Intervention de Jackie Buet

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 30 mai 2013 : 1ère réunion
Femmes et culture — Audition de Mme Jackie Buet cofondatrice et directrice du festival international de films de femmes de créteil et du val-de-marne responsable des programmes et des activités de diffusion à l'année auteure et coordinatrice générale de l'ouvrage membre du projet iris centre de ressources multimédia sur la création audiovisuelle des femmes

Jackie Buet, membre du projet IRIS, Centre de Ressources Multimédia sur la création audiovisuelle des femmes :

cofondatrice et directrice du Festival International de Films de Femmes de Créteil et du Val-de-Marne, responsable des programmes et des activités de diffusion à l'année, auteure et coordinatrice générale de l'ouvrage, membre du projet IRIS, Centre de Ressources Multimédia sur la création audiovisuelle des femmes. - Je commencerai par dresser brièvement un petit historique de la place des femmes dans le cinéma tout en tentant de vous montrer l'incidence qu'a pu avoir le Festival que je dirige sur le soutien et la visibilité des femmes dans la profession. Il semble que les choses s'accélèrent en ce mois de mai. En effet, l'actualité donne l'impression que nous allons faire un pas de géant concernant l'égalité hommes-femmes dans le cinéma. Les dernières déclarations faites à Cannes par la ministre des droits des femmes, porte-parole du Gouvernement, Mme Najat Vallaud-Belkacem, qui est très attentive à cette situation, laissent entendre que, politiquement, les incitations seront claires. Pourtant, voilà plus de 35 ans que nous travaillons à cette avancée. Et nous ne sommes pas seules : vous connaissez les initiatives du Collectif « La Barbe » ; plus anciennement encore, celles du « Centre Simone de Beauvoir » ; plus récemment, celles des « Archives Carole Roussopoulos » ou encore celles des « Archives du féminisme » à Angers.

Bien que ne voulant oublier personne, je ne peux néanmoins mentionner toutes les initiatives qui ont vu le jour autour et pour la défense de la place des femmes dans la profession, tant elles sont nombreuses et fortes. Parmi toutes, je citerai cependant « Cinéffable », « Femmes en résistance », « TV Debout » et, depuis peu, « Le Deuxième regard ».

Je veux rendre aussi hommage, en la nommant, à celle qui fut parmi les premières à organiser un festival de films de femmes à Paris, en 1975 : Nicole-Lise Bernheim, qui réalisa alors ce premier festival en collaboration avec Claire Clouzot, alors journaliste.

Toutes ces démarches, nous les reconnaissons, nous les défendons comme notre héritage ou nos points d'appui, mais aussi comme autant d'occasions de collaboration et d'échanges.

Je voudrais aussi citer des initiatives plus éloignées géographiquement, telles celles des Québécoises qui ont, au travers d'un « regroupement de réalisatrices équitables », entrepris d'élargir la lutte à l'international.

En ce moment même, un tout jeune festival de films de femmes vient d'être lancé à Pékin : c'est une grande première en Chine !

Avant d'envisager ce futur plein de promesses, je voudrais revenir brièvement sur l'histoire du cinéma, pour bien comprendre les enjeux actuels.

Le cinéma, qui est à la fois un art et une industrie est né de manière assez artisanale il y a 118 ans.

Si, dès le début, des femmes pionnières - telles Alice Guy ou Germaine Dulac - ont pu réaliser des films, très vite la hiérarchisation des rôles est venue entraver leurs désirs d'images et de « réalisation » au double sens du terme.

C'est seulement après-guerre, qu'Agnès Varda a pu ré-ouvrir la boîte de Pandore et initier l'un des premiers films de la « Nouvelle Vague », en 1954, intitulé « La Pointe courte ». Entre temps, on avait déjà oublié Jacqueline Audry, soeur de Colette Audry, cinéaste d'avant-guerre, qui a été la première à adapter Colette à l'écran.

J'en viens maintenant à la place des femmes dans le cinéma et au rôle du Festival international de films de femmes de Créteil et du Val-de-Marne.

