interrogent la personne prostituée. Si l'intéressée est susceptible de donner des informations sur les réseaux de prostitution, ils préviennent alors leurs collègues en civil de la brigade de répression du proxénétisme. Cette transmission n'est pas systématique car la personne prostituée n'est pas toujours en état de donner ces éléments, les réponses étant souvent stéréotypées et apprises à l'avance pour la simple raison qu'elles sont préparées à l'interpellation par leur réseau. Ce processus démontre que la personne interpellée pour racolage a un double statut : tantôt auteur d'une infraction, tantôt victime susceptible de livrer des informations sur les personnes tirant profit du réseau auquel elles appartiennent. Telles une « bonbonne secouée » - si vous me permettez l'expression -, elles sont pressées de dire tout ce qu'elles savent.

A Paris, sur 1 600 interpellations environ, 800 personnes seulement sont déférées et sur ces 800 personnes, seules 320 ont été vues l'an dernier par la brigade de répression du proxénétisme. Seules quelques unes, entre 10 et 25 % - les chiffres varient selon les sources - auraient fourni des renseignements utiles mais pas indispensables à l'enquête. Ce dernier point est important : les informations recueillies à l'occasion de ces gardes à vue sont versées à l'enquête mais nul n'est en mesure de nous indiquer ce qui a été indispensable à sa résolution. Ce sont des instructions longues et difficiles et ces informations sont comme des petites pièces qui viennent trouver place dans un vaste puzzle. L'apport réel de ces renseignements arrachés aux prostituées placées en garde à vue est donc difficile à établir. Cela étant, cela reste un outil parmi d'autres et je pense qu'il ne faut rien négliger en matière de lutte contre le proxénétisme.

En conclusion, on a créé une situation extrêmement confuse au moment de l'instauration de ce délit de racolage sur la voie publique. Le droit français est construit en vue de protéger la victime, a fortiori lorsqu'elle est vulnérable. Or l'avis est unanime : les prostituées sont des victimes particulièrement vulnérables, et ce délit les a encore fragilisées en les renvoyant vers la périphérie, en les éloignant des médecins, des associations et des services sociaux capables de les aider. En tant que législateur, je ne peux supporter l'idée que le droit fragilise davantage des victimes vulnérables au lieu de les protéger. Je vais donc vous proposer d'adopter la proposition de loi qui nous est soumise.

Il est vrai cependant qu'on va faire disparaître un outil bancal, dont on ne connaît pas la réelle efficacité même si elle existe, sans proposer d'outils pour s'y substituer. Cela est déjà arrivé avec l'abolition du harcèlement sexuel par le Conseil constitutionnel. Mais cette fois-ci nous disposons de davantage de temps, celui de la navette en tout cas, pour y remédier.

Je vous proposerai donc d'adopter cette proposition de loi tout en sachant que la tâche n'est pas achevée. Il nous faut insister de manière forte auprès du Gouvernement afin de remplacer cet outil par un outil plus juste, plus efficace. Il y a des choses à faire en matière de coopération internationale et auprès des opérateurs de téléphonie et des fournisseurs d'accès à Internet que les réseaux de proxénétisme ont envahi. Il faut une approche globale de ce phénomène de proxénétisme et de traite des êtres humains.

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