Intervention de Jean-Luc Domenach

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 20 mars 2013 : 1ère réunion
Situation intérieure et extérieure de la chine — Audition de M. Jean-Luc Domenach directeur de recherche au ceri-sciences po

Jean-Luc Domenach, directeur de recherche au CERI-Sciences Po :

C'est un plaisir et un honneur pour moi de m'exprimer devant vous. Je commencerai tout d'abord par vous parler du denier congrès du parti communiste chinois, avant de vous exposer pourquoi à mon avis la Chine est aujourd'hui autant menacée par ses faiblesses que par ses forces.

Le dernier congrès a été décisif. Précédé par la sombre affaire impliquant Bo Xilai et son épouse, qui a montré qu'il se passait des choses très étranges au sommet du pouvoir chinois, il a toutefois débouché sur une transition politique réussie, dans un système où le rôle des dirigeants est tout à fait déterminant. L'affaire Bo Xilai n'a pas été qu'un scandale impliquant ce haut dirigeant et son entourage, elle a aussi mis en lumière de véritables luttes de factions à l'intérieur du pouvoir, au sein duquel les désaccords sur les problèmes fondamentaux sont très vifs, peut-être même plus que dans les démocraties. Le clivage décisif est celui qui oppose les partisans d'une croissante tirée par l'exportation, qui affaiblit les partenaires économiques chinois, compte tenu de la sous-évaluation du Yuan, et ceux qui souhaitent passer à une économie non seulement d'exportation, mais aussi de consommation. Une véritable lutte des classes se déroule autour de ce débat, qui oppose les provinces côtières exportatrices de Shanghai et Canton, en particulier, aux provinces plus pauvres qui souhaitent une transition vers l'économie de consommation. Malgré ce vif désaccord, la victoire du camp des « exportateurs » s'est faite paisiblement, ce qui illustre un mode de fonctionnement en vertu duquel les désaccords se déroulent encore dans l'intimité au sommet du pouvoir chinois.

Ce succès est peut-être aussi un échec, dans la mesure où il a contribué à cautériser les vrais problèmes. Jiang Zemin, le chef du clan des shanghaïens, à la tête de la résistance à l'économie de consommation, l'a emporté avec l'appui d'un deuxième clan, celui des « fils de prince » de la deuxième génération, celle précisément qui a conduit la réforme du régime qui fait le succès de la Chine aujourd'hui. Leur majorité au sein du Comité permanent du Bureau politique est très large : le rapport est de 5 à 2, ou de 6 à 1, suivant les analyses. Cette large majorité ne reflète toutefois pas les réelles divergences intellectuelles et politiques d'une aristocratie chinoise qui reste traversée par de profondes jalousies. N'oublions pas que le père de Xi Jinping, un homme remarquable, a subi une purge de la part du régime, sans obtenir aucun soutien de ses pairs, dont les fils sont aujourd'hui au sommet de l'État. Des rancunes existent donc certainement au sein de la classe politique.

La victoire du clan des exportateurs ne signifiera pas pour autant l'absence de progrès des politiques sociales en soutien de la consommation. La question est juste de savoir si ce sera une orientation majeure ou un simple aménagement de la politique économique. Dans tous les cas, la majorité confortable au Comité permanent assure aux dirigeants une réelle capacité à gouverner. Le Comité permanent restera sous le contrôle du Bureau politique, qui agit comme une sorte de petit parlement, et qui contrôlera son action. La plupart de ses membres sont des responsables des villes chinoises. Or, le grand problème et la grande ambition du nouveau pouvoir est aujourd'hui la modernisation du secteur rural. Les nouveaux dirigeants veulent en finir avec une paysannerie encore essentiellement vivrière et ils prévoient que le secteur agricole n'occupera plus à l'avenir que 10 à 20 % de la population active. Le futur modèle d'agriculture chinoise, qui sera à mi-chemin entre sovkhoze et grande ferme américaine, ne manquera pas de déstabiliser, au plan mondial, les marchés agricoles. La question est : les dirigeants chinois auront-ils le doigté nécessaire pour mener à bien cette ambitieuse réforme ?

