Intervention de Karine Saporta

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 16 mai 2013 : 1ère réunion
Femmes et culture — Audition de Mme Karine Saporta chorégraphe présidente fondatrice de l'association des centres chorégraphiques nationaux présidente de la commission danse et vice-présidente de la société des auteurs et compositeurs dramatiques sacd

Karine Saporta, présidente fondatrice de l'Association des Centres chorégraphiques nationaux, présidente de la commission Danse et vice-présidente de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) :

chorégraphe, présidente fondatrice de l'Association des Centres chorégraphiques nationaux, présidente de la commission Danse et vice-présidente de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). - J'ai choisi de consacrer mon exposé à la place des femmes créatrices, c'est-à-dire chorégraphes, aujourd'hui, dans la danse. Même si je n'ignore pas les autres problématiques - en particulier la question de l'accès aux responsabilités - j'estime que la situation des artistes est la plus préoccupante dans ce secteur.

Je commencerai par situer cette question dans une perspective historique.

Longtemps considérées comme des prostituées, et ce dans toutes les cultures ayant développé un art de la danse savant : en Europe, en Inde, en Asie, au Moyen Orient... les femmes ayant fait le choix de s'exprimer à travers leur corps ont eu à subir des traitements portant atteinte à leur dignité, voire à leur intégrité physique.

Plus près de nous, en France au XIXème siècle, les ballerines, se produisant non pas au cabaret mais à l'Opéra de Paris, se trouvaient être financièrement dépendantes de leur protecteur, pour la simple raison qu'elles ne gagnaient pas leur vie avec leur métier. Métier qu'elles exerçaient pourtant dans des conditions de souffrance et de danger extrêmes. Tout était organisé - par la direction de l'Opéra même - pour que les « bourgeois » de l'époque puissent accéder avant les spectacles à une certaine proximité avec les danseuses qui s'échauffaient dans le foyer des abonnés. Ce système que l'on pourrait taxer sans exagérément forcer le trait d'« esclavagiste » ne pouvait en effet se perpétuer qu'à la condition que « protecteurs » et « protégées » puissent continuer librement « d'échanger » leurs services. Les « protecteurs » se devaient généralement d'installer leurs danseuses dans « leurs meubles », c'est-à-dire de leur assurer un logement et de les entretenir. Il y avait bien, de temps en temps, des soulèvements dans les rangs du corps de ballet, peut-être ceux-ci survenaient-ils à l'occasion de l'un de ces accidents hélas multiples où des danseuses pouvaient périr brûlées vives, le tulle des tutus étant particulièrement inflammable au contact de la flamme des bougies qui éclairaient les plateaux de l'époque. Ces rébellions étaient réprimées de la manière la plus simple qui soit : les artistes frondeuses devaient quitter l'établissement sur le champ et l'on raconte qu'il arrivait au directeur de remplacer les ballerines au pied levé, si je puis dire, en descendant dans la rue chercher de très jolies péripatéticiennes - dont le quartier s'étendant jusqu'à la jusqu'à la rue Godot-de-Mauroy ne manquait pas - pour renflouer les rangs du corps de ballet.

Je souhaiterais montrer ici la manière dont, au début du XXème siècle, sous l'impulsion émancipatrice des premiers courants féministes intellectuels parfois lesbiens, l'idée d'une révolution possible du statut du corps des femmes se fait jour favorisant l'émergence d'une forme totalement moderne d'expression dansée. Ce sont majoritairement des femmes qui, en marge des courants classiques puis néoclassiques du siècle passé, opèrent une mutation des fondements-mêmes de l'art chorégraphique : Isadora Duncan, bien sûr, Loïe Fuller, Martha Graham, Doris Humphrey, Agnès de Mille, Katherine Dunham, pour citer quelques-unes des très célèbres pionnières américaines, Mary Wigman en Allemagne... suivies plus tard dans le siècle par bien d'autres dont, plus près de nous, des auteures chorégraphes comme Jennifer Muller, Carolyn Carlson, Pina Baush... jusqu'à cette fameuse génération des années 1980 déterminée très jeune à opposer - pour la première fois en France - au style néoclassique dominant incarné par des chorégraphes masculins, une danse moderne toute autre.

Pour mieux comprendre la redoutable régression dont nous sommes aujourd'hui victimes, nous femmes chorégraphes en Europe et en France en particulier, il me semble intéressant d'évoquer brièvement ce que la création chorégraphique des pionnières de la danse moderne apporte de révolutionnaire à un art dit « classique ». Lequel, en réalité, est un art romantique et post-romantique, héritier des styles baroques, des danses de cour, des danses populaires.

