Intervention de Philippe-Jean Parquet

Commission d'enquête sur la lutte contre le dopage — Réunion du 28 mars 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Philippe-Jean Parquet docteur en psychiatrie et addictologie président de l'institut régional du bien-être de la médecine et du sport santé de nord-pas-de-calais

Philippe-Jean Parquet :

Merci de m'accueillir. Auditionné avec d'autres par la Haute Assemblée il y a quelques années, à une époque où le sujet n'était guère considéré, nous étions passés pour d'étranges individus... J'interprète votre invitation comme un premier signe d'efficacité.

Je m'intéresse à l'évaluation des politiques publiques et notamment aux questions de prévention. L'efficacité de l'action publique impose de définir le problème à traiter, les objectifs, les méthodes, de sélectionner les compétences nécessaires à la mise en oeuvre et, enfin, de concevoir des méthodes d'évaluation de la politique menée. L'évaluation est notre point faible : elle reste à construire. Par exemple, nous travaillons encore sur des données épidémiologiques d'institutions, c'est-à-dire découlant du fonctionnement des institutions existantes et non pas fondées sur la réalité des pratiques dopantes.

Je distingue le dopage sportif et les conduites dopantes. Ces dernières ne sont pas réservées aux sportifs de haut niveau, ni même aux sportifs licenciés ; elles connaissent un large écho dans la population. J'ai eu l'occasion de dire au Conseil de l'Europe que les conduites dopantes en entreprise étaient un problème considérable.

Le dopage sportif a une définition opératoire : il désigne l'utilisation d'un certain nombre de produits et de méthodes. La légitimité de ceux qui en dressent la liste est un problème en soi. À titre d'exemple, le cannabis sort et rentre à nouveau dans la liste, selon les pressions subies, selon les pays. La définition du dopage sportif varie donc selon les techniques, mais aussi selon des critères politiques et selon le poids de différents groupes d'influence. Ce qui pose la question du poids de notre pays dans les instances internationales.

Les conduites dopantes désignent l'ensemble des produits et méthodes destinées à accroître la performance, au sens large du terme. Elle peut être le fait de sportifs comme de salariés dans les entreprises du secteur privé. Elle touche particulièrement les salles de musculation. La fédération française d'haltérophilie travaille sur une charte des salles de remise en forme, afin de les soustraire à l'emprise du dopage. Une approche réaliste du problème impose de s'intéresser aux conduites dopantes en général.

Dès 1993, j'ai contribué à introduire en France la notion de conduites addictives pour désigner la consommation de substances qui modifient la façon de fonctionner d'un sujet, la vision qu'il a de lui-même et de son environnement. La loi Buffet, à laquelle j'ai participé, a été pionnière dans la traduction de cette notion en introduisant un volet sanitaire aux côtés des volets législatif et réglementaire - comme cela se fait pour la toxicomanie.

Ces notions s'articulent de manière cohérente. J'ai contribué à fonder le premier centre d'addictologie, à Lille. Dans ces établissements, nous voyons des consommateurs de substances illicites, sous l'emprise de l'alcool, qui ont été d'intenses pratiquants sportifs. La performance sportive préfigure les conduites addictives et dépendances ultérieures. Les politiques de lutte contre le dopage sont ainsi à replacer dans une politique de santé publique et d'éducation plus large.

La prévention peut être guidée par une approche réglementaire et législative. Le sportif qui prend une licence dans une fédération accepte un certain nombre de règles, auxquelles il se soumet lorsqu'il pratique son sport, participe à une manifestation sportive. La situation est de nature contractuelle. Les contrôles ont lieu au cours des compétitions, au moment de la performance - laquelle, au sens anglo-saxon, désigne ce qui est donné à voir à l'ensemble des spectateurs. Cette approche va de pair avec une rigueur particulière : qui contrôle quoi, comment, quelles sont les sanctions possibles et leur mode de contestation. Cette conception du sport est largement d'origine anglo-saxonne : le sportif respecte la parole donnée, non des valeurs sportives.

L'approche morale est une deuxième façon d'appréhender la prévention. J'étais intervenu sur le sujet lors d'une conférence organisée par le Comité international olympique à Lausanne : le président Juan Antonio Samaranch m'a dit que mon approche était utopique et que la question centrale était celle de l'image du sport. C'est ainsi que l'on voit fleurir des campagnes de communication du ministère des sports qui stigmatisent les sportifs dopés, qui se voient tatouer « tricherie » sur le front. J'ai quelque réticence face à cette approche et à la stigmatisation dans laquelle elle peut verser.

