Intervention de Romain Pasquier

Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 14 mai 2013 : 1ère réunion
Audition de M. Romain Pasquier directeur de recherche au cnrs sur les métropoles

Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS :

Je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui à titre personnel, mais aussi à titre collectif, puisque les travaux que j'ai pu mener sur l'articulation entre les régions et les métropoles ont lieu dans le cadre de l'Institut de la décentralisation, qui a fait fonctionner ces derniers mois un groupe de travail sur ce thème.

Je vais essayer de résumer les principales idées de ce groupe. Lors de la préparation de la réforme de la décentralisation, la région et la métropole ont fait figure d'idées-forces. Le débat les concernant n'est peut-être pas si nouveau que cela : dès les années 60, une loi a été votée sur les districts urbains, une loi sur les communautés urbaines a été adoptée en 1966. Cinquante ans plus tard, on discute encore à peu près des mêmes choses. Cela peut justifier une interrogation sur notre capacité à penser ces problèmes. Cela dit, la première idée-force retenue par notre groupe a été de dire que le fait métropolitain et le fait régional étaient révélateurs des changements en cours dans l'action publique territoriale. Ils sont en effet à la croisée de quatre grands paramètres de changement qu'il faut avoir en tête lorsqu'on réfléchit sur les modèles institutionnels à venir.

Le premier de ces paramètres est ce que l'on a appelé les dynamiques territoriales de l'économie. La géographie économique se recompose, actuellement, en France. L'économie, en concentrant les richesses et en faisant circuler les revenus de façon différenciée, fait émerger des territoires qui gagnent et des territoires qui perdent. À l'échelle nationale comme à l'échelle européenne et à l'échelle globale, le fait métropolitain s'impose de ce fait comme la nouvelle figure de l'économie globalisée. Regardez, par exemple, l'interdépendance entre les Länder et les grandes villes allemandes en Bavière ou dans le Württemberg. Le même phénomène se retrouve en Italie du Nord. Les économies locales et régionales, qui avaient eu tendance à s'uniformiser pendant les « 30 glorieuses », resurgissent aujourd'hui. L'économie d'archipel est la nouvelle figure territoriale de l'économie contemporaine : en quelque sorte, il n'y a plus une économie française mais un archipel d'économies localisées.

Le deuxième paramètre est l'intégration européenne. Si on regarde, par exemple, les objectifs de la future politique de cohésion 2014-2020, un accent très fort est placé sur l'économie de la connaissance, qui est plutôt située dans les métropoles ou dans des territoires remplissant des fonctions métropolitaines. Ainsi, l'Union européenne, par ses grandes politiques de cadrage, formate la façon dont on pense les politiques publiques locales.

Le troisième paramètre et la résurgence du clivage entre le centre et la périphérie. En France comme en Europe, la tension centre-périphérie sur certains territoires joue un rôle croissant. Ce sera un élément important dans l'articulation entre la métropole et la région. Je rappelle à cet égard qu'il y aura en 2014 un référendum en Écosse. Voyez aussi ce qui se passe actuellement en Catalogne, ainsi que les tensions entre le nord et le sud de l'Italie. Voyez aussi les tensions entre l'Allemagne riche et l'Allemagne pauvre. Il y a un mois et demi, une déclaration publique des ministres-présidents de Bavière et de Hesse a indiqué que les transferts vers les Länder de l'Est étaient trop importants pour ne pas mettre en cause la compétitivité économique des Länder donateurs. Par l'économie et par la politique, le vieux clivage centre-périphérie est ainsi réactivé dans de nombreux pays.

Le dernier paramètre de changement est la restructuration de l'État, ce qui renvoie à la dépense publique : nous sommes entrés dans une période où la dépense publique va être au centre des préoccupations. Les grandes réformes autour de l'idée de management public vont dans le sens d'une recomposition par l'État de sa présence sur le territoire. L'État peut avoir la tentation de jouer les métropoles pour assurer son efficacité économique. Des formes de gouvernement à distance peuvent alors être déployées à travers la fiscalité ou des réformes institutionnelles comme celle des métropoles pour renforcer la rationalité de la dépense publique sur le territoire.

