Merci de cette invitation qui va nous permettre d'aborder la question de la bande dessinée féminine, dont on a peu l'occasion de parler dans les institutions politiques, ni même dans les médias dominants...
Mon parcours a débuté dans les années 1960, quand j'étudiais à l'école des Beaux-Arts de Saint-Etienne, qui était à l'époque la première école des Beaux-Arts de France. J'ai effectué le parcours habituel de six ans ; j'en suis sortie avec le diplôme national des Beaux-Arts qui m'a permis de devenir professeur d'arts plastiques pendant plusieurs années.
Il y avait déjà à cette époque une majorité de jeunes femmes à l'école des Beaux-Arts de Saint-Étienne, mais très peu avaient l'intention d'en faire leur profession. C'était un recrutement « bourgeois » et ces jeunes femmes considéraient leurs études artistiques plutôt comme un « supplément de culture » que comme une voie d'accès à un métier. Pourtant, ce cursus était sélectif : sur 300 postulants au concours, 30 étaient reçus et cinq ou six seulement sortaient de l'école avec leur diplôme de fin d'études.
Pendant ces années, la bande dessinée était - elle le reste encore un peu aujourd'hui - considérée comme une « sous-culture » pour « sous-lecteurs », et était entièrement destinée aux enfants, ceux des classes populaires en particulier. Elle était perçue comme un abaissement du niveau culturel à tous égards.
J'ai été élevée par une grand-mère un peu laxiste qui m'offrait des bandes dessinées et j'ai appris à dessiner grâce à ces revues. Après les Beaux-Arts, j'ai été amenée à tourner le dos à la bande dessinée, jusqu'à ce que 1968 bouscule cette hiérarchie de représentation des valeurs, ce qui m'a permis de retourner vers la bande dessinée, alors en effervescence : les revues indépendantes, la contre-culture venant des États-Unis ou d'ailleurs, m'ont permis une reprise de contact avec ces médias.
J'ai enseigné en tout sept ans, dont quatre dans des lycées et collèges. Au cours de ces années, sauf des dernières que j'ai passées à enseigner à l'Université Paris VIII au sein d'un atelier pratique intitulé « L'illustration comme art », j'ai constaté que les élèves, quelle que soit leur classe, ne comprenaient pas à quoi servait le dessin ! Il m'arrivait de leur répondre que le dessin apprenait à savoir lire et comprendre une image, à décrypter les messages diffusés par les films ou la publicité : lire une image pour en être moins victime, avoir une attitude moins passive, contrôler davantage les messages envoyés par l'image. Mon discours avait du mal à passer, d'autant plus de mal que le système scolaire ne favorise absolument pas ce type d'apprentissage.
Puis j'ai quitté l'enseignement au profit du dessin de presse politique, pour illustrer une revue syndicale issue du mouvement anarcho-syndicaliste espagnol, qui existe toujours, « Combat syndicaliste ». J'ai donc commencé à dessiner sur l'actualité politique espagnole, à titre gratuit évidemment, par exemple sur la fin du franquisme. J'y ai pris beaucoup plus de plaisir que lorsque j'enseignais l'art plastique à des élèves que ça n'intéressait pas ! J'ai commencé à envisager d'en faire mon métier. En 1973-1974, j'ai commencé le dessin de presse politique, sans me rendre compte que je brisais un tabou, puisqu'on n'avait jamais vu une femme faire des dessins de presse politique, ni en France ni à l'étranger. En plus, pour ne rien arranger, je travaillais pour une presse dont les orientations étaient marquées. J'ai commencé en collaborant à « L'Humanité-Dimanche », où j'ai été bien accueillie, sans aucune démonstration de machisme ni de sexisme de la part de mon rédacteur en chef. J'étais pionnière. J'ai eu rapidement des demandes pour d'autres journaux, y compris des journaux moins connotés politiquement comme « L'Unité », au moment du programme commun de la Gauche. Nicole Chaillot, qui le dirigeait, m'a soutenue en dépit des difficultés qu'elle rencontrait pour imposer ma signature. Son recueil de dessins de presse « Sous pression » s'en fait l'écho.
J'ai pu faire des bandes dessinées sur l'actualité politique qu'on ne voyait nulle part ailleurs, par exemple sur la non application de la loi Weil sur l'avortement, du fait du refus, par certains médecins, de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse (IVG) au nom de la clause de conscience. Cela montre l'intérêt d'avoir un regard de femme sur l'actualité dans ces médias qui sont encore très masculins... Puis les choses ont commencé à se dégrader quand j'ai occupé trop de place, et j'ai commencé à prendre quelques coups...
Au début des années 1970, j'ai eu ma première exposition, et la seule, dans le cadre de la Jeune Peinture, regroupant beaucoup de plasticiens et des peintres, dont plusieurs connus comme Ernest Pignon-Ernest, au Grand Palais. La centaine d'exposants ne comptait que deux femmes : Claire Bonnafé et moi... et Claire Bonnafé est devenue romancière par la suite !