Au départ, Alice Guy, secrétaire chez Gaumont - alors fabricant d'appareils cinématographiques à double fonction -, devint cinéaste par volonté. Elle avait assisté à la projection des Frères Lumière. A sa demande, elle se retrouva en charge du département « réalisations » pour promouvoir les appareils de la firme. Sa mission consistait moins à réaliser des films qu'à faire la démonstration du fonctionnement de l'appareil. C'est ainsi néanmoins qu'elle sera reconnue en tant que femme cinéaste. Puis elle partit aux États-Unis pour y représenter la firme Gaumont à New York. Là, elle continua à réaliser et à produire des films « américains » avec des acteurs célèbres de l'époque.

C'est Louis Feuillade, qui la remplaça chez Gaumont et se rendit célèbre avec la série « Fantomas » dans laquelle jouait Musidora, autre femme de cinéma, qui donnera son nom au tout premier festival de films de femmes de Paris en 1975, créé par Nicole-Lise Bernheim.

C'est ainsi qu'Alice Guy entra dans la concurrence que se livraient déjà, à l'époque, les États-Unis et la France. On compte à son actif environ 400 films parmi lesquels « Sage-femme de 1re classe », « Madame a des envies », « Sur la barricade » ou « L'Américanisé »...

La qualité de ses fictions, que l'on redécouvre aujourd'hui, témoigne d'une grande maîtrise du sujet, qui le plus souvent met en scène une ou des femmes. Ainsi, dans « Madame a des envies », on découvre une femme enceinte en proie à des envies irrépressibles et qui succombe à chaque pas pour un sucre d'orge ou un hareng-saur. L'effet burlesque et drôle est assuré, mais c'est en même temps une étude des moeurs de l'époque, puisque l'on voit à l'écran « Monsieur » pousser le landau, alors même que le film date de 1905 !

A cette époque où le cinéma était encore artisanal, Alice Guy n'a pas souffert de la hiérarchie des tâches : elle tournait la manivelle, réalisait les costumes, inventait les décors, utilisait sa maison et tenta même de passer au cinéma sonore en réalisant des expériences de chrono-scènes - c'est-à-dire des scènes synchronisées avec un rouleau de cire qui enregistrait les sons - ce qui prouve qu'elle n'avait pas peur d'innover techniquement.

Plus tard, Germaine Dulac, dès ses débuts, dans les années 1920, s'est lancée dans un cinéma très expérimental, c'est-à-dire non narratif, apportant ainsi une dimension plus « artistique » à l'image de l'écriture cinématographique. Elle a, par exemple, brillamment adapté un scénario d'Antonin Artaud, « La coquille et le clergyman », réalisant ainsi l'un des premiers films surréalistes.

Ce petit détour permet de comprendre qu'à partir de 1927, à l'arrivée du cinéma parlant, les femmes ont disparu du rôle de réalisatrices pour se cantonner dans des rôles d'assistantes, de scénaristes, de scripts ou de monteuses et, bien sûr, d'actrices, en particulier à Hollywood. La professionnalisation et la hiérarchie des rôles, puis des images, les ont donc « déclassées ».

Il faudra que les femmes attendent les années 1940 pour retrouver, avec Jacqueline Audry, un tempérament « d'entrepreneuses » et tenter de renverser la hiérarchie des rôles.

Dans les années d'après-guerre, sous l'effet « salutaire » de la place prise par les femmes dans les sociétés occidentales ravagées par le conflit mondial, on voit un grand nombre de femmes refuser de retourner « au foyer ». A cet égard, on peut se référer à un très beau personnage de femme d'un film américain, « Rosie la riveteuse », qui remplaçait les hommes dans les usines d'aviation et d'armement.

Les femmes réalisatrices se manifestent alors de manière quantitativement plus nombreuse.

