Nos membres sont issues du monde de la culture et des médias. De nombreuses personnes nous écrivent pour nous signaler des cibles. Si nous le voulions, nous aurions matière à intervenir tous les jours ! Nous pouvons également revenir au même endroit d'une année sur l'autre.
« La Barbe » est, en revanche, peu intervenue dans le monde de l'édition, de l'architecture où il y aurait sans doute beaucoup de choses à faire.
Alors même que le public culturel est encore largement féminin, la création artistique, la direction de ses lieux de production et de diffusion ainsi que ses instances de légitimation (concours, prix, rétrospectives) restent majoritairement masculines en France. Nous n'intervenons d'ailleurs que lorsque la proportion de femmes descend en dessous de 30 % et que la situation devient proprement scandaleuse, et que cette proportion tombe entre 0 et 10 %.
Rappelons que les femmes représentent 51 % de la population, et donc 51 % des talents potentiels à même d'enrichir notre sens de la beauté, notre imaginaire et notre réflexion.
La recherche de chiffres nous a permis d'être légitimes et de rendre visibles nos revendications.
L'incitation seule ne suffira pas pour faire évoluer cette inégalité. Il faut une politique de sanction financière, liée à l'argent public.
A « La Barbe », nous questionnons l'inconscient collectif dans les lieux de pouvoir, dès que la notion de talent, de génie est mise en avant. C'est cette qualité qui sert à mettre en scène l'invisibilité des femmes dans la création. Dans le même temps, elles sont surexposées en tant que corps archi-sexué, à travers les modèles, les actrices.
Et cette création, androcentrée, prétend incarner l'universel ! Je relève les propos de Noël Burch et Geneviève Sellier dans « Le Cinéma au prisme des rapports de sexes » : « Au lieu d'élever le cinéma vers le monde pur des idées, on l'abaisserait vers le monde impur des rapports sociaux de sexe, duquel la création artistique devrait se soustraire, en tout cas dans la tradition culturelle française où l'art autant que la politique sont censés relever d'une universalité qui prétend transcender la différence des sexes, au profit d'une masculinité qui s'érige en norme neutre de l'humain ». On constate un basculement du masculin vers l'universel, que reflète également la grammaire.
Ce sont des représentations très ancrées que seules des sanctions financières seront à même de faire évoluer. Je remarque au passage que même des grands hommes de culture n'hésitent pas à faire preuve de misogynie lors des vernissages, des jurys de sélection... alors qu'ils sont supposés avoir un rapport plus ouvert à l'égalité.
Ce passage du masculin à l'universel a trois conséquences : une influence directe sur l'accès des moyens de production, c'est-à-dire sur l'allocation des ressources ; une influence sur la reconnaissance, via les distinctions du type prix et fonction de direction ; une influence sur la place et l'image de la femme dans les créations et le façonnage des représentations collectives. C'est aussi le passage à l'histoire et à la mémoire, les femmes faisant systématiquement l'objet de thèses ou de livres. Tout ceci forme un système clos.
Thierry Frémaux a affirmé que les festivals intervenaient en bout de chaîne et ne pouvaient être tenus comme responsables d'un « manque » de femmes. A « La Barbe », nous considérons que les festivals sont un des maillons d'un système qui tourne en boucle et qu'ils ont donc leur part de responsabilité.
Certes, on constate des avancées dans la formation dispensée au sein des écoles d'art, mais la difficulté surgit dans la suite du parcours des étudiantes.
Nous avons également remarqué que les femmes sont beaucoup plus présentes que les hommes dans les pratiques artistiques en amateur. De manière paradoxale, on prétend expliquer l'absence des femmes dans le milieu professionnel par le fait qu'elles disposeraient de moins de temps que les hommes : mais, curieusement, elles trouvent le temps de s'exprimer par un autre circuit !
