Intervention de Pierre Lescure

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 26 juin 2013 : 1ère réunion
Politique culturelle à l'ère du numérique — Audition de Mm. Pierre Lescure président de la mission « acte ii de l'exception culturelle » et jean-baptiste gourdin coordinateur de la mission

Pierre Lescure :

Avant de présenter les grands axes de notre rapport et de ses 80 propositions, je souhaite vous rappeler en quelques mots la méthode qui a présidé à son élaboration.

Nous l'avons voulu ouverte, transparente et participative. C'est ce qui explique la durée de la gestation, près de neuf mois.

Nous avons conduit une centaine d'auditions, captées et retransmises sur notre site, et au moins autant d'entretiens informels.

Nous nous sommes déplacés en région où, avec les concours des collectivités territoriales et des structures culturelles, nous avons pu échanger avec les acteurs de terrain, ainsi qu'à l'étranger.

Nous avons également recueilli les contributions des internautes à travers un blog participatif sur lequel ont été postées plusieurs centaines de commentaires.

Ces multiples échanges, différents dans leur forme et dans leur contenu, mais complémentaires et toujours stimulants, nous ont permis de dresser un panorama des enjeux en présence, des préoccupations de chaque partie prenante et des solutions préconisées par chacun.

Ce rapport est animé de plusieurs convictions.

La révolution numérique, si elle peut paraître angoissante par son caractère total, immédiat et universel, est avant tout une promesse réjouissante pour la culture, pour les créateurs, qui peuvent créer, produire et diffuser leurs oeuvres plus facilement que par le passé, et pour les publics, qui peuvent accéder à une offre toujours plus riche et diversifiée ;

L'exception culturelle n'est pas l'expression d'une vision défensive et protectionniste, mais la traduction d'un volontarisme, d'une ambition pour la culture, et d'un refus de la voir soumise aux seules règles du marché. Les principes qui ont fondé la consécration de l'exception culturelle demeurent pertinents à l'ère numérique, mais les mécanismes qui la mettent en oeuvre doivent être « mis à jour ».

La rapidité des bouleversements doit nous conduire à privilégier les mécanismes souples, capables de s'adapter aux transformations des usages, plutôt que la réglementation contraignante et le droit dur, et à faire preuve, en permanence, d'anticipation et de réactivité ;

En cette matière plus que dans toute autre, notre boussole doit être l'usager : une politique culturelle qui serait indifférente aux usages ou pire, qui chercherait à les nier ou à les contraindre, serait vouée à l'échec.

Nous avons identifié trois grands axes de réflexion.

Premièrement, comment faire en sorte que les possibilités offertes par les technologies numériques soient utilisées pour promouvoir l'accès des publics aux oeuvres et développer l'offre culturelle en ligne, en termes quantitatifs mais également qualitatifs ?

Deuxièmement, comment garantir, dans le contexte numérique, une juste rémunération des créateurs et un niveau adéquat de financement de la création, indispensable à son renouvellement ?

Troisièmement, et au carrefour de ces deux premiers axes, comment protéger et adapter les droits de propriété intellectuelle, traduction juridique du compromis passé entre les créateurs et leurs publics ?

Tout d'abord, concernant l'accès des publics aux oeuvres et offre culturelle en ligne, même si la situation diffère profondément selon les secteurs, l'offre légale de biens culturels dématérialisés n'a jamais été aussi abondante, diversifiée et abordable.

Pour autant, l'offre culturelle en ligne peine toujours à satisfaire les attentes, très élevées, des internautes. Les reproches les plus récurrents concernent les prix trop élevés et le manque de choix. La concurrence de l'offre illégale paraît, à de nombreux égards, difficilement égalable : elle est majoritairement gratuite et tend à l'exhaustivité, elle est facile d'accès, dénuée de digital rights management (DRM) et disponible dans des formats interopérables.

Pour améliorer la disponibilité numérique des oeuvres, nous préconisons de consacrer une obligation d'exploitation permanente et suivie : dès lors que le numérique facilite la mise à disposition des oeuvres, puisqu'il abolit les contraintes de la distribution physique, il n'y a pas plus de raison valable (sauf bien sûr le droit moral de l'auteur) pour qu'une oeuvre ne soit plus exploitée ; l'absence d'exploitation, appréciée selon des critères définis dans des codes des usages, devrait notamment se traduire par la possibilité pour le créateur de saisir le juge, et par la restitution des aides publiques.

Je ne m'étendrai pas sur la chronologie des médias sur laquelle nos propositions ont été largement relayées.