En France, toujours, Agnès Varda - première femmes de la « Nouvelle Vague » avec « La pointe courte » en 1954 - Yannick Bellon, puis Nelly Kaplan, Chantal Akerman, Marguerite Duras, Colline Serreau, Diane Kurys, Jeanne Labrune, entre autres, ont gravi peu à peu les échelons de la reconnaissance. Je crois qu'il est très important de citer leurs noms car elles restent, hélas, souvent méconnues.

Les femmes se sont attaquées à la hiérarchie des images, mettant en avant le plus souvent des personnages de femmes dans des rôles et des situations nouvelles, anticonformistes : ainsi Delphine Seyrig épluchant des pommes de terre, de face, en plein écran, pendant 10 minutes !

Parties de la marge, les réalisatrices ont donc acquis une place bien particulière dans le cinéma français et international. Celle d'une « avant-garde » interrogeant bien avant l'heure, sans les revendiquer, les questions dites « de genre ».

Il faut aussi souligner le rôle des écoles de cinéma, comme la Fondation européenne pour les métiers de l'image et du son (FEMIS) - anciennement Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) - qui a permis à de nombreuses femmes de revendiquer le titre de réalisatrice, dans cette profession à la fois technique et artistique.

J'en viens maintenant à l'historique du festival.

Dès ses débuts, à Sceau où il est né en 1979, le Festival de films de femmes a tenu à organiser des rétrospectives de réalisatrices françaises oubliées, en commençant par des hommages aux pionnières : Alice Guy en 1995, Germaine Dulac en 1981 et 1992, Marie Epstein en 1991, Jacqueline Audry en 1984 et Agnès Varda en 1982 et 2008.

Le Festival de films de femmes de Créteil et du Val-de-Marne est le plus ancien et le plus important festival au monde consacré aux réalisatrices. Il répond au faible nombre de femmes dans le 7ème Art, dont je vous rappelle qu'elles représentaient 2 % des réalisatrices en 1979 et 20 % environ en 2013. A cet égard, les chiffres devraient être précisés par le Centre national du cinéma (CNC), à qui le ministère de la Culture et de la Communication a demandé l'établissement de statistiques précises.

Il s'agit aussi de mettre en valeur les films de femmes en proposant un regard et une subjectivité jusque-là bannis. Par conséquent, les hommes ne sont pas systématiquement exclus, mais les femmes favorisées, l'objectif étant d'offrir une « vitrine » aux femmes.

Depuis ses débuts à Sceaux, et aujourd'hui après 35 ans d'exploration, le Festival international de films de femmes de Créteil et du Val-de-Marne persiste dans sa mission de révéler au plus large public les oeuvres des réalisatrices du monde entier.

Il s'attache à défendre la place des femmes dans cette profession, mais il ne choisit pas les films en fonction de leur thème en particulier. Il rend compte des productions d'une année, d'une région du monde, d'une partie de l'histoire du cinéma, cherchant inlassablement à réécrire cette histoire pour y resituer les réalisatrices, valoriser leur apport, leur créativité, leur manière de traiter des sujets tabous de nos sociétés, comme des questions artistiques, politiques, économiques ou intimes.

Le festival choisit de mettre en avant les réalisatrices du monde entier, qui apportent une écriture particulière sur des sujets de leur choix. Or, il se trouve souvent que la place d'où elles regardent le monde est celle des opprimées, tant la ségrégation qui concerne les femmes reste vive et mondiale !

Il y a donc dans le cinéma proposé par les femmes une dimension d'engagement militant pour la vie, la solidarité, l'égalité, le respect des autres, des idées, des modes de vies, des cultures et des identités. En ce sens, on ne peut nier qu'il y ait une démarche artistique originale.

J'en viens maintenant plus précisément aux programmes proposés par le festival.

