Monsieur le ministre, en ces temps de grande disette budgétaire, nous apprécions que vous ayez su obtenir du Président de la République le maintien à son niveau actuel de notre effort de défense, c’est-à-dire 31, 4 milliards d’euros pour le budget de la défense en 2014.
Ce résultat est à porter à votre actif, même si vous avez pu bénéficier du renfort que vous ont apporté tous ceux qui, au Sénat, avec le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, ont contribué à éviter, au moins pour le moment, le déclassement stratégique qu’eût entraîné une baisse significative des crédits militaires. Ce risque a été écarté, aussi, en raison de l’éclatante démonstration d’efficacité qu’ont faite nos soldats, appelés à sauvegarder l’intégrité, la souveraineté et la liberté du Mali.
Le Président de la République a annoncé que nos forces armées disposeraient de 365 milliards d’euros sur la période 2014-2025, dont 179, 2 milliards pour celle que couvrira la loi de programmation militaire 2014-2020. Pour maintenir une France forte, il a estimé ce chiffre réaliste. Il faudra faire avec !
J’approuve, par ailleurs, le recentrage opéré par le présent Livre blanc sur l’Afrique, notamment sahélienne, de la définition de notre zone d’intérêts prioritaires. Je l’avais déjà réclamé, mais en vain, lors du débat du 15 juillet 2009 sur la loi de programmation militaire 2009-2014.
Nous sommes aussi évidemment concernés par la montée des tensions en Asie, ne serait-ce que par le « pivotement » des forces américaines de l’Atlantique vers le Pacifique, qui obligera l’Europe, à l’avenir, à pourvoir davantage à sa défense.
Or, force est de le constater, la plupart des pays européens, à l’exception de la Grande-Bretagne et de la France, se sont installés dans un climat de fausse sécurité.
Nous ne devons pas craindre la Russie, qui ne représente plus une menace militaire pour l’Europe, mais qui est davantage préoccupée par la montée de l’islamisme radical dans le Caucase et l’Asie centrale.
Que la Russie soit aussi une puissance énergétique de première grandeur ne constitue pas davantage, à mes yeux, une menace, mais représente, au contraire, une opportunité. Ce fournisseur, qui n’est pas le seul, dépend autant de son client que l’inverse.
Les « menaces de la faiblesse », notamment en Afrique, me paraissent autrement plus graves, car la plupart des pays européens n’en ont pas pris conscience. Les pays du Nord de l’Europe s’en sont remis un peu trop facilement aux pays du Sud pour garder leurs frontières méridionales et aux États-Unis et à la France pour préserver l’équilibre fragile, du Moyen-Orient pour les premiers, de l’Afrique pour la seconde.
L’Europe serait bien avisée d’aider à la formation d’armées africaines opérationnelles et à la constitution, à l’échelon régional, de forces de réaction rapide africaines, à partir d’états-majors permanents capables d’entraîner régulièrement des unités professionnelles dédiées dans chaque pays.
C’est ce qui a manqué à la CEDEAO et a obligé la France à intervenir en premier au Mali, à l’appel de ses autorités légitimes, parce qu’elle seule pouvait le faire, comme l’a rappelé le Président de la République. Je constate que la France contribue pour moitié à la force européenne, d’ailleurs insuffisamment calibrée, de formation des forces maliennes.
Dans l’immédiat, vous avez conjuré, monsieur le ministre, le risque d’un déclassement stratégique de la France. Mon groupe vous en sait gré, mais ce risque n’est pas écarté pour toujours par l’arbitrage du Président de la République.
Je ne parle pas seulement des recettes exceptionnelles de 5, 9 milliards d’euros qu’il faudra trouver, je l’espère, autrement que par la liquidation des participations de l’État dans le secteur des industries de défense. De ce point de vue, je ne partage pas tout à fait l’avis de M. Jacques Gautier.
Je veux surtout parler de la dégradation de notre situation économique et, par conséquent, budgétaire, qui résulte de la mécanique mise en place par le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, dit « TSCG », dont les effets récessifs en Europe risquent de se faire sentir durant une longue période. En effet, les moteurs de la croissance – consommation, exportations, investissement – y sont en panne, sauf peut-être, en Allemagne, encore que faiblement.
