Intervention de Géraldine Chavrier

Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 28 mars 2013 : 1ère réunion
Audition de Mme Géraldine Chavrier professeur agrégée de droit public sur l'adaptabilité des normes au niveau local

Géraldine Chavrier, professeur agrégée de droit public :

Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d'abord de vous remercier de m'avoir conviée pour présenter ma conception des enjeux et des mécanismes de la simplification et de l'adaptabilité des normes. Je ne m'attarderai pas sur le constat, trop connu, de l'inflation des normes imposées par l'Etat aux collectivités territoriales. Si la simplification des normes revêt plusieurs dimensions, je considère que l'enjeu majeur est celui de la réduction du stock des normes existantes applicables aux collectivités territoriales. Or, pour moi, cette question est liée à celle de l'adaptabilité des normes réglementaires à leur contexte. Ce sont les mêmes blocages psycho-juridiques qui expliquent tant « l'incontinence normative » de l'Etat - pour reprendre cette belle formule d'un parlementaire -, que la difficulté de l'Etat à admettre une adaptabilité locale des normes. Je me propose donc de vous exposer rapidement ces obstacles, car ils permettent de mieux comprendre les choses, avant d'étudier, si tel est votre souhait, les voies éventuelles que pourrait prendre une réforme.

Selon moi, tout s'est cristallisé en 1958 : alors que la Constitution reconnaissait la libre-administration des collectivités territoriales, la délimitation du domaine de la loi a été conçue exclusivement au profit du pouvoir réglementaire étatique. Tout ce qui ne relève pas de la loi en vertu de l'article 34 relève du pouvoir réglementaire du Premier ministre, sous réserve des compétences du Président de la République. Rien d'étonnant à cela, à une époque où la décentralisation était embryonnaire. Or, la « révolution » de 1958 a donné corps à une interprétation de la Constitution dénuée de fondement, selon laquelle le pouvoir d'adopter des règles générales et impersonnelles ne pourrait relever que de l'Etat, et qu'il ne peut en être autrement sans attenter à l'unité de l'Etat. Voici la première question qu'il faut régler si l'on veut envisager un pouvoir réglementaire local.

L'unité est celle de la souveraineté indivisible. Or, depuis l'avènement de la République, la souveraineté c'est la loi. Cela signifie que ce qui est indispensable à l'unité de la République est l'existence d'une loi unique pour tout le territoire français. En revanche, cela n'est pas impératif pour le pouvoir réglementaire, qui n'est qu'un pouvoir subordonné, même s'il est autonome. Il ne peut pas être considéré comme un pouvoir souverain. Or, comme on le verra, il y a un entremêlement des principes d'unité et d'égalité. Et, sur le fondement de cette conviction erronée, puis d'une culture de la norme très prégnante en France, l'exécutif a adopté de très nombreuses règles destinées aux collectivités territoriales, parfois même sans habilitation du législateur. Ainsi, le rapport sénatorial de votre collègue Claude Belot précise qu'en 2009 et 2010, les règlements autonomes ont représenté près de 18 % des coûts générés par les normes étatiques, hors fonction publique. Pourtant, il faut préciser qu'en droit pur, seul le législateur est habilité, en vertu de l'article 34, à imposer des charges aux collectivités territoriales. L'exécutif ne peut intervenir en la matière que sur habilitation du législateur. Cette réalité juridique est souvent largement occultée. En témoigne la circulaire de 2010 sur le moratoire qui, en visant à encadrer le recours au règlement autonome, donne une reconnaissance à ce procédé. En effet, selon les termes de cette circulaire, les règlements autonomes pourront continuer à exister par exception ou lorsqu'il apparaît absolument nécessaire d'édicter des normes impliquées ni par la loi, ni par un engagement international. Toutefois, on ne voit pas quel est le fondement juridique de ce procédé dans le deuxième cas. En résumé, l'idée que seul le législateur peut habiliter le gouvernement n'est pas toujours suivie dans la pratique. Voilà ce qui explique une partie de la création normative à l'intention des collectivités. Je me permets, à ce stade, de vous proposer une piste de réforme. Il serait bon qu'une loi générale sur la décentralisation contienne une disposition de principe aux termes de laquelle, lorsque les lois relatives aux compétences locales, d'une part, ne renvoient pas expressément et de façon circonstanciée - j'exclus ainsi les articles balais - à un décret, d'autre part, n'appellent pas des mesures d'application ne relevant pas obligatoirement du Premier ministre en vertu de la Constitution - je pense à toutes les mesures d'application des libertés publiques ou des droits constitutionnels -, l'Etat perd, au profit des collectivités territoriales, la possibilité d'édicter des normes réglementaires d'application. Il s'agit de limiter l'intervention du Premier ministre à ce qui est juridiquement obligatoire en vertu de la Constitution. L'idée est de réduire un peu la portée de la jurisprudence du Conseil d'Etat sur la compétence réglementaire du Premier ministre.

Enfin, nous avons en France une compréhension excessive de la portée du principe d'égalité. Je suis bien évidemment pour le respect du principe d'égalité mais je suis contre le détournement de ce principe pour éviter toute avancée qualitative de la décentralisation. Vous l'avez déjà entendu lors des états généraux, la décentralisation est légitimée par le fait que l'on administre mieux de près, car cela permet de prendre en compte le contexte local. Or, ce n'est pas tout à fait ainsi que la décentralisation est organisée aujourd'hui. Les lois entrent dans le détail, tout comme les règlements - qui sont d'ailleurs beaucoup plus nombreux qu'il est nécessaire - et même les circulaires expliquent dans le détail la manière d'interpréter ces textes et donc ce qu'ils autorisent aux collectivités territoriales. Il ne reste, dans les faits, aucune marge de manoeuvre aux collectivités territoriales pour qu'elles adaptent l'application au contexte. Pourtant, quand on affirme que l'on administre mieux de près, on affirme que la compétence doit tenir compte du contexte local. Cela signifie que l'uniformité est un obstacle à la qualité de la gestion publique et que le principe d'égalité ne peut recevoir une lecture purement formelle.