Il ne suffit pas que les oeuvres soient disponibles, il faut qu'elles soient proposées sur des services nombreux, innovants et attentifs à la diversité culturelle. Promouvoir la diversité des services culturels numériques, c'est d'abord un enjeu de politique culturelle : le formatage de l'offre par quelques services mondiaux, intégrés dans des écosystèmes dont la distribution de biens culturels n'est pas le centre de gravité, constituerait une menace immense pour la diversité culturelle.

C'est pourquoi il est essentiel que la concurrence entre les plateformes soit saine et non faussée, y compris sur le plan fiscal. Je pense notamment à la TVA, qui doit faire l'objet d'une harmonisation en 2015, mais également à l'imposition des bénéfices, qui est un chantier de plus longue haleine.

C'est aussi pour cela que les dispositifs de soutien, qu'ils interviennent sous forme de subvention ou qu'ils aident les acteurs à obtenir des financements de marché, doivent être adaptés aux enjeux du numérique afin qu'ils puissent soutenir des projets structurants portés par des services culturels numériques innovants.

Enfin, c'est pour cela qu'il faut inventer une nouvelle forme de régulation, qui ne peut pas être le simple décalque des régulations inventées dans les années 1980 et 1990 pour la télévision et les radios, mais qui doit répondre aux spécificités de ce nouveau média qu'est Internet : nous proposons un mécanisme de conventionnement, nom technocratique pour désigner une approche donnant-donnant : un service qui prend des engagements en faveur de la diversité culturelle, du financement de la création et de l'exposition de genres ou d'artistes moins « mainstream », ou d'oeuvres de la « longue traîne », devrait être avantagé, en termes d'accès aux aides publiques, aux oeuvres et aux consommateurs. Il pourrait par exemple avoir la garantie d'être distribué sur n'importe quel appareil (télévision connectée, smartphone, tablette...). Apple, Microsoft, Samsung ne doit pas avoir le droit d'évincer Qobuz, Deezer, UniversCiné simplement pour mettre en avant son service maison.

La concentration de l'offre autour de quelques plateformes contrôlées par des acteurs dont la culture n'est pas le coeur de métier est un danger pour la diversité culturelle. La régulation doit empêcher cette concentration. Cette mission pourrait être confiée au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), dans le prolongement de ses missions actuelles à l'égard des services de vidéo à la demande. Cela constituerait à la fois un élargissement de son périmètre et une transformation de ses modalités d'intervention : ce serait, en d'autres termes, une évolution majeure du rôle de cette institution.

Le deuxième volet concerne la rémunération des créateurs et le financement de la création. La révolution numérique se traduit par un bouleversement complet de la chaîne de valeur. Les usagers semblent de moins en moins prêts à payer pour les « contenus », dont le caractère immatériel entretient l'illusion de la gratuité.

Ce bouleversement de la chaîne de valeur constitue un enjeu de compétitivité majeur pour l'Europe. Il faut évidemment tout faire pour corriger cet état de fait.

En ce qui concerne le partage de la valeur entre les créateurs (auteurs et artistes), les producteurs et éditeurs, et les services qui diffusent ou distribuent les oeuvres, d'importantes tensions se font jour dans tous les secteurs. Ces questions relèvent à titre principal de la liberté contractuelle, mais la puissance publique est fondée à en assurer la régulation. Il s'agit de corriger certains rapports de force déséquilibrés, et d'assurer une transparence qui fait aujourd'hui défaut.

Nous proposons par exemple que les modalités de calcul et les taux minimum de rémunération des auteurs et des artistes soient fixés par voie d'accords collectifs, et que ces rémunérations soient perçues directement par les sociétés de gestion collective auprès des plateformes. Ce système existe déjà dans certains secteurs, il est proposé de le généraliser.

Puisqu'il est question des droits des créateurs, je voudrais dire un mot d'un secteur qui me tient particulièrement à coeur, car il est probablement celui qui a été frappé le plus violemment par le choc numérique : je veux parler de la photographie. Le développement des banques d'images à prix cassés et, surtout, l'utilisation souvent abusive de la mention « droits réservés » appellent des mesures fortes, pas tant en termes de modification du droit qu'en termes de respect des règles existantes. Nous proposons par exemple que les aides à la presse soient réservés aux éditeurs de presse qui n'abusent pas de la mention « droits réservés ».

La contribution des acteurs qui profitent de la circulation des oeuvres au financement de la création est l'un des piliers de l'exception culturelle. Or, avec la révolution numérique, de nouveaux acteurs ont fait irruption et échappent, à ce jour, à ce principe simple et vertueux. Nos propositions en matière fiscale ont pour objectif principal de remédier à ces lacunes. Entendons-nous bien : l'objectif n'est pas de créer de nouvelles taxes pour aller chercher de nouvelles mannes qui viendraient s'ajouter purement et simplement aux mécanismes existants. Non, là n'est pas l'objectif. D'ailleurs, nombre de nos propositions ne rapporteront, à court terme, que des sommes très limitées.