C'est dans le contenu même des oeuvres et des démarches des auteures femmes que résident, selon moi, les raisons du déchaînement récent, sournois mais manifeste, du milieu contre les chorégraphes femmes. Face à la rigidité académique et aux connotations bourgeoises « consensuelles » instaurées par les sociétés européennes du XIXème siècle, les pionnières, Isadora Duncan en tête, prônent la libération du corps et du désir, la révélation des tréfonds de l'inconscient dans le mouvement dansé, le lyrisme et « l'affleurement » des émotions au détriment de la forme ou du code. Martha Graham ose deux formules devenues célèbres « on danse avec son vagin » et « le mouvement ne ment pas ». La danse part du centre du corps, du bassin, du ventre, des entrailles... Elle est plus dionysiaque qu'apollinienne. Elle séduit alors cette partie de la société ouverte à des transformations artistiques et esthétiques profondes en peinture, en littérature, en musique. Cette nouvelle forme d'expression par le corps est porteuse d'énergie, de vitalité, d'aspiration à la liberté. Elle ouvre l'imaginaire. Elle sera tout au long de l'histoire du XXème siècle parfaitement en phase avec ces moments où les artistes sont mis à l'honneur pour ce qu'ils communiquent à l'ensemble de la société de sensibilité, de fragilité, de déraison, de ... féminin peut-être. Elle sera condamnée et réprouvée partout et à tous ces moments où les blocages politico-institutionnels dominent la société.

La dernière page de l'histoire du siècle passé, propice à l'évolution des mentalités comme aux mutations dans les domaines de l'art et de la culture, remonte aux années 1980-1990 - ce qui correspond en France à la période Mitterrand-Lang -. Or, c'est à ce moment-là que se produit ce que l'on a très vite nommé « l'explosion de la danse contemporaine française ».

Les chorégraphes emblématiques de ce phénomène en France sont tous extrêmement jeunes lorsqu'ils se font connaître. Les femmes sont particulièrement nombreuses et remarquables au sein de ce qui s'impose comme un mouvement artistique dont l'importance semble comparable à celle de la « Nouvelle Vague » cinématographique des années 1960. La période pionnière est marquée par deux femmes, Carolyn Carlson et Maguy Marin, suivies de près par deux chorégraphes masculins, Dominique Bagouet et Jean-Claude Galotta. Puis de nouvelles élues - dont je fais partie avec Régine Chopinot, Odile Duboc, Catherine Diverrès, Mathilde Monnier pour ne citer que les plus célèbres - apparaissent sur la scène chorégraphique française. Notre image est extraordinairement valorisée sur la scène médiatique. Nous faisons la couverture des plus grands journaux, participons aux émissions de télévision et de radio les plus en vue. Nous sommes régulièrement consultées sur les questions de société qui font débat. Bref nous devenons enfin de véritables références intellectuelles et artistiques. Et ce infiniment plus que nos homologues masculins.

Le phénomène se produit à un moindre degré ailleurs en Europe. La danse belge, en particulier flamande, voit émerger ses propres stars.

La création chorégraphique allemande est aussi incarnée - exclusivement - par des femmes. Elle produit, aux côtés de Pina Baush qui devient le monstre sacré que l'on sait, des chorégraphes telles que Susanna Linke ou Reinhild Hoffman.

Le phénomène commence à s'inverser au milieu des années 1990. Issus des compagnies fondées par des femmes, les chorégraphes qui deviennent les valeurs montantes sont, non pas majoritairement, mais exclusivement des hommes. Depuis lors plus aucune femme en Europe - à l'exception de Sasha Waltz très rapidement maltraitée par l'institution : elle ne fait qu'un bref passage à la Schaubühne à Berlin - n'accède à un niveau de visibilité honorable.

A l'inverse des chorégraphes femmes, les chorégraphes masculins affichent une démarche plutôt cynique ou distanciée. Conceptuelle à l'extrême chez certains, elle marque très nettement un retour aux codes chez les autres : codes du néoclassique ou encore du hip-hop. Quoiqu'il en soit, l'érotisme qui émane de leur danse est très nettement masculin : avec des danseurs dont la désinvolture ou la technicité selon les cas est bien moulée dans un corps musclé ou fluide. Cette invasion subite par les chorégraphes masculins n'aurait en soi rien de négatif - bien au contraire - si elle n'allait sournoisement de pair avec l'éviction des femmes au cas par cas, parfois féroce et brutale, de l'institution comme des programmations. Le milieu se retrouve soudain structuré par des programmateurs et des décideurs au plus haut niveau - Délégation à la danse au ministère de la Culture, conseillers danse dans les directions régionales des affaires culturelles (DRAC), responsables de la danse au sein de certaines collectivités importantes - très majoritairement masculins. Il se déchaîne littéralement contre certaines. La sortie de l'institution se produit parfois en un temps record : elle peut prendre des formes d'une violence inouïe. C'est le cas à Marseille pour Marie-Claude Pietragalla, à Roubaix pour Maryse Delente pour ne citer que les exemples les plus terrifiants. Pour les autres, la sortie se négocie plus discrètement, mais la souffrance s'installe, d'autant plus lancinante que le discrédit jeté sur les « sorcières » semble irréversible : Catherine Diverrès, Emmanuelle Huynh récemment. Il faut être habitée par la foi de la « charbonnière » pour ne pas se laisser anéantir. Ceux qui font la loi font aussi la rumeur : il ne fait pas bon dénoncer le fait que ces personnalités, dont le pouvoir est immense, sont majoritairement des hommes. Qu'ils sont, de fait, plus sensibles au charme et à la sensibilité qui émane de l'écriture chorégraphique des hommes pour des raisons toutes subjectives que l'on peut parfaitement comprendre.