Pour nous, les sélections sont toujours un moment d'exploration très large et internationale. A cet égard, nous avons plusieurs manières de chercher les films : d'une part, nous lançons un dispositif d'inscription par voie internet à partir de notre fichier qui comprend plus de 25 000 adresses, et d'autre part, nous nous déplaçons également dans des festivals internationaux selon les années et les budgets : Toronto, Montréal, Berlin, Locarno, Bruxelles, San Sebastián, Amsterdam, Ouagadougou, Lisbonne, Taïwan, Séoul... Nous avons, par ailleurs, un certain nombre de correspondantes qui nous envoient des contacts et des suggestions. Enfin, depuis deux ans, un nouveau système de découverte des films fonctionne sur le « web », par des serveurs professionnels comme « Cinando » ou « Vimeo », nous permettant d'accéder à certains catalogues de films.

En 2013, par exemple, nous avons choisi le thème de l'Europe Extrême, après deux ans de travail consacrés à l'Europe du Sud puis à l'Europe de l'Ouest. Il était évident pour nous de continuer à cerner ce qui est l'originalité du cinéma européen aujourd'hui, guidées toujours par la notion d'histoire et d'héritage cinématographique.

Nous avons par ailleurs créé une section thématique, appelée « les Bonnes », née il y a plusieurs années de la collecte des films dans nos archives. En effet, nous gardons depuis trente ans les films sur support DVD ou fichiers numériques. C'est ainsi que nous pouvons à volonté revenir sur des thèmes, des zones géographiques et programmer des films qui n'avaient pas été retenus les années antérieures. Je précise qu'au festival, un film est systématiquement répertorié dans notre base de données, une « fiche de visionnement » lui est consacrée et des mots clefs lui sont attribués. De cette façon, nous avons pu bâtir ce programme sur « les Bonnes » qui réunit thématiquement plus de 100 films du monde entier. Le film de Luis Buñuel mettant en scène Jeanne Moreau en « bonne » est un exemple parmi d'autres.

A cette occasion, nous avons fait appel à Geneviève Fraisse - féministe et philosophe - pour animer une conférence sur le statut des « bonnes ».

Pour les 35 ans du Festival, nous avons décidé de montrer la richesse de nos archives et de travailler sur ce thème à la fois féministe, social, politique et cinématographique.

Il se trouve d'ailleurs que l'Institut national de l'Audiovisuel (INA) a signé une convention de numérisation de nos archives il y a 2 ans, devenant pour nous un partenaire indispensable pour partager ces archives avec le plus grand nombre. Ce partenariat a mis officiellement à la disposition des chercheuses et des chercheurs ainsi que des professionnelles et des professionnels un accès direct, via l'InaTHEQUE, en mars 2013, pour consulter le corpus de plus de 300 films et 350 leçons de cinéma, qui sont en réalité des portraits de réalisatrices du monde entier, productions du festival.

Plus ponctuellement, la soirée solidarité avec le peuple syrien, la soirée autour des nouvelles formes du féminisme, la soirée dédiée à Hannah Arendt, le colloque sur « genre et cinéma », sont des opportunités que nous aimons saisir en fonction d'une actualité, car nous estimons qu'un festival se doit de rester en alerte et de donner à son public toutes les occasions de réagir et d'analyser le monde dans lequel il vit. En effet, le cinéma n'est-il pas une immense fenêtre ouverte sur des réalités qui nous concernent ? Nous estimons que notre devoir de vigilance est bien celui-là.

Comme vous le voyez, nous aimons donc bâtir des programmes géographiques et thématiques variés. Parmi nos plus belles programmations, je citerai « les pionnières », « les Utopies », « les femmes exploratrices », « les femmes en politique », « les sexualités », « les nouvelles images », « les différents continents »... Par conséquent, ce qui est le plus emblématique pour nous varie selon les découvertes et les analyses que nous pouvons faire de nos bases de données. Si nous aimons faire des rétrospectives d'oeuvres complètes de réalisatrices, nous nous heurtons depuis quelques années au problème de carrière des réalisatrices qui peinent à faire une oeuvre. Ainsi, on remarque beaucoup de premiers films et peu de continuité dans leur travail. C'est un vrai problème auquel il faut s'atteler. Il faut trouver des dispositifs pour les soutenir sur l'ensemble de leur carrière et sur la durée.

