Penchons-nous quelques instants sur ce sujet, pour une critique raisonnée, mais constructive de la méthode. Dans cette perspective, j’ordonnerai mes idées autour de cinq séries de considérations.
Premièrement, toute démarche « stratégique » se décompose en deux phases : une phase de réflexion, qui consiste à se demander quelles menaces et quels risques on entend parer et quelles ambitions on souhaite avoir – c’est la phase dite « d’analyse stratégique » ; puis une phase d’action, qui consiste à déterminer avec qui on le fait, c’est-à-dire dans le cadre de quelles alliances, le format d’armée qui en découle et la stratégie d’acquisition des équipements nécessaires pour y arriver – c’est la politique de défense.
La particularité de la politique de défense, c’est qu’elle ne prend sa dimension que dans le très long terme. Le traité de Lancaster House nous engage avec nos amis britanniques pour cinquante ans. On ne peut pas changer de format d’armée d’une année sur l’autre pour passer, par exemple, des blindés à la cyberdéfense. Quant à la durée de vie des équipements militaires, nous savons bien qu’elle est souvent supérieure à cinquante ans.
Ainsi, les décisions qui seront prises en 2013 dans le cadre de la loi de programmation militaire et de la loi de finances engageront nos capacités et notre liberté d’action pour longtemps. Il est donc crucial, monsieur le ministre de la défense, qu’elles soient judicieuses. D’où l’importance de l’analyse stratégique.
Précisément, et c’est mon deuxième point, l’analyse stratégique consiste toujours à confronter trois éléments : les menaces, les risques et les opportunités – c’est ce que l’on appelle la prospective de défense – ; les moyens en hommes et en crédits ; enfin, les ambitions de défense.
Troisième série de considérations : l’intérêt d’un Livre blanc. Cet intérêt est triple.
Tout d’abord, il s’agit d’extérioriser, pour le dépassionner, le dialogue difficile entre le ministère de la défense et le ministère du budget. Il s’agit de mettre entre les deux points de vue, nécessairement opposés, mais également légitimes, un arbitre neutre, indépendant et avisé afin de ne pas laisser le Président de la République ou le Premier ministre seuls face à la difficulté de la décision.
Pour cela, il nous faut peser et sous-peser chaque possibilité de choix. Il ne s’agit pas de décider à la place du politique, mais de lui faire des propositions et d’éclairer son arbitrage.
Ensuite, cet intérêt est démultiplié en période de disette budgétaire. C’est parce que les moyens manquent qu’il faut les concentrer. Il convient donc de bien choisir pour renoncer au moins important, sans perdre de vue les objectifs finaux. Le Livre blanc est par conséquent l’instrument de la cohérence de la politique de défense.
Enfin, le Livre blanc doit permettre d’articuler les objectifs que l’on se fixe et les moyens de les atteindre. Il est une charnière entre la réflexion et l’action. Il doit donc donner les grandes orientations de la politique, mais sans entrer dans le détail, car cette politique évoluera nécessairement. À rebours, il doit être clair sur nos ambitions, sur ce que l’on souhaite faire, afin que nul n’en ignore et puisse s’y référer, et que nos amis comme nos ennemis aient une vision de nos intentions dépourvue de toute ambiguïté.
Quatrième série de réflexions : ce qui n’a pas fonctionné. Sans entrer dans le détail, je dirai que la méthode utilisée est en principe la même que celle de la précédente commission du Livre blanc de 2008. Avec toutefois une différence de taille : les membres de la commission du Livre blanc de 2013 n’ont pas disposé de l’enveloppe budgétaire dans laquelle ils étaient censés confiner l’exercice.
Je le dis sans passion, mais avec gravité et un peu de colère : ce n’est pas admissible ! L’absence d’enveloppe financière a privé l’exercice d’une grande part de son utilité.
Au pays de Descartes, comme au pays de John Locke, il n’y a que deux façons de conduire l’analyse stratégique : partir des ambitions de défense et se donner les moyens de les satisfaire ou bien réduire ses ambitions à la hauteur de ses pauvres moyens.
Nous, Français, en avons inventé une troisième : parler des ambitions sans parler des moyens. Ce n’est pas forcément la bonne méthode ! §
De ce fait, les membres de la commission n’ont pas été en mesure de résoudre des problèmes dont on leur avait caché pour partie l’exposé.