Le phénomène de régression que nous vivons correspond-il à un effet à retardement dans notre milieu de la bombe du sida ? La maladie aurait-elle eu pour effet de resserrer les liens entre les rescapés ? Cette théorie n'est pas à exclure tant les déflagrations ont été meurtrières, dans la danse en particulier.

Quoiqu'il en soit, le champ de bataille est aujourd'hui jonché de victimes féminines et il s'agit de les relever, de cesser aussi l'hécatombe, de permettre au milieu de se prémunir contre des difficultés prévisibles toutes celles, plus jeunes, qui tentent aujourd'hui de construire une démarche singulière.

Nous le savons, seuls les chorégraphes masculins sont maintenus à la tête des institutions parmi les arrivants des années 1980 et 1990. En outre, leur subvention n'a pas été entamée par les problèmes budgétaires dont les femmes ont fait gravement les frais.

Nombreuses sont celles qui ayant subi un traitement injuste et humiliant, ne se remettront pas de la violence qui leur a été faite. Mais il n'est pas trop tard pour réagir. Cela semble en revanche urgent. Urgent de ne pas laisser se perdre des oeuvres et des démarches encore vivantes et importantes aux yeux de l'histoire. Urgent de permettre aux jeunes femmes qui ont beaucoup à faire et à dire à travers l'expression du corps d'influer par leur création sur le corps social dans son ensemble.

La régression est d'autant plus affligeante que le progrès avait été symboliquement éclatant et idéologiquement important. Ce qui est en jeu, c'est la représentation du corps des femmes, la représentation du corps par les femmes, la représentation du monde à travers le geste créateur ... féminin.

Il est urgent de dénoncer, d'affirmer que nous ne voulons pas retourner à l'époque où nous pouvions être brûlées vives, prostituées... pour finir oubliées ou réduites à la pauvreté extrême à l'âge où la séduction des hommes s'avère un gagne-pain impossible.

Les femmes chorégraphes sont des auteures à part entière, leur créativité ne peut se mesurer à l'aune de leur jeunesse. A l'instar des grands écrivains, des grands plasticiens, des grands chorégraphes masculins dont personne ne conteste la légitimité lorsque leur propre corps change ou vieillit, le talent des femmes chorégraphes ne peut s'évaluer en fonction de leur aptitude à être sexuellement consommables.

Il se pourrait que des signes avant-coureurs de la régression d'une société à l'égard de ces questions soient aujourd'hui à l'oeuvre dans notre champ d'expression, ce qui rendrait d'autant plus nécessaire le fait de réagir et de continuer à défendre notre place au sein d'un art que les interdits et les rigidités des sociétés précédentes nous avaient déjà rendu trop cruel.

Des mesures s'imposent : pour restaurer le statut des créatrices dans la danse, il importe de leur donner des moyens. Il m'apparaît que le ministère de la Culture et de la Communication n'ayant pas vocation à défendre prioritairement les femmes, il serait important que soit passé un accord interministériel ou que des dispositifs soient créés au sein de la délégation aux droits des femmes.

L'enjeu le mérite, il s'agit là non seulement d'une forme d'expression mais du statut du corps des femmes.

Étant donnée l'urgence extrême, il me semble donc important de mettre en place :

- un fonds de soutien temporaire permettant à des chorégraphes « historiques » en péril et à de jeunes auteures aussi particulièrement menacées de prendre le temps de faire face à des difficultés graves : en un mot de ne pas disparaître ;

- un observatoire composé exclusivement de femmes chorégraphes : lequel serait systématiquement impliqué dans les décisions de la délégation à la danse ;

- un festival permettant de mettre en lumière la spécificité des auteures-chorégraphes et de leur redonner une visibilité importante.

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