Nous sommes donc au coeur d'une transformation assez globale de l'État et de la société.

Une autre idée-force est, en regardant le cas français, ce que l'on pourrait appeler le jardin à l'anglaise de la décentralisation française : un processus conduisant à la prolifération institutionnelle et à l'enchevêtrement des pouvoirs locaux. On est en effet confronté à deux principes contradictoires : celui de l'autonomie des collectivités territoriales et celui de la non tutelle. Faute de pouvoir ordonner l'action des collectivités par la tutelle, on fonctionne selon la méthode des blocs de compétences, inefficient dans la mesure où les élus souhaitent tous naturellement prendre à bras-le-corps l'ensemble des problèmes de leur territoire. La décentralisation française conçue par Gaston Defferre selon le mode des blocs des compétences ne fonctionne plus. Dans un certain nombre de domaines, le développement économique par exemple, les frictions risquent d'être nombreuses, même si une certaine spécialisation est envisageable entre les régions et les métropoles. On constate l'existence d'un engrenage dans la dynamique de l'action publique, l'existence d'une dérive systémique qui pousse les uns et les autres à aller au-delà de ce qui est autorisé. Maurice Hauriou a parlé à propos de la décentralisation de la spontanéité de la vie ; c'est exactement ce qui se passe. La raison essentielle en est que l'on ne veut pas d'une hiérarchie dans la décentralisation française. C'est un choix, il faut l'assumer. L'articulation entre les régions et les métropoles va dépendre d'autres arbitrages que d'arbitrages juridiques faisant appel à la création de frontières étanches entre les compétences. Il faut donc faire confiance à des « modèles territoriaux d'action collective » prenant en compte des cultures territoriales qui diffèrent d'un territoire à l'autre. Entre Lyon, Marseille et l'Ouest de la France, les cultures territoriales, la façon de penser l'action publique, diffèrent profondément. En fonction de cet arrière-plan, je crois aux dynamiques territoriales ascendantes, et non descendantes.

Les scénarios d'évolution seraient dans ces conditions, différents d'un territoire à l'autre et pourraient prendre trois formes principales :

- le modèle darwinien, fondé sur la recherche de l'attractivité, s'imposerait en cas de faible coopération inter-partisane et de fortes polarisations urbaines, par une vive concurrence entre régions et métropoles. Les victimes en seraient probablement les départements, menacés par la montée des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Leurs tâches seraient aspirées par les régions. L'Île-de-France, Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées pourraient suivre ce modèle ;

- le statu quo, tel qu'il est illustré dans le roman du prince de Lampedusa « Le Guépard » par la célèbre phrase : « il faut que tout change pour que tout reste identique », conduirait au maintien des équilibres existants, sous le couvert des pactes de gouvernance territoriale conclus par des élus satisfaits de ces équilibres ;

- enfin, le modèle girondin serait marqué par une dynamique de différenciation entre les modèles territoriaux ; des exemples pourraient être trouvés dans l'expérience lyonnaise, dans celle de La Guyane. Ces modèles, limités à certains territoires, constitueraient la revanche de la diversité, du pays réel, sur l'abstrait. Ils pourraient se diffuser au sein d'un territoire, le Grand Lyon inspirant par exemple des initiatives de même ordre à Grenoble ou à Saint-Étienne. Cette évolution poserait la question de l'égalité dans la diversité, c'est-à-dire celle de la nature de l'État républicain. Il serait alors nécessaire d'en prendre acte pour lui donner du sens, et pour qu'il ne reste pas à l'état latent, ce qui conduirait à des réactions de rejet, comme celle qui s'est exprimée en Alsace.

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