Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au nom du groupe écologiste, je tiens tout d’abord à rendre hommage au militaire blessé, Cédric Cordier, ainsi qu’à l’ensemble de nos militaires qui se trouvent actuellement au Mali, notamment.
Cela dit, en 2008, les écologistes avaient été autorisés à contribuer au débat sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. En 2012, malgré notre insistance, nous avons été « vertement » ignorés. Nous regrettons que l’élaboration du nouveau Livre blanc n’ait pas été l’occasion pour l’ensemble des composantes de l’arc républicain de s’exprimer, ce qui l’eût rendu plus légitime.
Cependant, si le présent Livre blanc a pour qualité première de constituer un état des lieux du « pouvoir faire » en matière de défense dans les dix ans à venir, compte tenu des moyens dont nous disposons et de la situation du monde, force est de constater qu’il ne tire pas les conclusions adéquates. Sa lecture laisse en effet une impression d’incertitude et d’inachevé.
Le modèle budgétaire devrait intégrer 4, 5 milliards d’euros de recettes exceptionnelles. Pour rappel, entre 2009 et 2011, sur les 3, 5 milliards d’euros de recettes exceptionnelles attendus, seuls 980 millions d’euros ont été effectivement obtenus.
La contrainte budgétaire, sous le prisme du lobby militaro-industriel, a surdéterminé la réflexion stratégique.
Le dogme du nucléaire a été soustrait de la réflexion. L’outil de défense, figé dans une posture défensive d’ultime recours circonscrit à l’intégrité territoriale, conduit au format redouté par le général Desportes – « la bombe et les gendarmes » – et appauvrit les forces conventionnelles.
À cet égard, le groupe écologiste du Sénat est au regret de constater l’absence de grandes orientations pour notre outil de défense, bref, l’absence d’une stratégique claire.
L’état des rapports de forces n’est pas non plus abordé lucidement dans le Livre blanc. Il n’y a plus d’ennemi désigné. Notre défense ne se résume plus à l’obsédante question de la sauvegarde de l’intégrité de notre territoire, de notre indépendance politique, de notre existence. C’est au regard d’un continent pacifié, d’une planète dominée par la puissance militaire des pays occidentaux que doit être posée la question du rôle de notre armée professionnelle.
L’accroissement des dépenses d’armement, notamment des pays émergents, ne doit pas faire illusion. Cette augmentation doit être comparée à la hausse du produit intérieur brut de ces pays émergents, dont l’effort de défense suit la courbe de leur montée en puissance vers l’accession à un statut international, en adéquation avec leur démographie et leur économie.
Les données du SIPRI, l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, instance de référence, démontrent que, en termes de pourcentage du PIB, les dépenses d’armement demeurent stables.
De la même manière, le rapport de 2012 d’Europol permet de reconsidérer le danger que constitue le terrorisme. Sur les 125 actes terroristes recensés en 2012 en France, 121 ont été le fait d’indépendantistes. Cette information ne diminue en rien l’atrocité des actes commis, mais elle permet de donner une consistance à une menace trop souvent fantasmée, exagérée et instrumentalisée. J’en veux pour preuve les 11 450 victimes du terrorisme dénombrées en 2012 dans le monde, chiffre bien inférieur aux 30 000 morts par arme à feu comptabilisées chaque année aux États-Unis.
Après avoir fait la guerre contre un concept, comme d’autres contre des moulins, cessons de rechercher un ennemi pour définir notre politique de défense. La plus dramatique illustration d’une telle pratique fut la politique outrancière et caricaturale menée par l’administration de Georges Bush, en grande partie à des fins commerciales.
En matière de stratégie antiterroriste, dans son discours du 23 mai dernier, le président Obama a développé une analyse juste en considérant que « cette guerre, comme toutes les guerres, doit prendre fin. C’est ce que l’Histoire nous conseille. C’est ce que notre démocratie exige. » Il poursuivait : « Nous ne pouvons pas avoir recours à la force partout où s’enracine une idéologie radicale. Et en l’absence d’une stratégie qui réduirait l’extrémisme à la source, une guerre perpétuelle – via des drones, des commandos ou des déploiements militaires – serait perdue d’avance. »
Alors, mes chers collègues, pour être combattus efficacement, la prolifération nucléaire et le terrorisme doivent être analysés sans postulat idéologique, loin de toute diabolisation stérile.
Pierre Conesa, expert reconnu, nous rappelle que « contre la suprématie absolue des Occidentaux, les stratégies des contestataires de l’ordre international ne peuvent être que le terrorisme et la prolifération nucléaires, moins onéreux et plus aisés que la recherche d’un inaccessible équilibre conventionnel. »
La poursuite de nos engagements vis-à-vis du renforcement de la légalité internationale, de la responsabilisation des acteurs privés, comme les sociétés extractives de minerais ou d’énergies fossiles, et de l’encadrement du commerce des armes doit participer au premier chef à la stabilisation des relations internationales. Celle-ci doit intégrer l’impératif de la prévention des conflits, au moment même où la demande exponentielle de matières premières, conjuguée aux crises énergétiques et environnementales et au changement climatique, accroît les tensions.
Le stress environnemental constitue l’un des tout premiers facteurs de tension et de faillite des États. Le rapport prospectif de l’Union européenne Global trends 2030 annonce une « ère de la pénurie », et ajoute que la « concurrence pour les ressources hydriques et énergétiques ainsi que les crises humanitaires, de déplacement de personnes et d’effondrement étatique, devraient constituer l’un des plus importants facteurs d’affrontement en 2030. » Le président Obama a d’ailleurs érigé le changement climatique en priorité pour la sécurité nationale. C’était en 2008. Quand la France en fera-t-elle autant ?