La volonté de lutter contre la corruption fédère beaucoup de Chinois, mais aussi bien le rattachement administratif que la composition du Bureau anti-corruption laissent planer le doute sur ses capacités réelles à endiguer un phénomène endémique, en dépit des déclarations très volontaristes du Président Xi Jinping.

Je relève enfin une mutation idéologique : les traditionnels objectifs révolutionnaires étant remplacés, dans les déclarations des nouveaux dirigeants, par l'affichage d'un nationalisme tempéré, qui se veut aussi culturel et d'influence.

Si la transition politique semble un succès, quatre problèmes me semblent pourtant révéler les faiblesses de la Chine aujourd'hui.

Le premier concerne la nature de l'économie. L'économie chinoise a fait des progrès extraordinaires, grâce à l'étonnante amabilité de la diplomatie américaine, qui a laissé la Chine rentrer à l'OMC tout en conservant une parité monétaire extrêmement faible. C'est d'ailleurs à mon sens une grande énigme historique, dont la Chine n'a pas fini de profiter, et qui encourage de façon un peu perverse la priorité donnée à l'exportation. Ce modèle comporte toutefois des risques, dans une période où les marchés occidentaux se réduisent. Les économistes chinois sont très lucides sur la question, et plusieurs sont partisans d'une compensation par la consommation intérieure, rejoints en cela par une néo-gauche au sein du parti communiste chinois prônant une plus grande justice sociale.

Le deuxième problème est celui de la corruption. Les Chinois attendent des progrès sur cette question qui corrode l'ensemble du système et qui est l'une de leurs principales préoccupations.

La troisième question, étonnement dans l'ombre aujourd'hui, est celle de la démographie. La réduction héroïque de la croissance démographique chinoise conduira inévitablement à une stabilisation voire à une baisse de la population dans les dix prochaines années. Or tous les démographes s'accordent pour dire qu'une baisse de la démographie coïncide avec ou engendre toujours des difficultés économiques. Nous l'avons bien vu au Japon, au début des années 90, pays qui n'est d'ailleurs pas sorti encore d'une crise économique qui fut précédée de deux ans seulement par la chute de sa démographie. Les dirigeants chinois semblent pétrifiés face à cette question, tant les affaires familiales ont d'importance en Chine et ils hésitent encore à ouvrir la porte à des millions de Chinois supplémentaires par une politique démographique plus libérale.

Mon quatrième et dernier point vise à constater que la Chine a atteint la fin d'un cycle qui lui a permis d'utiliser des moyens, avec l'accord des Etats-Unis et des Européens dans une certaine mesure, aux fins de réaliser une percée commerciale. Cette dernière l'a placée au rang des plus grandes puissances mondiales en une trentaine d'années. Cet essor constitue un des phénomènes les plus extraordinaires de l'histoire du monde.

Cela ne signifie pas pour autant que sa position est définitive. En effet, cette montée en puissance conduit à engendrer une certaine hostilité et créer de nouvelles difficultés avec ses pays voisins. A titre d'illustration, le Japon tend à forger une vague antichinoise qui répond à la vague antijaponaise qui avait été précédemment déclenchée. Il en est de même des Philippines qui ont acheté des sous-marins afin de se défendre.

D'un point de vue positif, le pays semble plus conscient de ses obligations et de ses responsabilités sur le plan mondial. Des mutations intellectuelles considérables se font jour notamment en matière d'écologie. En revanche, au titre des inquiétudes européennes, on peut citer le désespoir ou le refus de croire à l'Europe et à la France en particulier. La Chine se contente de relations avec l'Allemagne. A cet égard, la chancelière allemande, Angela Merkel, semble avoir mieux maîtrisé ses relations avec la Chine que la France. Toutefois cette maîtrise a été plus affirmée au début de son mandat. La chancelière n'apparaît plus aujourd'hui comme l'exemple de fermeté et de dynamisme qu'elle était encore hier.

En résumé, on assiste à une certaine transition dans les comportements des dirigeants chinois passant d'une ignorance des grands problèmes mondiaux à une certaine prise de conscience. Celle-ci met en évidence des objectifs stratégiques chinois tels que parvenir à un partage du monde avec les Etats-Unis, ce qui ne sert pas les intérêts de l'Europe.

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