La réponse de ce gouvernement et de la Commission européenne est sans équivoque : elle tend à considérer cette ressource comme une simple marchandise dans le cadre de la réalisation du Marché unique.
Nous continuons pour notre part de penser que cette politique est irresponsable, car l'asservissement des secteurs de l'électricité et du gaz au libre-échange, donc à la rentabilité à court terme, place de fait les pouvoirs publics en dehors de toute réponse aux enjeux énergétiques que nous venons d'évoquer.
En effet, comment penser que les entreprises privées et la loi du marché peuvent prendre en compte ces impératifs, puisque leur principal objectif est l'augmentation des marges pour les actionnaires ? Le versement de dividendes ne peut se faire, vous le savez bien, qu'au détriment de l'investissement, de la recherche, de l'emploi et, le plus souvent, par l'augmentation des tarifs.
Comment, dans ce cas, confier au privé l'accomplissement des obligations de ce service public si important pour la cohésion nationale ?
Les exemples de libéralisation dans les autres pays européens devraient pourtant nous inciter à la plus grande prudence.
Mais malgré ces considérations, malgré les engagements inscrits dans les directives mêmes et en dépit de nos demandes répétées, aucun bilan n'a jamais été tiré de ces politiques d'ouverture à la concurrence.
Parce que votre projet de loi vise à aller plus loin encore dans la libéralisation, nos collègues de gauche à l'Assemblée nationale ont fait le choix de l'obstruction afin de pouvoir consacrer le temps nécessaires aux débats de fond. Ils ont alors été qualifiés d'antidémocrates : hommage, sans doute, du vice à la vertu !
Car c'est bien ce gouvernement qui utilise toutes les manoeuvres pour contourner l'opinion publique, notamment par l'organisation de sessions extraordinaires et de votes en urgence, comme cela a été le cas depuis 2002 pour la plupart des lois concernant le secteur de l'énergie.
Et qui détourne les règles démocratiques ? Les parlementaires qui usent de toutes les procédures pour que le débat ait lieu ou ce gouvernement qui fait depuis plusieurs années la sourde oreille au message des urnes et de la rue ?
En effet, après la victoire du « non » au référendum sur la ratification du traité établissant une Constitution pour l'Europe, votre gouvernement n'a plus la légitimité nécessaire pour mener cette politique de libéralisation des services publics et de privatisation des entreprises publiques.
Le peuple a exprimé majoritairement son refus de la soumission de l'ensemble des activités humaines à la loi du marché. Vous devez maintenant entendre ce message sorti des urnes et arrêter la destruction du modèle social français.
Je rappelle également que, lors d'une consultation qui a été organisée par les syndicats, 94 % du personnel de Gaz de France se sont prononcés contre cette privatisation. Selon un sondage paru dans Les Échos, seuls 12 % de la population seraient favorables à cette opération.
J'ajoute que, tout au long de cette législature, jamais un texte n'a été adopté avec si peu de voix à l'Assemblée nationale. Cette situation n'est pas étrangère à votre refus de voir la population consultée par voie de referendum.
À l'inverse, je le répète, nous estimons qu'un vaste débat citoyen sur l'avenir énergétique de la France devrait être engagé et qu'un référendum devrait être organisé avant que l'on autorise la privatisation de Gaz de France.
La maîtrise énergétique doit rester publique. Non seulement l'État doit être le garant du droit d'accès à l'énergie et du bon accomplissement du service public, mais aussi le peuple doit également pouvoir s'exprimer et définir les orientations de la France en la matière.
L'analyse de la chronologie de l'organisation du débat est intéressante : vous demandez au Parlement de se prononcer sur ce texte, alors même que la décision de Bruxelles sur le projet de fusion de Gaz de France et de Suez n'est attendue que le 17 novembre prochain.
En effet, après l'annonce du projet de fusion, la Commission européenne a lancé une enquête approfondie afin de déterminer si ce rapprochement était compatible avec le droit communautaire relatif aux concentrations. Votre gouvernement soumet donc son projet de loi au vote des parlementaires avant que les conclusions de la Commission européenne ne soient connues !
