Je suis très honoré que vous ayez demandé à m'auditionner. En tant que médecin du sport, j'ai la chance d'être à la fois en cabinet, sur le terrain et au laboratoire, ce qui me donne une vision globale du sportif.
Ma formation a commencé au Bataillon de Joinville, où j'étais médecin. Je suis ensuite devenu médecin jeunesse et sport pour le Jura, avant de m'occuper de courses cyclistes, comme le Tour de l'Avenir, Paris-Nice, le Tour méditerranéen, le Tour de France, que j'ai suivi durant douze ans, contre 25 pour Paris-Nice, et 29 pour le Tour méditerranéen. Ce sont des situations où, comme sur le Tour VTT, on pouvait côtoyer et rencontrer les sportifs de façon beaucoup plus forte qu'aujourd'hui. Il y a actuellement bien plus de distance avec les médecins de courses qu'à mon époque.
J'ai également travaillé dans le ski de fond, ayant été médecin du Tour des Massifs. J'ai eu la chance d'être le médecin des arbitres de la Coupe du Monde de football en 1998. Ces quarante-cinq jours m'ont donné une certaine expérience de la lutte antidopage appliquée à ce sport.
J'ai été attaché au Centre hospitalo-universitaire (CHU) de Besançon en médecine du sport. Je pilote le Centre d'évaluation de médecine du sport à Dole. Je suis médecin responsable du centre national ski nordique à Prémanon, où nous disposons d'un plateau technique et surveillons les athlètes du pôle France. On y trouve des chambres d'hypoxie, qui font débat dans le cadre de la lutte antidopage...
J'ai exercé des fonctions à la fédération française de cyclisme. Je suis toujours médecin fédéral régional, et j'ai été médecin élu au comité directeur durant douze ans. J'ai siégé à la commission de discipline de cette fédération, où j'ai succédé à Pierre Chany, du journal L'Équipe, qui était parti en expliquant qu'il en avait assez de juger les voleurs de poules, alors que les vrais bandits restaient en liberté ! Une fois élu, j'ai siégé au conseil fédéral d'appel, où arrivaient toutes les situations difficiles concernant le dopage dans le cyclisme.
Ceci m'a donné l'occasion de nombreuses rencontres avec les médias. J'ai ainsi découvert leur puissance et rencontré de grands journalistes. J'ai écrit avec l'un d'eux un petit ouvrage sur le dopage édité chez Flammarion. La collection a malheureusement été arrêtée depuis...
J'ai eu la chance de rester au contact du sportif, de demeurer omnipraticien et de continuer à évoluer dans la culture du médecin du sport.
Tous les intervenants l'ont dit, la définition du dopage est difficile à donner. Elle est d'ailleurs très restrictive : c'est le fait d'utiliser les produits dopants. Jusqu'à présent, pour le médecin, il s'agissait plutôt du mésusage des médicaments. À l'occasion de vos auditions, le professeur Audran a dit qu'il ne s'agissait plus seulement des médicaments.
Bien entendu, ce mésusage persiste. Pour s'intéresser au dopage, il faut revenir à son historique. Certains l'ont très bien fait ici même. En tant que médecin, je retiens que, depuis le début, la croyance en l'efficacité du produit n'a jamais changé, qu'il s'agisse de lait de chèvre pour mieux sauter, de viande pour aller plus vite, ou de sang pour permettre au guerrier de demeurer vaillant. Cette notion est très forte chez les sportifs, et perdure de nos jours.
Puis les produits ont changé. Le dopage commence véritablement au début du XXe siècle. Auparavant, le mot n'existait même pas. On prenait des produits sans savoir que l'on se dopait. C'est la même chose pour la toxicomanie, qui est un mot d'usage récent. À son époque, Baudelaire prenait de l'opium pour augmenter ses performances poétiques ; au début du XXe siècle, on utilisait encore l'opium, mais aussi l'alcool. Une championne de tennis s'en servait pour augmenter ses performances. On recourait également à la strychnine, ou à l'atropine, avec des dégâts parfois considérables.
Le dopage a toujours été contemporain des produits. À partir des années 1930, on assiste à la révolution biochimique, avec les anabolisants, les amphétamines, etc.
Là encore, la croyance est très forte : dans les années 1960, on pensait qu'on avait gagné la guerre contre les nazis grâce aux amphétamines, les aviateurs alliés pouvant rester plus longtemps que les autres dans leur avion. Les sportifs se sont appropriés ce message...