Je souhaite mettre un coup de projecteur sur le public, largement féminin, car la reconnaissance des réalisatrices s'est beaucoup appuyée sur le public féminin, qui a pu trouver dans les films, enfin, des personnages de femmes auxquelles s'identifier. C'est d'ailleurs là que se situe l'action de notre festival : mettre en relation des auteures et des publics à travers des rencontres, des débats, des forums, des conférences, avec une attention particulière au jeune public.

J'en arrive à la dimension solidaire du festival : solidarité avec les réalisatrices indiennes, africaines, asiatiques et d'Amérique latine.

Le cinéma des femmes du monde entier continue d'être un cinéma militant et engagé, inspiré par la situation de discrimination qu'elles subissent. Si les films qu'elles réalisent sont des oeuvres à part entière, elles sont ancrées dans des réalités sociales, politiques, économiques, le plus souvent complexes et reflet de situations défavorisées.

Depuis ses débuts à Sceaux en 1979, et aujourd'hui après 35 ans d'exploration, le Festival international de films de femmes de Créteil et du Val-de-Marne persiste dans sa mission de révéler au plus large public les oeuvres des réalisatrices du monde entier.

Il s'attache à défendre la place des femmes dans cette profession, mais il ne choisit pas les films en fonction de leur thème en particulier. Il rend plutôt compte des films d'une année, d'une région du monde, d'une partie de l'histoire du cinéma, cherchant inlassablement à réécrire cette histoire pour y resituer les réalisatrices et valoriser leurs apports, leur créativité, leur manière de traiter des sujets tabous de nos sociétés, comme par exemple l'excision, l'égalité des chances, la parité en politique, l'homosexualité, le changement de sexe..., mais aussi des questions artistiques, politiques, économiques ou intimes.

Ainsi, le festival met en avant les réalisatrices du monde entier qui apportent une écriture particulière sur des sujets de leur choix.

La question que je veux maintenant aborder est celle de la particularité de l'écriture cinématographique au féminin : les femmes ont-elles une écriture spécifique ?

Partons du constat selon lequel de la production à la distribution, les films réalisés par des femmes ont du mal à « passer les étapes ». Il nous faut donc analyser les facteurs de barrage, qui sont de l'ordre de la discrimination et du sexisme contre les femmes. On parle de « plafond de verre », de machisme, d'inégalité de sexe ou de genre, mais aussi d'archaïsme de nos sociétés basées sur le patriarcat.

J'ajouterai qu'il existe aussi une forme de « syndrome de Stockholm » qui conduit les femmes à se dévaloriser, à s'autocensurer et donc à épouser le point de vue du plus fort, du pouvoir en place, du réseau décisionnaire, et donc à ne pas prendre la place qui leur revient sur un plan d'égalité, d'où la nécessité d'une éducation civique et politique des petites filles et des jeunes filles.

De manière générale, et selon nos observations, nous pouvons avancer quelques chiffres issus de nos pratiques depuis 35 ans. Je souligne que ces chiffres demandent à être validés officiellement. D'après nos estimations, la part des réalisatrices n'est que de 20 à 25 % en France - elle était de 2 % en 1979 quand nous avons commencé la 1re édition du Festival international de Films de Femmes de Créteil et du Val-de-Marne -, de 12 % en Europe, et de 5% aux États-Unis ! Nous estimons donc que notre festival a contribué à donner une visibilité aux réalisatrices en France.

Notre festival se développe non de manière continue à travers l'oeuvre de réalisatrices-auteures, qui d'années en années nous proposeraient leurs derniers films, mais « en pointillé », d'oeuvres en oeuvres, à travers de multiples jeunes réalisatrices. Ce cinéma est à la fois éphémère et résistant : le « passage de relai » se fait de film en film, car malheureusement peu de réalisatrices font carrière. L'exception est française puisque nous pouvons citer plusieurs réalisatrices, comme Alice Guy, Yannick Bellon, Agnès Varda, Claire Denis, Catherine Breillat, Dominique Cabrera, Jeanne Labrune, Tonie Marshall, Claire Simon... et bien d'autres.

