Je m'occupe de prospective en matière de mobilité. En quelques mots, la prospective telle que je la pratique ne consiste pas seulement à s'intéresser aux évolutions probables, mais plutôt à s'intéresser aux ruptures conceptuelles invisibles. On pourrait dire aussi que la prospective s'intéresse au continuum de l'innovation, du plus connu au moins connu et au plus inconnu, et c'est le plus inconnu qui est le plus intéressant. C'est là où il faut creuser pour trouver des solutions vraiment nouvelles pour demain.
Sur la question de l'automobile, la première rupture conceptuelle, qui a émergé dans notre discussion cet après-midi, c'est que l'automobile elle-même n'est pas un objet suffisant de réflexion. On doit l'élargir à la question du logement, des territoires et des villes. Pour s'intéresser au futur de l'automobile, il ne faut pas s'arrêter à l'objet de l'automobile. Dans ma réflexion prospectiviste, le bon objet de réflexion est « l'auto-mobilité ». Ce petit jeu de mot interroge la fonction de l'automobile. À quoi ça sert ? Il faut replonger l'automobile dans une fonction de mobilité, entendue précisément comme phénomène social, économique, comportemental, civilisationnel.
Je vais vous proposer une petite grille temporelle de l'automobile, à travers une gradation de trois stades d'évolution, trois niveaux d'innovation, qui eux-mêmes renvoient à trois concepts de l'automobile. On croit que l'automobile est un imaginaire alors qu'il est en train de changer.
Le premier stade considère l'automobile comme un outil de transport. C'est une définition standard si je puis dire. Le transport, c'est aller d'un point A à un point B le mieux possible, c'est-à-dire vite, bien, pas cher, en sécurité. Le premier niveau d'innovation est donc l'optimisation de l'automobile comme outil de transport. On peut l'optimiser de plusieurs façons : plus rapide, moins cher, moins polluant. Cette gamme d'innovation est aujourd'hui extrêmement large, mais elle consiste à faire la même chose, en mieux, c'est-à-dire se déplacer efficacement.
Le deuxième stade considère l'automobile comme un outil de mobilité intelligente. On est passé du concept de transport au concept de mobilité. Et l'on a rajouté la mobilité intelligente. La façon la plus évidente de l'interpréter, ou la plus matérielle, c'est de bourrer l'automobile d'électronique, d'intelligence à bord. Cette intelligence modifie en profondeur les finalités de l'auto-mobilité. Elle ouvre ce champ énorme du partage, du covoiturage, etc. Ces dimensions d'usages partagés, collectifs ou semi-collectifs, changent profondément le concept d'automobile. En particulier, elles transgressent la frontière traditionnelle entre transport public et transport individuel. On entre dans le TPI, le transport public individuel. C'est cela qu'ouvre la mobilité intelligente.
Par rapport à nos débats, on a vu que les freins au déploiement de la voiture électrique par exemple étaient moindres ou qu'ils avaient disparu. Pour un prospectiviste, la voiture électrique, c'est déjà fait, même s'il y a beaucoup de problèmes. La question n'est donc pas de favoriser la voiture électrique, c'est plutôt de savoir comment elle va aider à transformer la mobilité.
Le troisième stade vise à replacer l'automobile dans le monde de la vie mobile. L'automobile n'est plus cet outil de la mobilité, pour aller quelque part de manière intelligente, mais elle doit passer au stade supérieur de la vie mobile. En vérité, nous sommes déjà dans la société de la vie mobile, où la mobilité transforme toutes les choses de la vie. Le travail devient travail mobile, la mobilité transformant complètement la nature même du travail, mais aussi l'enseignement et l'éducation, la distraction et la culture, etc., toutes les choses de la vie deviennent mobiles, ou du moins sont réinterprétées et transformées par la mobilité.
Que signifie l'automobile dans le monde de la vie mobile ? Tout cela ne date pas d'aujourd'hui. Renault avait déjà anticipé il y a quelques années en inventant la voiture à vivre, bien que cela restait encore assez marginal. Aujourd'hui, non seulement la voiture, mais tout l'ensemble des systèmes de mobilité, deviennent des ingrédients de la vie mobile. Cela change complètement les critères de performance. On ne se demandera plus seulement comment aller efficacement d'un point à un autre, mais également comment cela va transformer sa santé, son travail, sa relation à autrui, sa relation à l'environnement. Le terme de vie mobile recode en profondeur la voiture, il la réinterprète.
Qu'est-ce que la voiture électrique apporte à la vie mobile ? Cette question est très importante en termes de valeur. Pour répondre à la question de la poule et de l'oeuf, il faudra imaginer une voiture à valeur ajoutée si je puis dire. Je prends toujours l'exemple de l'iPhone. Sa valeur n'est pas dans le fait qu'il permet ou non de téléphoner efficacement. D'ailleurs c'est ça qui fait la valeur d'Apple. De la même manière, comment la voiture va-t-elle créer de la valeur, non pas pour aller d'un point à un autre, mais d'autres valeurs ? Cela va transformer le travail, l'amour, le sommeil, la relaxation. Qu'est-ce qu'une voiture qui nous relaxe ? Vous voyez, ce sont aussi des valeurs potentiellement économiques. La voiture à valeur ajoutée, c'est le cadre conceptuel nouveau, parce que précisément on entre dans un état de la société économique et sociale qui est la vie mobile, le territoire mobile.
Le quatrième stade est très prospectif. Il considère la mobilité comme une sorte d'art. Mieux qu'un mode de vie, il considère la mobilité comme un des beaux-arts. Une mobilité élégante, avec économie de moyens, comme un danseur. Que sera une mobilité économe de ses moyens ? Que serait une mobilité expressive, élégante, belle ? Après tout, la voiture l'a connue. C'était un objet de beauté, enfin qui exprime quelque chose. L'automobile, la mobilité en général, retrouvera des valeurs d'expressivité. C'est peut-être le stade suprême, mais il faut commencer à y penser.
En cela, la voiture électrique est intéressante. Elle est silencieuse. On n'en parle pas beaucoup. Qu'est-ce que le silence ? Quel est le rapport au son ? Quelle est la sensorialité de l'automobile ? Il faudra intégrer toutes ces valeurs. Car pour avoir un modèle économique, il faut voir les valeurs ajoutées. Sinon on retombe dans la question de la poule et de l'oeuf, ce qui signifie que vous n'avez pas trouvé de valeur ajoutée, que vous n'avez pas clairement détecté des valeurs ajoutées qui seront valorisables. Si vous vendez une voiture pour autre chose que de la mobilité, alors là vous allez pouvoir changer de modèle économique.
Cette grille conceptuelle n'est pas très détaillée, mais je pense qu'on aura intérêt à resituer les raisonnements, y compris très techniques, dans un cadre conceptuel où l'on commence à voir l'évolution générale de l'innovation en matière automobile.