J'ai poursuivi le dessin politique avec des difficultés croissantes, et en ayant de moins en moins de place, jusque dans les années 1990, pour plusieurs raisons. Une certaine régression générale s'est fait jour, les femmes ont reperdu le terrain qu'elles avaient conquis dans ce domaine. Et, par ailleurs, la presse pour laquelle j'ai travaillé a pris elle-même beaucoup de coups. De nombreux journaux ont disparu, alors que j'avais le choix des armes quand j'ai démarré ce métier. Je n'avais plus aucun support quand j'ai arrêté. Les journaux utilisaient toujours les mêmes dessinateurs alors que les dessinateurs engagés comme moi, disparaissaient.
La bande dessinée est alors venue me chercher. J'en avais fait, mais sans grande passion ; j'avais publié une bande mensuelle dans Charlie Hebdo, un journal exclusivement masculin qui m'a immédiatement proposé de poser pour la rubrique « le strip-tease des copines » ! J'ai expliqué que j'étais dessinatrice, pas strip-teaseuse... et je suis partie.
Puis j'ai travaillé pour le magazine « Ah ! Nana », le seul journal de bande dessinée féminine, créé au début des années 1970, publiant essentiellement des dessinatrices femmes. C'était un journal international, avec des dessinatrices anglo-saxonnes, américaines, australiennes, allemandes..., qui marchait assez bien. Mais les commandes étaient tenues par des hommes. Les rédactrices qui le souhaitaient pouvaient assister aux réunions de rédaction, mais jamais les dessinatrices : « dessine et tais-toi »... Puis le journal a été censuré pour pornographie au neuvième numéro, alors qu'il n'a jamais eu aucun contenu pornographique, contrairement à des titres masculins comme « L'Écho des Savanes » ; mais c'est « Ah ! Nana » qui a été frappé, et a donc cessé d'exister. La douzaine de femmes qui y travaillaient ont perdu à la fois une source de revenus et un espace de liberté, ce qui est à mon avis très regrettable. L'imaginaire féminin sous cette forme est très important.
J'ai alors été sollicitée par « Métal Hurlant », qui relève d'un tout autre imaginaire ! J'y étais la seule femme dessinatrice. Je travaillais également pour « À Suivre », un magazine mensuel de bande dessinée publié par les éditions Casterman, où des signatures féminines apparaissaient de temps-en-temps, brièvement. Elles étaient rares. Le rédacteur en chef de la revue « À Suivre », Jean-Paul Mougin, avait de gros moyens ; c'était un journal important, présent sur tout le territoire. Mais Jean-Paul Mougin considérait que la bande dessinée féminine ne se vendait pas ; c'était son argument pour en publier le moins possible.
À cette époque, les femmes étaient autorisées à faire un ou deux albums, mais rarement plus : elles disparaissaient ensuite assez vite. Je me suis battue pour mon premier album dans lequel je voulais mettre en scène ces questions liant les femmes, l'art et la société. J'ai ainsi créé un album sur Camille Claudel, qui s'est très bien vendu. Les dix mille premiers tirages sont partis très rapidement. J'ai même reçu les compliments du petit-neveu de Camille Claudel, au cours d'une exposition à la librairie-galerie « Des Femmes », à Paris. En tant qu'expression populaire et contre-culture, la bande dessinée n'est pas alignée sur des images officielles ; elle s'est maintenue jusqu'au milieu des années 1980, puis a été frappée par un recadrage quasi militaire. De nombreux journaux ont cessé d'exister ou ont été vendus à de grands groupes comme Hachette ou Lagardère, perdant originalité et liberté. La bande dessinée et même le dessin de presse politique ont subi cette restructuration.
J'ai donc perdu, petit-à-petit, beaucoup de supports et de moyens, dans l'indifférence générale. J'ai alors gagné ma vie comme écrivain dans des ateliers d'écriture grâce à des contrats que me fournissait la Maison des Écrivains. Début 2000, je suis revenue à la bande dessinée grâce aux éditions Denoël et à Jean-Luc Fromental, un survivant de l'équipe « Les Humanoïdes Associés » et de « Métal Hurlant ». J'ai continué à faire de la bande dessinée engagée, un peu politique et sociale, mais en ayant perdu ma liberté. Ce sont les éditeurs qui proposent les sujets. J'ai eu malgré tout la chance d'avoir des commandes sur des personnages forts, comme Marie Curie ; le dernier album, « L'Insoumise », a porté sur Christine Brisset qui a reconstruit des quartiers entiers d'Angers sans se soucier de la législation ; j'ai aussi réussi à faire un album plus personnel, « Inscriptions », publié par Actes Sud. En dehors d'Actes Sud, je n'ai aucun éditeur.