La privatisation de Gaz de France serait donc décidée en toute hâte et avant même que l'on sache si l'entreprise nationale pourra, ou non, fusionner avec l'entreprise privée Suez.
La présentation du traité de fusion au comité central d'entreprise de Gaz de France, qui était prévue le 17 octobre, a, selon La Tribune, été reportée. En revanche, un conseil d'administration extraordinaire serait convoqué en urgence demain. Cet imbroglio s'expliquerait par les concessions qu'aurait faites le groupe Suez devant le gouvernement belge qui, selon certains analystes, pourraient remettre en question les parités de fusion.
Dès lors, comment ne pas reconnaître que nous allons nous prononcer alors même que les termes du débat évolueront après le vote de la loi ?
Nous considérons également scandaleux que les parlementaires n'aient pas accès à l'intégralité de la lettre de griefs notifiée par la Commission européenne, le 18 août dernier.
Nous n'avons eu connaissance de la réponse de Gaz de France, datée du 1er septembre, que ce matin, en commission des affaires économiques. Ce document de 183 pages, confidentiel, frappé du sceau du secret des affaires, n'est consultable qu'en salle, alors que nous devons travailler dans cet hémicycle.
Nous savons également que les négociations entre Gaz de France, Suez et la Commission européenne sont soumises à une clause de confidentialité : la notion de secret des affaires prévaudrait-elle alors sur celle de service public ? Les intérêts des actionnaires primeraient-ils l'intérêt général ?
Il a également fallu que les syndicats estent en justice pour obtenir qu'un conseil d'administration se tienne et que les représentants des salariés soient informés de la nature des griefs communautaires.
Et nous avons appris par la presse qu'un audit avait été réalisé sur les coûts des fonctions centrales de Gaz de France. En d'autres termes, cet audit est destiné à préparer les restructurations avant même que le vote du Parlement ait eu lieu !
Tous ces procédés, qui reviennent à priver les citoyens et leurs représentants élus d'un droit de regard sur la gestion d'un grand service public, sont inacceptables dans une démocratie.
Mais venons-en au fond, c'est-à-dire au contenu des contreparties que pourrait exiger la Commission européenne en échange de l'autorisation de fusion de Gaz de France et de Suez et à la réponse faite par ces entreprises, selon les informations que nous pouvons trouver, là encore, et faute de mieux, dans les médias.
Selon leur communiqué de presse, Gaz de France et Suez proposent de constituer un « nouveau concurrent ». Cette société se verra transférer le portefeuille actuel de clients industriels en France et en Belgique détenu par Distrigaz, actuellement filiale de Suez, « ainsi que des contrats de vente de gaz conclus par Distrigaz et Gaz de France avec SPE, l'autre électricien belge ».
Pour pouvoir alimenter ses clients, ce « nouveau concurrent » disposera des contrats d'approvisionnement actuellement détenus par Gaz de France ou Suez.
Ces cessions de volumes de gaz excéderaient les 50 terawattheure par an concédés par Gaz de France. Selon nos informations, ce sont bien 21 % des capacités de Gaz de France, comme l'affirment les organisations syndicales, qui seraient ainsi transférés à la concurrence.
Les deux groupes proposent également d'abandonner en partie le contrôle des infrastructures gazières. En Belgique, Gaz de France et Suez veulent découper en trois entités la société propriétaire et exploitante du réseau de transport de gaz Fluxys, détenue à 57 % par Suez. Cette opération vise à séparer la propriété du réseau de son exploitation, Gaz de France-Suez ne restant majoritaire que dans la société propriétaire. En France, dans un premier temps, le nouveau groupe issu de la fusion restera détenteur à 100 % des infrastructures, mais, à terme, il n'en conserverait plus que 50 %.