Il me semble important de distinguer le genre de la création et le fait de qualifier la création comme « genrée ». La notion de « bande dessinée féminine » est pour nous une classification presque insupportable. La question est de donner des noms aux créateurs et de reconnaitre que les femmes créent, pas de les qualifier en tant que créatrices féminines.
Dans la suite de mon propos, je vais brosser un constat genré de trois secteurs culturels qui font l'objet d'une attention toute particulière de la part du collectif « La Barbe » : les arts plastiques et visuels, le spectacle vivant, le secteur du cinéma et de l'audiovisuel avant de formuler des propositions pour améliorer la situation des femmes.
Si les étudiantes sont majoritaires à 61 % dans les cursus de formation aux arts plastiques et visuels, les bourses au mérite leur sont distribuées avec parcimonie.
Un mémoire de 2008 d'une « barbue », Sophie Faÿ, montre que l'achat de leurs oeuvres est réduite à la portion congrue ; cela vaut tant pour l'État qui, en 2004, n'a acquis que 54 oeuvres d'artistes femmes sur les 1 052 soit 5 %, que pour les fonds régionaux d'action culturelle (FRAC) dont les collections en 2007 ne comportent que 11,5 % de créations d'artistes femmes, constat encore aggravé si l'on considère que les femmes y représentent 21 % des artistes ; un FRAC acquiert en moyenne 14 oeuvres auprès d'un artiste masculin contre seulement 7 auprès d'une artiste féminine, soit 50 % de moins ; un rapport identique a été observé en inventoriant en 2000 les collections du Musée national d'art moderne du centre Georges Pompidou ; pour finir de noircir ce tableau, ajoutons que le prix moyen d'achat d'une oeuvre de femme est deux fois moindre que celui d'une création masculine.
Le secteur du spectacle vivant bénéficie des constats et préconisations des rapports commandés à Reine Prat par le ministère de la Culture et de la Communication. Si le secteur de la danse peut sembler féminisé, les représentations y demeurent genrées, tant au niveau des costumes que des postures.
Reine Prat note que les metteuses en scène produisent 15 % des spectacles des centres dramatiques nationaux alors même qu'elles ne bénéficient que de 8 % des moyens, contraste qui traduit certes leur dynamisme mais révèle aussi une inégale allocation des financements publics, principalement attribués à des metteurs en scène dont les spectacles offrent encore les rôles principaux majoritairement aux hommes, 67 %, contrastant avec un public des théâtres, lui principalement féminin, qui contribue ainsi, en s'acquittant du prix de leur place, à pérenniser cet état de fait. Pour y remédier, ne faudrait-il pas instituer des quotas de metteuses en scène dans les centres dramatiques nationaux et les scènes nationales à l'instar du quota de candidats masculins aux concours d'entrée aux écoles de théâtre et de cinéma ?
Les femmes subissent aussi un double préjugé d'incompétence et d'illégitimité : leurs projets font l'objet d'un examen beaucoup plus pointilleux que ceux de leurs homologues masculins, et la pugnacité dont elles font preuve pour le défendre est facilement taxée d'hystérie ; on les soupçonne en outre de « créer pour les femmes », ce qui revient à nier leur capacité à accéder à l'universel ; enfin, et notamment à l'Opéra, on doute de leur capacité à gérer un budget.
Les femmes pâtissent aussi d'un manque de reconnaissance, notamment au festival d'Avignon : elles sont nombreuses à y participer, mais une seule metteuse en scène, Ariane Mnouchkine, a été jouée sur la scène du Palais des Papes dans toute l'histoire de ce festival ; elles sont également moins bien introduites dans les réseaux qui structurent le monde du spectacle vivant et qui privilégient la nuit et un certain monde de la fête.