En France, le Conseil d'Etat a jugé que le principe d'égalité n'obligeait pas à traiter différemment des situations différentes, alors que la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour de justice de l'Union européenne ont jugé le contraire : pour ces deux cours, l'adaptabilité des normes permet de restaurer l'égalité matérielle en tenant compte des handicaps, des circonstances.

Selon moi, ignorer la différence des situations locales signifie souvent sacrifier celle-ci. On comprend les intérêts légitimes que le juge français a voulu sauvegarder en refusant de consacrer cette définition de l'égalité. Au fond, l'égalité formelle a beaucoup d'avantages mais elle ne peut pas valoir en toutes circonstances, et elle ne peut pas valoir dans le domaine de la décentralisation.

Ces réflexions me permettent d'en venir au second grand point de mon propos : quelles sont les solutions juridiques pour imposer cette simplification des normes par l'adaptabilité ? Nul doute que les propositions concernant les modifications de l'actuelle Commission consultative d'évaluation des normes (CCEN) sont opportunes, dans la mesure où elle sera compétente pour se prononcer sur le stock des normes existantes. Mais, à mon goût, cela reste insuffisant, car il ne s'agit après tout que d'associer la CCEN à une procédure étatique d'élaboration des normes. On peut faire la même remarque en ce qui concerne l'expérimentation. Il s'agit d'une façon rassurante de faire de l'adaptabilité normative. Mais regardons ce qu'il est advenu de l'expérimentation réglementaire de l'article 72 de la Constitution : l'Etat n'y recourt jamais, alors même que ce type d'expérimentation est inoffensif, et que des circulaires sont émises depuis des années sur la nécessaire proportionnalité des normes, comme en 2011, ou encore sur la mise en place d'un moratoire. C'est pourquoi je crois assez peu au discours selon lequel l'on va recourir à l'expérimentation réglementaire pour adapter les normes. Les expériences passées montrent que l'Etat ne sait pas s'autolimiter. Il ne va pas changer sa culture du jour au lendemain. Il en sera de même pour l'expérimentation : la procédure restera sous maîtrise étatique. Sans compter que l'obligation de généraliser l'adaptation ne rendra pas toujours les choses possibles. Toutefois, sur ce dernier point, une solution juridique existe, à mon sens : si l'on constate sur le territoire la coexistence de plusieurs expérimentations réglementaires, lesquelles ne permettent pas une généralisation, le pouvoir réglementaire pourra toujours décider de ne pas agir, laissant ainsi subsister les normes réglementaires locales. En effet, ces normes sont subsidiaires : elles ont le droit d'exister quand le pouvoir réglementaire étatique n'est pas étatique.

En résumé, voici ma position : la CCEN est un très bon outil, vraiment nécessaire, mais qui reste insuffisant car ne limitant pas le rôle d'édicteur de normes de l'Etat. De même, le retour à l'expérimentation peut sembler intéressant, mais pourquoi y aurait-on plus recours demain qu'aujourd'hui ? D'où ma conclusion : tout système qui confie au pouvoir exécutif national le soin de s'autolimiter est voué à l'échec. La mise en place d'un principe de proportionnalité des normes qui s'imposerait à l'Etat, ce qui signifie qu'il devrait faire le rapport entre les objectifs poursuivis et les moyens qu'il met en oeuvre, serait intéressante. Il faut cependant reconnaître que cela risque de mettre en place un nid à contentieux. En effet, les collectivités territoriales saisiront régulièrement le juge administratif pour statuer sur un règlement qu'elles estimeront trop détaillé. Pourtant, je considère que l'idée sous-tendant ce principe doit être reprise. Affirmer que l'exécutif ne doit pas édicter des actes trop détaillés, qu'il doit se limiter à ce qui est nécessaire pour la réalisation des objectifs poursuivis est une bonne démarche. En tout état de cause, et peut-être vais-je surprendre, il me semble que finalement ce principe existe déjà depuis la réforme constitutionnelle de 2003, sous la forme du principe de subsidiarité selon lequel les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions pour l'ensemble des compétences qui peuvent le mieux être mises en oeuvre à leur échelon. La rédaction initiale disait que les collectivités territoriales ont vocation à exercer des compétences ; la rédaction retenue au cours des débats précise qu'elles ont vocation à prendre les décisions pour les compétences qu'elles peuvent le mieux exercer. Même si beaucoup refusent de le voir, c'est un principe de subsidiarité qui est ainsi posé. Les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions relatives à leurs compétences lorsque leur échelon est le plus pertinent. Cela signifie qu'au niveau réglementaire, il existe une compétence concurrente : le pouvoir réglementaire du Premier ministre doit s'arrêter chaque fois que les collectivités territoriales sont les mieux à même de définir elles-mêmes des normes concernant l'exercice des compétences. Par le prisme de la subsidiarité normative, on peut considérer qu'il existe un principe de proportionnalité, puisqu'il s'agit de dire que l'Etat s'arrête là où il doit s'arrêter compte tenu de ses objectifs, le relais étant pris par l'échelon local mieux placé que lui pour poursuivre les objectifs définis. Ce principe de proportionnalité s'applique au législateur et au pouvoir réglementaire.

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