Je définirai leur cinéma comme un cinéma « en mouvement ».

Depuis 35 ans, les femmes ont bougé : leur place, c'est-à-dire l'inscription de la gestuelle féminine dans l'espace et le temps, a changé, notamment après la guerre en occident.

Ainsi l'on peut suivre, de film en film, la vision des réalisatrices sur la trace des femmes depuis qu'elles franchissent les espaces quotidiens, quittent les intérieurs des maisons, pour circuler, naviguer, dans le monde extérieur qui « ne leur appartenait » pas mais qu'elles explorent désormais, libérées de leur « foyer ».

Le cinéma des femmes a accompagné au plus près le mouvement d'émancipation des femmes du monde entier, dans leur trajectoire, leurs disparités de cultures et d'héritage.

C'est un cinéma actuel, visionnaire, capable de jeter un pont avec le passé.

Par l'image et le cinéma, les réalisatrices parviennent ainsi à transgresser les stéréotypes transmis par l'éducation et les traditions pour donner leur point de vue original et différent sur le monde : elles ont un combat à mener pour exister. Aussi leur mode d'expression revêt-il souvent un caractère d'urgence pour accéder à la liberté.

En un mot, ce qui nous intéresse c'est ce nouveau regard qu'ont les réalisatrices qui s'émancipent en prenant comme mode d'expression l'image.

Depuis 35 ans, nous nous passionnons ainsi, par la découverte du cinéma des réalisatrices du monde entier, à cerner à quelle famille de cinéma elles appartiennent et comment elles ont su s'affranchir des stéréotypes et apporter un regard, un point de vue nouveau sur « la place » des femmes et la présence physique et intellectuelle des femmes dans les sociétés contemporaines.

Pour en revenir à l'écriture cinématographique des femmes et aux femmes réalisatrices et à ce qu'elles ont cherché et apporté, on peut se poser plusieurs questions. Quels chapitres ont-elles ouverts dans l'histoire du cinéma et dans quelles conditions ? Ont-elles été en marge ou se sont-elles intégrées ?

Le festival a distingué quatre directions possibles de leur cinéma, qui sont les suivantes : un cinéma pictural, plastique, expérimental et novateur ; un cinéma littéraire, narratif, plus classique ; un cinéma dramatique et spectaculaire ; un cinéma plus documentaire, réaliste et entreprenant.

Alors, à quel endroit l'écriture des femmes cinéastes a-t-elle fait son apparition ?

Pour ma part, je répondrai du côté de l'intime et de l'invisible, du côté du corps et donc des tabous, du côté du cinéma pictural, plastique, corporel, voire expérimental, et du documentaire engagé et révélateur.

Pour moi, c'est cela la spécificité du cinéma des femmes, qui s'est aventuré dans des voies nouvelles, même si toutes ne l'ont pas tenté : certaines ayant eu peur, sont retournées dans « les courants existants » ou ont réintégré les codes narratifs classiques du récit littéraire.

J'en viens à notre réseau européen et international.

Le festival a voulu créer une plateforme internationale de rencontres, d'échanges, de solidarité professionnelle, d'écoute et de valorisation. Nous avons voulu améliorer la situation des femmes dans le cinéma, en commun avec d'autres initiatives.

C'est ainsi que nous avons créé des rassemblements, des réseaux, des « networks », parmi lesquels « Pandora » en 1980 avec la Belgique, l'Espagne et l'Italie ; le « KIWI » en 1985 avec les réalisatrices des pays de l'Est, encore soviétiques ; le réseau « Women in Film » (WIF) d'Europe en 1990 avec l'Allemagne, les Pays Bas, l'Angleterre, l'Autriche... puis, récemment, depuis février 2013, l'ONG « EWA », autre tentative de fédérer les forces sur le plan européen.