En effet, l'extension des capacités gazières - les terminaux méthaniers - serait accompagnée d'une « filialisation » de l'activité afin de mettre à disposition des concurrents des capacités de déchargement, dans la perspective de l'ouverture totale du marché en 2007.
Le terminal de Montoir, dont le Gouvernement a annoncé, monsieur le ministre délégué, la filialisation à 100 %, verra sa capacité portée de 8 à 16 milliards de mètres cubes, mais Gaz de France-Suez n'en disposera que pour moitié
Ainsi, les griefs de Bruxelles et les réponses que propose d'y apporter la direction de Gaz de France montrent que la nouvelle entité perdra la maîtrise des infrastructures d'importation, de transport et de distribution de gaz.
Au final, la nouvelle entité issue de la fusion ne représentera que 114 % des capacités gazières actuelles de GDF, et non 135 %, comme cela aurait été le cas si les potentiels des deux groupes avaient été additionnés.
On est donc loin, très loin, du « géant gazier » promis par les partisans de la fusion.
Pourtant, rien n'indique aujourd'hui que la Commission se satisfasse des propositions formulées par les deux groupes, pourtant déjà lourdes de menaces pour la sécurité d'approvisionnement de notre pays.
En effet, dans la lettre de griefs, les tarifs réglementés étaient largement contestés, au motif qu'ils entravaient la concurrence libre et non faussée. Une action devant la Cour de justice des communautés européennes à l'encontre de la France a même été engagée.
Il faut également savoir que le président de la Commission de régulation de l'énergie prône aussi leur suppression, ainsi que la séparation des activités de réseau. Ainsi, il défend clairement l'indépendance patrimoniale des gestionnaires de réseaux de transport !
Il est vrai que les activités de transport de gaz constituent un bastion plutôt lucratif, qui intéressera sans aucun doute des capitaux privés. En effet, la plupart des investissements ont déjà été réalisés.
Faut-il une fois de plus rappeler le triste épisode du rail anglais ou les dangereuses évolutions en cours dans la gestion du trafic aéroportuaire, pour clarifier auprès de nos collègues la lourde responsabilité qu'ils encourent en ouvrant la porte à une gestion partiellement privatisée des infrastructures du gaz, ressource particulièrement stratégique et dangereuse ?
De plus, comment ne pas analyser ce rapprochement comme le prélude à la privatisation d'EDF ? En effet, en organisant une concurrence frontale entre EDF et GDF, ce texte crée les conditions de la privatisation d'EDF, donc de la privatisation, à terme, du nucléaire civil.
Est-ce alors étonnant d'entendre M. Mestrallet affirmer que la compétitivité de ce nouveau groupe ne pourra être atteinte sans le nucléaire ? Ces questions sont pourtant lourdes de conséquences, notamment en termes de sécurité.
À ce titre, je rappellerai que ce que l'on appelle la « rente du nucléaire », qui est aujourd'hui remise en cause, est justement le mécanisme qui a permis l'existence de ces tarifs, qui sont parmi les plus bas d'Europe. Aujourd'hui, certains amendements visent à en faire bénéficier non pas les consommateurs, mais les actionnaires. On voit bien, par ces propositions, le sort qui est réservé au service public dans le cadre d'une libéralisation du secteur de l'énergie.
Par ailleurs, il faut se souvenir que, dans un premier temps, cette fusion était justifiée par la menace d'une OPA de Enel sur Suez.
Puis, lorsque cette menace s'est prétendument éloignée, le rapprochement a été justifié par la nécessité de faire naître un géant de l'énergie, dans un contexte de concentration croissante des entreprises du secteur. Mais cet argument est une nouvelle escroquerie. Vous aviez en effet justifié la séparation de GDF et d'EDF par la volonté, justement, de se prémunir de toute concentration censée nuire à la libre concurrence.
De plus, ce n'est pas en privatisant l'entreprise publique que la sécurité d'approvisionnement sera renforcée. Car la continuité de fourniture se fait principalement dans le cadre de contrats à long terme - ces derniers sont également contestés par la Commission -, donc dans le cadre de discussions d'État à État, et non d'entreprise à entreprise.