Celle-ci consacre d’ailleurs à sa défense des crédits légèrement supérieurs aux nôtres, en volume. L’Allemagne a entrepris de professionnaliser, à son tour, son armée. Ses capacités en seront accrues, mais dans le cadre de l’OTAN. L’Allemagne, et son opinion publique, fondamentalement pacifiste, considère que l’OTAN vaut essentiellement comme une sorte de traité de réassurance contre des dangers qu’elle a d’ailleurs de la peine à discerner.
La dissuasion nucléaire est garantie par les déclarations du Président de la République, mais pour combien de temps ? On entend de plus en plus s’élever des voix qui se plaignent de l’effet d’éviction qu’elle exercerait sur les crédits attribués aux forces conventionnelles. Ces critiques, à mon avis, à courte vue, oublient que la dissuasion est l’outil de notre autonomie stratégique et politique et qu’elle seule peut garantir le maintien d’une diplomatie indépendante et, je le dis à Mme Demessine, nous tenir à l’abri de guerres qui ne seraient pas les nôtres.
Le Président Obama vient d’affirmer sa volonté d’aller plus loin que le traité New Start dans la voie du désarmement nucléaire. À tous ceux qui se laisseraient porter par l’opinion, je veux tout de même rappeler que les États-Unis disposent aujourd’hui de 1 654 têtes nucléaires déployées, sans compter les milliers de têtes non déployées qui n’ont jamais été incluses dans un accord. En regard, la France dispose de moins de 300 têtes, c’est-à-dire beaucoup moins que la Russie et même que la Chine. Le principe de la stricte suffisance nous interdit de descendre en dessous de quatre sous-marins lanceurs d’engins et de deux escadrons aériens. Si les armes nucléaires tactiques américaines étaient retirées d’Europe, nous serions le seul pays, en dehors de la Russie, à disposer d’armes nucléaires sur le continent. C’est une garantie de l’équilibre et de la paix sur celui-ci. C’est pourquoi nous ne sommes pas membres du « groupe des plans nucléaires » de l’OTAN, et devons continuer à nous en tenir à l’écart.
Sans doute, avez-vous raison d’affirmer l’objectif d’une défense européenne, comme le croyant affirme l’existence de Dieu. Mais la volonté politique chez nos partenaires fait aujourd’hui défaut. Comme le précise le traité de Lisbonne de 2008, les pays de l’Union européenne membres de l’OTAN contribuent à l’élaboration et à la mise en œuvre de leur défense dans le cadre de cette alliance. Même après avoir rejoint, en 2012, l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, la France, elle, ne peut renoncer à assurer elle-même, en ultime ressort, le soin de sa défense. C’est la condition de notre indépendance, et donc du maintien de l’esprit de défense à long terme dans le pays, ne l’oublions jamais !
La République française est aujourd’hui confrontée au défi de l’islamisme radical, il faut le voir. Il ne faut bien entendu pas confondre celui-ci avec l’Islam, qui est la religion de 1 200 millions d’hommes et de femmes. Nous devons tout faire, au contraire, pour aider les peuples musulmans, dans le respect de leur authenticité, à trouver leur place dans le monde moderne.
À ce défi, la sophistication des armements n’est pas une réponse suffisante. La bonne réponse est d’abord humaine et politique.
À cet égard, je ne saurais trop approuver le principe de la différentiation des forces posé par le Livre blanc. Évitons, par une course excessive à la « technologisation », de réduire encore le nombre des hommes dans les armées. Nous avons besoin de soldats qui comprennent d’autres civilisations que la nôtre. C’était jadis une des traditions de l’armée française. Elle a donné les Lyautey, les Gallieni, les Charles de Foucauld, et combien d’autres ! Il serait temps de réinvestir dans la formation des officiers le champ de la compréhension humaine, de favoriser ainsi l’apprentissage des langues, orientales et africaines. Cela coûterait moins cher que les missiles guidés avec précision, et ce ne serait pas de l’argent perdu.
La défense, monsieur le ministre, ne l’oublions pas, repose toujours, en dernier ressort, sur un facteur humain et sur l’étroite union du peuple et de son armée. §