J'avancerai quelques propositions pour essayer de remédier à cette situation : tout d'abord, établir des statistiques genrées des rémunérations, complément essentiel au rapport de Reine Prat ; généraliser les auditions à l'aveugle en musique ainsi que l'utilisation de « short-lists » paritaires pour l'examen des candidatures à des postes de direction ; instaurer un examen anonyme des projets d'aide à la production, à l'écriture ou à la diffusion, au moins pour les premières demandes ; mais aussi étendre le test de Bechdel aux textes de spectacles théâtraux lorsque ceux-ci sollicitent des aides à la production ou à la diffusion. Ce test est déjà utilisé pour évaluer la présence féminine dans un film en répondant à trois questions simples :
- y-a-t-il au moins deux personnages féminins portant des noms ?
- ces deux femmes se parlent-elles ?
- leur conversation porte-t-elle sur un sujet autre qu'un personnage masculin ?
Ce test pourrait être utilisé tant par les jurys de cinéma que lors de l'instruction de dossiers de demande de subvention pour des spectacles théâtraux.
Afin d'établir un état des lieux dans le secteur du cinéma et de l'audiovisuel mettant notamment en lumière l'allocation des dotations de l'État, des collectivités territoriales, voire de l'Union Européenne, un rapport équivalent à celui de Reine Prat a été commandé au Centre national du cinéma (CNC) par Mme la Ministre Najat Vallaud-Belkacem. Ce rapport doit être exhaustif et s'intéresser tant aux parcours individuels de carrière, aux rémunérations, aux cursus de formation et aux écoles, qu'au dénombrement des projets demandant des aides à la production et aux critères et modes d'attribution des subventions.
En 2011, seuls 26 films sur les 135 soutenus par le CNC ont été réalisés par des femmes, soit 19 %, ainsi que seulement 5 % des films d'un budget de plus de 5,5 millions d'euros, ce qui traduit une quasi-exclusion des femmes des films à gros budget. Il faut donc prendre des mesures pour permettre à des réalisatrices d'accéder au financement de leur film, telles que l'instauration de la parité dans les jurys d'attribution des subventions et des aides, la mise en place d'un quota de films de réalisatrices aidés, l'instauration de l'anonymat lors de la sélection des premiers projets : c'est ce qui est déjà pratiqué par le fonds à l'innovation audiovisuelle, permettant d'atteindre une quasi-égalité dans les projets soutenus ; en matière de financement, la question essentielle n'est pas tant d'obtenir une stricte parité que de permettre que toutes les personnes qui ont envie de présenter un dossier puissent le faire et qu'elles soient jugées sur leur seul talent.
La difficulté du financement du second film se pose aussi avec acuité et, par conséquent, la difficulté pour une réalisatrice de faire carrière et d'entrer dans l'histoire ; en témoigne, au sein de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), le très petit nombre de sociétaires femmes, les sociétaires étant choisis en fonction de la diffusion de leurs oeuvres, alors que les adhérentes y sont majoritaires.
Les festivals, lieux privilégiés de reconnaissance par les pairs, sont le couronnement d'un système d'exclusion des femmes, notamment le Festival de Cannes, n'en déplaise à son directeur général, Thierry Frémaux, qui a affirmé que puisque les festivals interviennent en bout de chaîne ils ne peuvent être tenus pour responsables du peu de femmes qui y sont représentées. Le collectif « la Barbe » a dénoncé en 2012 cette absence totale de femmes. Depuis la création en 1946 du Festival de Cannes, 97% des films sélectionnés ont été réalisés par des hommes - 95% depuis 1980 - une seule Palme d'or a été attribuée à une femme, Jane Campion en 1993, pour « La leçon de piano », et encore était-elle ex-aequo avec un réalisateur, Chen Kaige pour « Adieu ma concubine ».
Or, en 2011, rien qu'en France, 26 films ont été réalisés par des femmes. Leur absence au palmarès est donc incompréhensible et révèle une volonté d'exclusion qui confine au déni. Aussi, nous semble-t-il vraiment indispensable de communiquer la composition des comités de sélection des festivals et d'affiner l'examen de la parité au sein des jurys d'attribution des prix puisque, même lorsque le jury est globalement presque paritaire, à Cannes notamment, ce n'est pas la même chose d'y intervenir en tant qu'actrice ou en tant que réalisatrice.