Vinrent alors les anabolisants, l'érythropoïétine (EPO), les hormones peptidiques. Actuellement, comme l'a indiqué le professeur Audran, on trouve des « designer drugs » et de nouveaux produits fabriqués de façon artisanale. Le président de la Française des jeux (FDJ) parlait, quant à lui, d'un dopage très organisé et d'un dopage artisanal ; ce n'est pas totalement vrai : n'importe qui peut aller sur Internet et trouvé un produit courant fabriqué de façon artisanale. Un coureur qui a fait fabriquer des perfluorocarbures (PFC), produits détonants, s'est ainsi retrouvé à l'hôpital ! Je ne peux pas en parler, du fait du secret médical, mais on peut actuellement trouver sur la toile des produits qui sont de véritables bombes, sans que ce dopage soit vraiment organisé.
Puis est venu le temps de la lutte antidopage. Je n'en parlerai pas ici, d'autres l'ayant fait mieux que moi, mais je voudrais évoquer les idées reçues et les clichés qui perdurent...
Jean-Pierre Paclet, qui est l'un de mes amis, ancien médecin de l'équipe de France de football, lors de son audition par votre commission d'enquête, a établi une distinction entre les sports d'endurance et ceux qui, comme le football, sont considérés comme techniques. C'est un discours que j'ai entendu en 1998, lors de la Coupe du Monde, qui a coïncidé avec l'affaire Festina. Que n'ai-je entendu à ce moment sur le cyclisme ! J'avais alors répliqué à ses détracteurs : « Mais que croyez-vous qu'il se passe à la Juventus de Turin ? ». On m'avait expliqué que les choses étaient différentes, le football étant un sport technique. J'ai vu l'équipe de France à la peine contre le Danemark, à Lyon ! J'étais au stade de France, le jour de la finale. Quand Emmanuel Petit est parti tout droit marquer le troisième but de l'équipe de France, je me suis tourné vers l'entraîneur, en lui disant : « J'ai compris ! Il court tout droit, mais de façon technique ! » J'ai ainsi voulu lui montrer que le football n'était pas différent...
Selon moi, aucun sport n'est épargné ! Ce n'est pas le sport qui fait que l'on décide de se doper ! Le 100 mètres a toujours fait 100 mètres mais, pour Ben Johnson, c'est l'entraînement plus intense qu'il pratiquait qui le poussait à se doper. Le sport n'est donc pas toujours à l'origine du dopage : c'est la façon dont on le pratique qui change tout !
Les sportifs ne sont pas différents d'un sport à l'autre. On a tendance à considérer que, sur le plan socioculturel, les cyclistes sont moins intelligents que les autres. Je pense que ce n'est pas vrai du tout ! Quand j'écoute les interviews des joueurs après les matchs de football, les cyclistes me paraissent aussi « cortiqués » que les footballeurs, voire davantage !
L'idée selon laquelle le cycliste vient d'un milieu modeste et a besoin de gagner n'est pas totalement vraie -même si elle n'est pas entièrement fausse. Les médecins parlent de « mosaïque de la performance ». C'est un profil, un ensemble. Michel Serres le définit comme un « manteau d'Arlequin ». Il s'agit d'un état qui regroupe la génétique, la préparation physique, la préparation mentale... Ce sont des choses sur lesquelles on devrait pouvoir s'appuyer.
Est-ce un problème de santé publique ? Serge Simon a estimé, devant vous, qu'il n'existait pas de risque sanitaire majeur. On a compté un mort dans le Tour de France de 1967, Tom Simpson. Le suivant a été Fabio Casartelli. C'est moi qui l'ai évacué en hélicoptère. Quand on est médecin, que l'on voit ce que subissent les sportifs et les drames qui peuvent se produire, cela rend un peu plus philosophe et permet de prendre quelque hauteur... Ce problème de santé publique a fait qu'on s'est précipité sur le dopage. Or, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Visiblement, c'est ce que l'on a fait...
En 1998-1999, c'était normal. En médecine, quand on a un traitement d'urgence à appliquer, ce n'est pas forcément le bon, mais il faut le mettre en oeuvre. Je pense qu'on l'a fait, mais il faut maintenant réfléchir autrement.
Une autre idée reçue ne me paraît pas justifiée, celle selon laquelle les médecins sont tout-puissants. Tous les « docteurs » auxquels on fait référence, à l'étranger, ne sont pas forcément médecins. J'ai été entendu par la police au sujet de l'affaire TVM. Le docteur en question n'était absolument pas médecin ! De nombreux préparateurs ne le sont pas non plus. On disait qu'en Italie, les médecins étaient préparateurs ; en France, ce sont plutôt les préparateurs qui sont devenus médecins, mais pas les médecins qui ont emprunté la voie inverse. Nous avons la chance, dans notre pays, de ne pas trop connaître ce genre de personnages...
En tant que médecin, lorsqu'on veut faire de l'information et de l'éducation en direction des jeunes, on se méfie des mots : je trouve que l'on parle beaucoup trop de conduite dopante ! Quelqu'un qui prend une vitamine ou de l'aspirine avant une épreuve adopte une conduite dopante. C'est un premier pas ! Je me suis surpris, dernièrement, à rouler un peu vite : je me suis dit que c'était une conduite dopante et que j'allais devenir un chauffard ! Il faut être réaliste, et ne pas effrayer la population en inventant des conduites dopantes à tout propos. C'est mon point de vue...