Aucune histoire du cinéma ne rassemble ces éléments. Tout reste à écrire et nous sommes en train de le faire à Créteil. Il s'agit de coordonner nos efforts, au moins sur un plan européen.

J'ai maintenant choisi de faire un point sur l'éducation à l'image car nous sommes très conscients que l'éducation est la base de toute évolution. Ainsi, pour qu'une petite fille se projette dans un rôle différent de ceux des traditions, il faut lui proposer des images de femmes dans des professions diversifiées : musicienne, cosmonaute, chercheuse, scientifique, médecin, réalisatrice... et lui donner des occasions de pratiquer et de prendre confiance en elle en réalisant des projets. C'est l'objet des ateliers mixtes que nous organisons chaque année, car il s'agit de donner aux jeunes filles et jeunes garçons des occasions de partager un savoir-faire et d'apprendre à se connaître eux-mêmes dans des réalisations concrètes.

J'ai souhaité ajouter ici une liste de réalisatrices qui comptent et qui ont compté. J'ai en effet appris que sur les 200 titres que comporte la liste des films proposés aux élèves de la FEMIS dans leur cursus de quatre ans, on compte à peine 20 films de femmes !

Je proposerai ce florilège de films de femmes, afin de faire valoir ces films comme référence dans l'éducation, tout au moins dans les écoles de cinéma : « La Fée aux choux », d'Alice Guy (France, 1896) ; « La Souriante Madame Beudet » de Germaine Dulac (France, 1922) ; « Jeunes Filles en uniforme » de Léontine Sagan (Allemagne, 1931) ; « Olivia » de Jacqueline Aubry (France, 1950) ; « La Pointe courte » d'Agnès Varda (France, 1954) ; « Cléo de 5 à 7 » d'Agnès Varda (France, 1961) ; « Les petites marguerites » de Vìra Chytilová (République Tchèque, 1966) ; « Saute ma ville » de Chantal Akerman (Belgique, 1968) ; « Flickorna » de Mai Zetterling (Suède, 1968) ; « La Fiancée du pirate » de Nelly Kaplan (France, 1969) ; « Portier de nuit » de Liliana Cavani (Italie, 1973) ; « Lettre paysanne » de Safi Faye (Sénégal, 1975) ; « Mais qu'est-ce qu'elles veulent » de Coline Serreau (France, 1975) ; « Une vraie jeune fille » de Catherine Breillat (France, 1976) ; « L'Amour violé » de Yannick Bellon (France, 1978) ; « Les Soeurs » de Margarethe von Trotta (Allemagne, 1979) ; « Allemagne mère blafarde » de Helma Sanders-Brahms (Allemagne, 1979) ; « L'Adolescente sucre d'amour » de Jocelyne Saab (Liban, 1982) ; « Rue Cases-nègres » de Euzhan Palcy (France, 1983) ; « Trois hommes et un couffin » de Coline Serreau (France, 1985) ; « Anne Trister » de Léa Pool (Canada, 1986) ; « Chocolat » de Claire Denis (France, 1988) ; « Le Syndrome asthénique » de Kira Mouratova (Russie, 1989).

Enfin, que faire pour faire avancer la cause des femmes cinéastes ?

Le but de notre festival est de provoquer une prise de conscience des inégalités et de porter une revendication d'égalité, de reconnaissance et de visibilité. On nous soupçonne parfois de « ghettoïser » les femmes, mais c'est l'inverse ! Le milieu artistique fonctionne comme un réseau d'influences et de cooptations, dont les accès sont très fermés aux femmes - et à certaines classes sociales ou culturelles également - surtout en ce qui concerne les moyens de production et de diffusion. Ce phénomène, connu dans de nombreuses professions (la culture, la politique, l'économie, les sciences, la recherche...), s'appelle le machisme. Il y a donc clairement une guerre des places entre hommes et femmes depuis le développement de l'éducation des femmes, et le retard pris par ces dernières - en partie dû aux traditions - ne peut être comblé que par une volonté politique de discrimination positive. Autrement dit, il faut réserver des quotas de place pour les femmes, afin d'impulser un changement dans la répartition des rôles dans nos sociétés. Le festival est donc un lieu de soutien à de nouvelles générations de réalisatrices pour les promouvoir, et non une volonté de les isoler dans un « ghetto ». Bien au contraire, la volonté est de faire envie et de provoquer l'admiration de leur travail, de leur audace, de leur talent.