Enfin, lors du dernier festival de Cannes, de nombreuses voix se sont élevées contre le sexisme des déclarations de François Ozon ou de Roman Polanski. On y retrouve la conception suivant laquelle il reviendrait aux réalisateurs de former la « matière morte » que constituent les actrices pour les sublimer et les rendre magnifiques, à grand renfort de scènes de prostitution, de viol ou de saphisme qui sont des grands classiques de la fantasmagorie masculine ; ce cinéma masculin doit cesser de prétendre à l'universel et laisser enfin une place à l'imaginaire issu des rêveries et des réflexions de femmes.
Les critiques d'art, l'Université et l'enseignement de l'histoire de l'art sont largement responsables de l'effacement des artistes femmes et de leur « matrimoine » de l'histoire, effacement qui intervient parfois en moins de 25 ans ; qui sait aujourd'hui qu'une femme, Alice Guy a créé la fonction de metteur en scène et que les réalisatrices furent très actives dans la première moitié du XXème siècle ? Personne ! Pour remédier à cette absence des femmes dans les catalogues, les revues d'art, les livres scientifiques, les sujets de thèse, de mémoire - puisque les chercheurs sont censés être indépendants - il faut engager un travail portant sur le choix des noms de rue, l'archivage des oeuvres, les ressources des bibliothèques et la formation initiale des enseignants et de la constitution des programmes scolaires.
Si « la Barbe » s'intéresse plus aux mécanismes de la domination, il nous semble néanmoins que le vieux discours sur l'autocensure des femmes est considérablement à nuancer au vu du vivier d'artistes femmes qui reçoivent une formation de qualité ; mais presqu'aucune femme artiste ne voudra reconnaître qu'elle a été victime de machisme ; celles-ci auront plutôt tendance à introduire leur discours en disant qu'elle n'en ont pas été victime, comme pour se dédouaner de toute forme d'intrigues de pouvoir ; il ne faut donc pas s'attendre à trouver systématiquement des alliées chez les femmes artistes, d'autant qu'elles craignent aussi d'être cataloguées comme faisant du « cinéma de femme », de la « bande dessinée de femmes », du « théâtre de femmes » ; c'est donc bien à la société civile de s'emparer de ce sujet pour en faire un enjeu d'égalité et non une simple revendication corporatiste.
Pour conclure, « la Barbe » préconise la réalisation d'études genrées détaillées, mettant à jour les flux de moyens financiers, dans la production ou les rémunérations, dans chaque secteur de la culture ; seules de telles études peuvent combattre la résistance des hommes de culture qui maîtrisent le canal de la parole médiatique ; elles permettront, par des données chiffrées incontestables, de répondre aux conceptions encore très prégnantes sur la nature des femmes, leur comportement et leur ressenti.
Pour promouvoir une meilleure égalité entre les hommes et les femmes, je citerai aussi : l'instauration de « short-lists » paritaires pour les nominations à des postes sensibles ; l'anonymat dans la sélection des premiers projets ; la composition de jurys de sélection et d'attribution paritaires dans leur genre et leurs fonctions ; l'écriture épicène des textes ; l'extension éventuelle du test de Bechdel aux textes de théâtre, voire même son application par les jurys d'attribution de subventions aux films ; la réhabilitation des femmes et des artistes oubliées et la sensibilisation de l'égalité entre les femmes et les hommes dans les écoles.
Pour toutes les structures bénéficiant de fonds publics, il faut aller d'une obligation de moyens vers une obligation de résultats avec menace de sanctions financières et ne pas se cantonner aux déclarations d'intention afin que l'État non seulement favorise, mais aussi garantisse l'égalité entre les hommes et les femmes dans le secteur de la culture.
Pour « la Barbe », demeure en suspens une question essentielle, celle de la lutte contre les représentations stéréotypées assimilant l'universel au masculin.