Nous sommes cependant d'accord avec vous sur un point, monsieur le ministre : seule une entreprise intégrée, proposant une offre complète et disposant d'une envergure importante permettra de garantir la mise en oeuvre d'un service public de qualité et la reconnaissance du droit d'accès pour tous à l'énergie.
Dans ce cadre, il est regrettable qu'aucune action sérieuse n'ait été conduite auprès de Bruxelles pour examiner la faisabilité d'un rapprochement entre EDF et GDF, qui nous semble pourtant particulièrement pertinent.
Pour ne pas engager cette action, le Gouvernement invoque les contreparties que demanderait l'Union européenne et qui seraient trop importantes, alors même que, de l'avis des organisations syndicales, elles auraient été à peu près du même ordre que celles qui sont exigées aujourd'hui pour développer ce nouvel oligopole privé.
Nous estimons que seule la création d'un pôle public de l'énergie serait en mesure d'organiser les synergies nécessaires par la reconnaissance de la complémentarité des énergies. Ce pôle devrait regrouper notamment EDF et GDF fusionnés, ainsi que des entreprises comme AREVA et, pourquoi pas, Total.
En fait, nous pensons que le passage de monopoles publics à des oligopoles privés est le signe, pour notre pays, non pas d'un progrès, mais plutôt d'un recul, qui prive encore un peu plus le pouvoir politique de moyens de contrainte sur l'économie.
Dans ce sens, le procédé employé, qui revient à confier la décision finale de privatisation aux actionnaires de Suez, ne nous semble pas approprié aux questions posées par la privatisation de l'entreprise nationale, propriété de la nation et des citoyens depuis 1946.
Par ailleurs, nous constatons bien souvent que seule la maîtrise publique permet de faire les investissements nécessaires. Il n'est pas rare non plus que le secteur public vole au secours du secteur privé lorsque les conditions de marché ne permettent plus de garantir le maintien des services publics. Nous disposons de quelques exemples de renationalisation de ce secteur, après qu'un État a fait le constat de l'impossibilité pour le secteur privé de garantir les droits fondamentaux des citoyens. Par exemple, seule une subvention de l'État britannique a permis d'éviter la faillite de l'opérateur national.
Par ailleurs, l'Espagne, ainsi que le Portugal et l'Allemagne sont dans une démarche inverse, en cherchant à faire fusionner leurs opérateurs électriciens et gaziers nationaux.
Il est donc très intéressant d'observer que, si le nombre de pays renonçant à la libéralisation du secteur de l'énergie continuait de se développer, Bruxelles serait contraint de faire le constat de l'échec de la libéralisation et d'engager la renégociation de ces directives.
Cette situation confère donc une responsabilité particulièrement importante à la France. C'est pourquoi le Gouvernement ne peut justifier son refus de travailler au rapprochement d'EDF et de GDF au seul prétexte des injonctions libérales de Bruxelles.
Il devrait au contraire jouer un rôle moteur dans ces institutions et, par sa politique nationale, dans la construction européenne. Les Français, monsieur le ministre, vous en ont donné mandat, en refusant, le 29 mai 2005, le projet de constitution européenne, qui se proposait de livrer l'ensemble des activités humaines à la loi de marché.
À l'opposé, selon les principes idéologiques du Gouvernement, quand un secteur devient particulièrement rentable, il faut nécessairement le céder au privé, comme ce fut le cas récemment encore concernant les concessions d'autoroutes. Ce n'est pas ce que nous appelons le patriotisme économique !
Vous comprendrez donc que, tant par son contenu que par les pratiques employées pour aboutir à son adoption, ce projet de loi est dangereux pour l'avenir énergétique de la France et celui de l'Europe. Il remet en cause les fondements mêmes de notre République.
Pour toutes ces raisons, nous vous proposons, mes chers collègues, d'adopter cette motion tendant à opposer la question préalable.