Moins saisissable et plus complexe à combattre qu’un prétendu État voyou, la crise environnementale et énergétique est aussi plus réelle et plus menaçante. Un stress nourricier, hydrique et climatique ne se dissuade pas. Un stress nourricier, hydrique et climatique nécessite cette prévention que nous peinons à théoriser. Un stress nourricier, hydrique et climatique donne tout son sens à la mise en œuvre de la stratégie de la protection que nous prétendons porter. Une course aux matières premières ne s’arbitrera pas plus à la canonnière qu’avec des appels à la vertu. Et quid des réfugiés climatiques, qui, selon l’ONU, devraient être 250 millions en 2050 ?
Mes chers collègues, les conflits du XXIe siècle ne sont plus les conflits du siècle précédent. L’opération Serval est une leçon magistrale du prix humain et financier de la restauration de l’autorité d’un État corrompu, érodé par son incapacité à gérer les aléas climatiques. Les conditions de la paix résident dans le désamorçage précoce des crises environnementales et énergétiques qui se profilent.
La prévention des conflits doit être une priorité. Un secrétariat d’État dédié permettrait de structurer et de coordonner l’action de l’État en ce sens. Les capacités des armées doivent être repensées en conséquence. Les Anglo-saxons ont déjà conceptualisé cette évolution. À nous de développer notre doctrine écosystémique, notre green defense. La transition environnementale des armées découle logiquement de l’appréciation géopolitique de nos dépendances en matières premières et de notre volonté d’enrayer un mode de compétition belligène.
Au-delà du constat des enjeux et des risques, c’est la question de nos moyens pour répondre à ces derniers qui est éludée par le Livre blanc. Nous devons dresser un bilan de nos possibilités. La France n’a plus les moyens de la grandiloquence. Les départements et collectivités d’outre-mer ne donnent pas à notre pays la capacité de peser dans les océans Pacifique et Indien. Pourtant, la France est non seulement la deuxième puissance maritime mondiale par la superficie de ses eaux territoriales, avec 11, 2 millions de kilomètres carrés, mais également la première puissance maritime mondiale par sa biodiversité. À cet égard, je vous rappelle que, à l’échelon mondial, les trafics liés à la biodiversité arrivent en troisième position, après les trafics d’armes et de drogues.
La doctrine de la défense tous azimuts tient plus du discours que de la réalité. Notre défense ne peut se concevoir en dehors de nos schémas d’alliance. La géographie multiplie non pas les capacités, mais les coûts et les contraintes. La géographie française dicte les prémisses de notre politique de défense : une politique d’alliances et de promotion de la sécurité collective onusienne.
L’intervention au Mali n’aurait pas été possible sans l’appui logistique et les moyens d’observation anglo-américains. En évoquant la possible facturation de ce soutien, les Américains nous ont délivré un message clair : ils ne souhaitent plus être les supplétifs de nos ambitions. Qui pourrait le leur reprocher ?
Nous devons fixer notre cadre d’action géographique et développer résolument l’échelon européen. Les axes prioritaires définis dans le présent Livre blanc rejoignent la géographie de l’influence française. C’est une avancée notable par rapport au précédent Livre blanc. Cependant, malgré l’annonce d’une relance de l’Europe de la défense et d’un Livre blanc européen, force est de le constater, l’Europe de la défense se surajoutera à la dissuasion nationale. Elle ne doit pas être pensée comme une défense d’appoint. L’Europe doit construire une identité de sécurité et de défense de premier plan.
À l’alternative entre politique des moyens et politique d’ambition, les écologistes préfèrent opposer une politique du réel et du pragmatisme face à l’origine environnementale et énergétique des conflits à venir. Les changements environnementaux qui affectent la biodiversité et la qualité de l’air, de l’eau, des sols et des océans, ainsi que leurs imbrications, aux effets insoupçonnés, conduisent et conduiront immanquablement à un changement dans les rapports de force internationaux. C’est justement à l’aune de ces risques et de ces contraintes que nous devrions construire notre stratégie de défense.
Mes chers collègues, le XXIe siècle est et sera le siècle traversé par des tensions liées au changement climatique, à la raréfaction des matières premières et à l’explosion démographique mondiale. La conjugaison de ces facteurs entraînera des tensions sociales et environnementales jamais vues dans l’histoire de l’humanité ; j’y insiste.
Nous devons d’ores et déjà considérer le développement durable comme une donnée stratégique pour la construction de notre défense. La France et l’Europe ont les moyens d’une politique de défense ambitieuse tournée vers la prévention des conflits. Pour atteindre cet objectif, l’action de l’État à l’extérieur doit être coordonnée et canalisée. Les aides publiques au développement sont de réels leviers d’action, à condition qu’elles ne soient pas attribuées à la Chine ni ne servent à l’entretien de régimes défaillants, comme le régime malien déchu.
Ces derniers exemples illustrent les lacunes du positionnement français, aveugle aux marges de manœuvres existantes, crispé sur des postulats idéologiques révolus et prolongeant des modes d’action néfastes. Le vide stratégique est manifestement notre tourment. La concertation et le débat sont les seuls remèdes. Europe Écologie-Les Verts a entrepris, sur ma proposition, la rédaction d’un Livre vert de la défense, que nous remettrons officiellement au Président de la République préalablement au Conseil européen de défense.