L'approche sanitaire, enfin : à cet égard, la loi Buffet a marqué un changement radical. Dans nos sociétés, la santé est devenue non plus seulement un concept défini par l'OMS mais une valeur qui mérite d'être respectée pour elle-même. Cette approche, quoique teintée de morale, conserve toute sa pertinence lorsqu'elle est rigoureusement appliquée.

Reste que la prévention dans le milieu sportif et la prévention dans la vie ordinaire sont deux choses assez différentes. Il faut définir des critères d'efficacité. Les listes de produits interdits, sur le modèle anglo-saxon, peuvent aider, à condition de garder à l'esprit que nous sommes dans le champ de l'épidémiologie d'institution. La prise de conscience, il y a quinze ans, de l'intérêt du sport pour développer la citoyenneté, la santé, le vivre-ensemble fut une révolution. Le choc n'en a été que plus grand lorsqu'on s'est aperçu que le sport de haut niveau pouvait être dommageable pour la santé. Il avait perdu la pureté originelle qu'on lui prêtait depuis Pierre de Coubertin.

L'évaluation de la politique de lutte contre le dopage est très difficile. On peut s'en tenir à une approche d'efficience : fait-on ce que l'on a annoncé ? Le problème réside dans l'attitude des citoyens : comment perçoivent-ils le dopage sportif et les conduites dopantes ? Le travail que je mène avec des directeurs des ressources humaines du secteur privé me conduit à penser que nombre de citoyens ont une conscience altérée du phénomène. Ils sont, pour employer un terme psychiatrique, dans le déni. Ce n'est pas une dénégation : ils savent que le dopage existe, mais ils font comme s'il n'existait pas. Les photos du Tour de France, en couleur comme en noir et blanc, qui ornent les grilles du jardin du Luxembourg en témoignent : les milliers de personnes amassées sur les routes pour voir passer leurs champions sont dans un déni absolu. La représentation nationale est particulièrement bien placée pour modifier le regard qu'il faut porter sur le phénomène.

Du point de vue des sportifs eux-mêmes, le problème est très délicat. Nous l'avons constaté à l'antenne de prévention du dopage que je préside dans le Nord-Pas-de-Calais : ils pensent que le dopage est nécessaire à la performance. Ils savent toutefois que leur contrat le leur interdit. Par conséquent, ils jouent au chat et à la souris. Tous ceux qui gravitent autour d'eux, médecins du sport, entraîneurs, organisateurs d'événements sportifs, entendent pour leur part faire leur métier en évitant les ennuis. Mme Marie-George Buffet m'a dit un jour que les fédérations étaient un État dans l'État. On a cherché à responsabiliser les fédérations. Or elles ont leurs propres objectifs et il est difficile de contrôler ce que l'on produit soi-même. Par exemple, les sportifs contrôlés positifs doivent être reçus par l'antenne régionale de prévention et de lutte contre le dopage où ils y reçoivent les informations et les aides personnalisées sur le dopage et les conduites dopantes. L'antenne leur donne un certificat règlementaire leur permettant de récupérer leur licence. En réalité, très peu s'y rendent. Les certificats de reprise de licence sont donc délivrés dans d'autres officines. Les cadres des fédérations sont dans une position très difficile, ils sont sans doute pleins de bonne volonté mais hiérarchisent leurs objectifs. Le travail de votre commission contribuera, je l'espère, à lutter contre cette hiérarchisation, car la santé et le respect des règles sont des objectifs d'égale importance.

Un mot sur la médecine du sport et les médecins placés auprès des fédérations. J'ai lutté pendant vingt ans dans mon CHU pour qu'il soit créé un service de médecine du sport. On envisage de le créer après mon départ et de lui donner mon nom... à titre posthume en quelque sorte ! Traduire des données médicales scientifiques à l'attention des sportifs est un travail singulier qui doit être mené. Le problème ne se limite pas aux sportifs de haut niveau. J'habite l'été un village dont le maire, également président d'une fédération sportive, organise des manifestations auxquelles participent à la fois des vedettes et les habitants, notamment les seniors. Je peux vous assurer que certains prennent du Guronsan pour améliorer leurs performances ! C'est ce que j'appelle le « dopage intime ».

Quant au dopage génétique, il témoigne avec éclat des effets néfastes de la production de connaissance. Voilà des progrès scientifiques mis au service du sport de façon tout à fait détournée, le plus souvent hors de toute maîtrise technique et de toute considération éthique.

Nous faisons beaucoup de choses en matière de prévention. Au sein de mon antenne, c'est ce qui marche le mieux. Nous intervenons dans les clubs, y compris ceux du troisième âge, les établissements scolaires. La prévention et la lutte contre le dopage ne s'opposent nullement, ce sont des politiques différenciées. Le nom de nos antennes, consacrées à la prévention « et » à la lutte contre le dopage, en témoigne.

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