Aujourd'hui, après 35 ans d'exploration et de recensement des femmes réalisatrices du monde entier, le festival pose un constat parfois un peu amer face à une profession qui bouge si peu : pourquoi si peu de femmes dans les sélections des grands festivals ? Pourquoi un tel aveuglement devant leurs oeuvres et leurs entreprises ? Quels sont les leviers pour changer cet état de choses ? Comment ouvrir les regards ?

En conclusion, je voudrais dire qu'après toutes ces années, je suis à la fois émue et fière de pouvoir dire que le cinéma que nous aimons résiste à l'emprise économique, qu'il rencontre son public et que le cinéma des femmes se déploie durablement, malgré les hauts et les bas de son histoire.

Quand on suit le raisonnement sur le masculin et le féminin de Françoise Héritier, l'une des plus grandes femmes anthropologues avec Germaine Tillon, on ne peut que constater que la trace de la hiérarchisation des rôles entre hommes et femmes remonte à la nuit des temps et perdure aujourd'hui.

Parmi les dispositifs à mettre en oeuvre, je vous en livre quelques-uns :

- réhabiliter les réalisatrices oubliées ;

- produire des anthologies et dictionnaires de réalisatrices ;

- promouvoir des études sur l'histoire des femmes cinéastes ;

- inciter à des recherches sur leur écriture (Master, thèse etc...) ;

- soutenir les initiatives nouvelles en direction des femmes cinéastes pour améliorer la parité professionnelle et leur accès à des budgets importants ;

- encourager les publics à découvrir les films des réalisatrices, notamment en améliorant leur diffusion ;

- inciter les grands festivals, comme celui de Cannes, à plus d'équilibre dans leurs programmes.

Il serait juste, à cet égard, que de grands festivals internationaux acceptent d'introduire dans leur compétition une vraie représentation des réalisatrices : une demie Palme d'or à Cannes en 1993, pour Jane Campion, en 65 ans c'est terrible ! Et donc que les comités de sélection soient mixtes et que la direction en soit confiée aussi souvent que possible à une femme.

Quant à mon parcours personnel, je suis satisfaite de mon itinéraire professionnel qui m'a conduite à inventer, avec Elisabeth Tréhard, cofondatrice du festival, puis à diriger un tel projet culturel et artistique après un parcours d'enseignante dans l'éducation nationale. A une époque où la notion de « plafond de verre » existait sans être vraiment identifiée, il pouvait se passer beaucoup de temps avant qu'on puisse choisir sa voie, sa profession. Être légitime dans une place de créatrice devient un enjeu identitaire, comme l'a montré une enquête de Reine Prat sur la place des femmes dans des postes de direction des équipements culturels.

Ce projet de festival a été mon choix. Cette manifestation, créée avec Elisabeth Tréhard, est pour moi tout à la fois une école de vie, de solidarité et d'excellence artistique et humaine. Elle porte très haut le rôle de l'image et de son pouvoir d'émancipation, de libération et aussi de subversion. Face au langage de l'image, nous sommes nombreuses à être des autodidactes et les femmes ont eu à se faire une place dans ce milieu. Aujourd'hui il faut consolider leur place et aller encore plus loin dans les instances de décision.

Pour ces années de travail et de soutien, j'adresse un grand merci aux différentes équipes du festival, en particulier à notre présidente, Ghaïss Jasser, et de grands encouragements aux jeunes femmes qui ont décidé de pousser encore plus loin la reconnaissance de leurs compétences : je pense à l'association « Le Deuxième regard », par exemple, et à bien d'autres projets à venir.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion