Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi en préambule de saluer le travail d’Yves Rome et de Pierre Hérisson. Puisque même au Sénat l’heure est aux anglicismes, je dirai que ce double-play gagnant de rapporteurs a remarquablement mis en lumière les blocages et les difficultés du déploiement du très haut débit en France.
Le plan établi sous le quinquennat du précédent gouvernement avait pour objectif de couvrir l’intégralité des foyers en très haut débit d’ici à 2025.
Nous en sommes encore très loin, puisque seuls deux millions de logements sont raccordés en fibre optique. Notre retard par rapport aux autres pays de l’Union européenne est sérieux, d’autant que les territoires actuellement équipés sont concentrés dans les zones les plus urbanisées.
Face à ce constat, le groupe écologiste suit avec attention les orientations stratégiques qu’a affichées le Président de la République à Clermont-Ferrand le 20 février dernier. La couverture en très haut débit de l’ensemble du territoire en 2022 était un des engagements de campagne de François Hollande. Pour y parvenir, le Président de la République a récemment appelé à un investissement public et privé de 20 milliards d’euros dans les dix prochaines années.
L’ambition numérique du Gouvernement repose sur la volonté de réduire la fracture numérique, d’améliorer la compétitivité des entreprises et de proposer une meilleure offre de services numériques dans les zones peu denses.
Le groupe écologiste partage l’objectif général d’assurer l’égalité des territoires. En effet, en l’absence d’infrastructures numériques adaptées, l’attractivité des territoires décline, ce qui favorise le départ ou la non-installation d’activités à forte valeur ajoutée dans ces zones.
Toutefois, l’investissement envisagé est considérable et constituera une lourde charge pour les pouvoirs publics.
Sur les 20 milliards d’euros dédiés à l’ambition numérique du Gouvernement, l’investissement public devrait représenter environ 6 milliards d’euros, somme qui, dans les zones jugées les moins rentables, serait financée pour moitié par l’État et pour moitié par les collectivités locales.
Dans la période de crise financière et économique que nous traversons, nous devons donc nous assurer que nous allons effectuer les bons choix technologiques et trouver les systèmes de financement les plus pertinents.
Compte tenu de l’évolution des besoins en matière de numérique, la fibre optique est sans doute la technologie la plus appropriée aujourd’hui. Mais l’objectif d’une couverture totale du territoire en très haut débit est-elle réaliste économiquement et sa charge équitablement répartie ?
En l’état général de l’économie numérique, ces investissements profiteront en premier lieu aux géants de l’internet, des entreprises très habiles pour s’approprier la valeur des contenus diffusés via le numérique et qui se dispensent d’acquitter la TVA ou l’impôt sur les sociétés en France. Je ne citerai pas de noms, car vous savez à quelles sociétés je fais référence.
Dans leur rapport sur la fiscalité de l’économie numérique, Pierre Collin et Nicolas Colin soulignent d’ailleurs cet effet induit en pointant que le déploiement du très haut débit « promet également d’être un facteur d’accélération radicale du mouvement de transformation de l’économie issu de la révolution numérique, y compris la domination des grandes sociétés américaines du numérique et leur montée en puissance dans la chaîne de valeur de tous les secteurs de l’économie ».
Par ailleurs, si la couverture en haut débit du pays est essentielle pour lutter contre la fracture territoriale et contre la fracture numérique, elle ne résout cependant pas à elle seule ces questions.
Les inégalités en matière d’accès et surtout d’usages du numérique ne se réduisent pas en effet à une simple question de « tuyaux ».
Il existe aussi des disparités très fortes en matière de qualité des équipements personnels et familiaux ainsi que de coût d’accès à certaines informations ou à certains logiciels.
Des disparités existent aussi dans le domaine de la protection et de la sécurisation des données personnelles ou professionnelles, en matière d’intensité d’usage ainsi que dans la nature de l’utilisation du numérique.
Concernant la fracture territoriale, notre vaste et beau pays est malheureusement en proie à des disparités dépassant celles qui sont liées à l’accès, très inégal, aux infrastructures numériques. Évidemment, loin de moi l’idée de minimiser leur importance et le rôle qu’elles joueront, demain, pour la compétitivité de la France et la revitalisation économique de ses territoires ! La question de la fracture numérique territoriale, cependant, ne doit pas être isolée de celle, plus large, de la disparition ou de la rationalisation excessive de certains services publics, de la fermeture de commerces, de la raréfaction des activités sociales sur des zones immenses de notre territoire.
En matière de fracture territoriale, il faut réfléchir globalement, c’est-à-dire en termes d’écosystèmes, et ne pas se focaliser exclusivement sur la question de l’aménagement numérique. Il ne faut pas se le cacher : quand la ressource est rare et les besoins nombreux et variés, nous devons procéder à des arbitrages complexes – budgétaires et financiers, notamment –, afin de ne pas déshabiller Paul pour habiller Jacques !
Quand je vois l’investissement que le conseil territorial de Saint-Pierre-et-Miquelon vient d’engager pour l’aménagement numérique du petit archipel, je me demande si une meilleure desserte en transports ou une forte amélioration des infrastructures sanitaires et éducatives n’étaient pas tout aussi prioritaires…
La question est donc à la fois stratégique et financière.
Elle nécessite, d’abord, d’avoir une idée précise du coût réel de l’aménagement global du pays en très haut débit. On parle aujourd’hui de 20 milliards d’euros. Il y a encore quelques mois, il était plutôt question de 30 milliards d’euros, voire davantage. Une étude précise sur ce sujet devrait prochainement être rendue publique ; nous l’attendons avec une grande impatience !
Dans ce contexte, les écologistes seront particulièrement attentifs à ce que les grands opérateurs privés participent pleinement et largement aux financements des « tuyaux » numériques, dont ils seront les premiers bénéficiaires.
On le constate, les intérêts de l’opérateur historique France Télécom-Orange dans la valorisation de son patrimoine dans le réseau cuivre ADSL entravent les investissements nécessaires. Il est donc urgent d’obtenir la plus grande transparence sur la réalité des réseaux à très haut débit construits à ce jour, sur les conditions ou les projets d’extension de ces réseaux, ainsi que sur les conditions d’attribution des aides du fonds national pour la société numérique, le FSN, aux collectivités territoriales, pour la réalisation des réseaux d’initiative publique.
En conclusion, le groupe écologiste réaffirme son soutien à un développement harmonieux des territoires en matière de couverture numérique. Il s’inquiète cependant de la mise en place d’une logique qui reviendrait, comme souvent, à privatiser les bénéfices d’une telle opération et à en socialiser les pertes.
Les écologistes en appellent donc à un autre modèle, celui du service public local : les collectivités territoriales doivent pouvoir exercer leurs responsabilités sur l’intégralité de leur territoire, contrôler la qualité, les tarifs, les investissements, les conditions d’accès, dans le respect des principes du service public – égalité, neutralité, continuité –, comme c’est le cas pour tous les autres réseaux collectifs, notamment l’eau et l’électricité.
Les réseaux de télécommunications doivent être conçus comme une infrastructure publique et mutualisée, sur la base de laquelle les opérateurs organiseront les services.
Les prérequis techniques et juridiques de cette organisation sont en place ; il faut maintenant la volonté de la mettre en œuvre. §