Je pense aussi que le dopage est un phénomène de société. Dans un monde où l'on veut en faire de moins en moins, on demande au sportif d'en faire plus ! Il y a là une contradiction, un piège pour lui...
J'ai dit que l'on s'était précipité en matière de lutte antidopage. C'est vrai... Certaines personnes sont apparues comme des chevaliers blancs et en ont vécu. C'est désastreux !
Un élu de la République m'a dit un jour : « Quand il existe un phénomène qu'on n'a pas bien analysé, que l'on ne comprend pas bien et que l'on veut néanmoins faire quelque chose, il existe deux façons d'agir. La première est l'effet d'annonce. On dit que l'on va agir ». En 1998, on a dit que l'on repérait l'EPO. Ce n'était pas vrai. Françoise Lasne vous l'a dit : c'est en 2000 que sa méthode a pu être validée ! On a fait de fausses annonces.
La seconde technique est celle du bouc émissaire. Cela me gêne que tout le monde se précipite en ce moment sur Armstrong, tout comme on s'était précipité sur Richard Virenque à une certaine époque. Selon le dictionnaire, « un bouc émissaire est un individu choisi par le groupe auquel il appartient pour endosser, à titre individuel, une responsabilité ou une faute collective ». Dans les deux cas, c'est tout à fait cela -même si cela ne dédouane en rien Richard Virenque, ni Lance Armstrong. La fausse information est très dangereuse...
En 1998, j'étais sur les bords du Léman, et j'ai failli devenir le médecin de la FDJ... Ce jour-là, un coureur demande à me voir. Il me confie que cela fait deux ans qu'il s'entraîne comme jamais, fait le métier, s'impose tout et, cependant, recule tous les dimanches ! Il me demande conseil : « Que dois-je faire ? » Je me suis retrouvé impuissant, comme le médecin qui ne sait que dire à un patient atteint d'une maladie incurable ! Je n'avais rien à lui proposer, et je savais que, deux mois plus tard, il ferait partie des 98 % de coureurs qui, sur le Tour de France, prenaient quelque chose ! Je me suis alors dit qu'il fallait faire quelque chose.
On a l'habitude, dans le domaine sportif, de parler de « chaîne de la performance ». Le sportif en est le dernier maillon, après les parents, les entraîneurs, les éducateurs, les journalistes, les médias, les pouvoirs publics, les élus. On définit la performance par l'interaction qui existe entre le sportif et son environnement. Ce dernier joue donc un grand rôle, et je pense qu'on l'oublie. Cette interaction suppose que l'on n'isole pas le sportif, en le rendant responsable de tout : c'est tout le système qui doit être revu !
Dans mon livre, j'ai évoqué la spirale du dopage pour le sportif et pour le médecin. Le tricheur né va utiliser un produit dès qu'il va se présenter. Celui qui a un plus d'éthique ne va pas céder tout de suite mais, voyant que cela fonctionne, va finir par faire de même. Le sportif le plus éthique, lui, va se poser la question : « Dois-je en prendre ou arrêter ? ». À ce moment, il ne peut en parler à quiconque. Il est seul, isolé, et le premier fournisseur venu va lui vendre ses produits ! C'est terrible pour le sportif...
J'ai connu cette spirale pour le médecin. Quelqu'un, au cours des auditions, a parlé de « gloriole ». Elle peut s'adresser au sportif ou à ses parents, mais également au médecin. Quelques mois avant l'affaire Festina, à l'occasion du Tour méditerranéen, je me suis entretenu durant deux heures avec le médecin de cette équipe, qui avait besoin de me parler. La scène se déroulait à l'hôtel Primotel, à Marseille. Sans me dire qu'il existait du dopage dans son équipe, il m'a parlé de sa situation. Il rêvait d'être dans ce milieu, et avait envie d'y rester. Il savait bien qu'il y existait un dopage organisé, même s'il n'en était pas l'organisateur, mais il était dans cette spirale, et n'en est pas sorti ! Il est décédé quelques mois plus tard. Lui aussi était tombé dans ce véritable piège qui se referme sur le sportif !
Cet isolement me paraît délicat et on ne s'intéresse pas assez au sportif. Je pense que l'isoler est une erreur. Ceux qui pensent qu'il suffit de le sanctionner seul commettent également une erreur.
Comment le médecin doit-il faire ? Il doit essayer de respecter l'éthique collective et individuelle. Ce n'est pas toujours facile... Le médecin du sport n'est pas un juge, mais appartient à la chaîne de la performance. Il doit, dans cet environnement, assurer le suivi du sportif, en particulier du sportif en devenir. Le travail le plus intéressant est d'essayer d'intervenir en amont.