Par exemple, en ce qui concerne le financement du cinéma et de l'audiovisuel, nous proposons toute une série d'adaptation des taxes affectées qui alimentent le CNC : assujettissement des services de vidéo à la demande basés à l'étranger (alors qu'aujourd'hui seuls les services installés en France contribuent), assujettissement de la télévision de rattrapage (alors que seule la télévision en direct est aujourd'hui contributrice), prise en compte des nouveaux distributeurs de vidéo à la demande (alors que seuls les éditeurs sont mis à contribution), refonte de la TST-D pour prendre en compte toutes les modalités de diffusion des oeuvres audiovisuelles et pas seulement la télévision traditionnelle, etc.

À aucun moment il n'est question de nouvelle taxe : il s'agit seulement d'adapter les taxes existantes pour combler les « trous dans la raquette » et rétablir l'équité.

Mon autre exemple porte sur la rémunération pour copie privée, qui est un mécanisme à la fois vertueux dans son principe et essentiel à la rémunération des créateurs comme au financement de la création, notre approche a été la même : tenir compte de la transformation des usages, telle qu'on peut raisonnablement l'anticiper à 3 ou 5 ans. Il nous semble, et nous ne sommes pas seuls à le penser, qu'après l'ère de la propriété et de la copie, nous allons entrer dans l'ère de l'accès. Avec l'amélioration de la couverture et des débits, les oeuvres seront disponibles à tout moment et en tout lieu, et il ne sera plus besoin de les stocker sur un support physique pour les consommer. Si cette évolution, dont on voit déjà les prémisses dans la diminution de la taille des disques durs, se confirme, la rémunération pour copie privée sera fragilisée.

L'objectif de la taxe sur les appareils connectés dont nous proposons la création est précisément de prévenir cette fragilisation. Son assiette est large, elle pourrait donc être fixé à un taux très bas, quasi indolore pour le consommateur

Enfin, concernant le troisième volet sur la protection et l'adaptation des droits de propriété intellectuelle, le droit d'auteur est, depuis son origine, l'expression d'un compromis social entre les droits des créateurs et ceux des publics.

L'équilibre du compromis fondateur doit être retrouvé, en poursuivant deux objectifs étroitement liés : d'une part, réaffirmer la pleine légitimité du droit d'auteur et la nécessité de sa protection ; d'autre part, adapter le droit de la propriété intellectuelle aux réalités et aux pratiques numériques.

Le téléchargement illicite n'est évidemment pas la cause de tous les maux dont souffrent les créateurs et les industries culturelles.

Mais, l'incompréhension grandissante des publics à l'égard de la propriété intellectuelle alimente une forme de banalisation du piratage. Il est indispensable, en termes de justice mais aussi d'efficacité, de réorienter la lutte contre le piratage en direction de ceux qui font de la contrefaçon une activité systématique et lucrative, qui en tirent parfois des profits importants et qui entretiennent souvent des liens avec la criminalité organisée.

Nous proposons ainsi un arsenal de mesures à l'encontre des sites de streaming et de téléchargement direct, qui reposent pour la plupart sur une coopération volontaire des intermédiaires techniques et financiers de l'Internet : hébergeurs, moteurs de recherche, services de paiement, régies publicitaires... La puissance publique, et plus précisément le service CyberDouane, peut l'encourager tout en l'encadrant, sous forme de chartes de bonne conduite. Elle peut en outre jouer un rôle de tiers de confiance entre ayants droit et intermédiaires, en identifiant, au terme d'une procédure contradictoire, les sites coupables de manquements répétés.

Cette forme d'autorégulation encadrée par la puissance publique offrirait souplesse et réactivité. Elle permettrait d'adapter les solutions en fonction de l'évolution des technologies et des usages et éviterait le recours systématique au juge. À l'inverse, elle permettrait d'empêcher le développement d'une autorégulation purement privée, organisée sur la base d'une coopération entre ayants droit et intermédiaires, qui pourrait provoquer des dérives de nature à mettre en danger les libertés publiques.

À l'égard des internautes qui téléchargent des oeuvres de manière illicite, nous pensons qu'il est souhaitable de conserver la réponse graduée dans ses aspects positifs, qui tiennent essentiellement à sa dimension pédagogique. Je n'insiste pas sur ce dispositif.

Si le droit d'auteur doit être protégé, il doit aussi être adapté aux nouvelles réalités issues de la révolution numérique, qui transforme profondément le rapport entre créateurs, industries créatives et publics.

Nous proposons, à cet égard, de moderniser les exceptions au droit d'auteur, conçues pour stimuler la création et promouvoir la plus large diffusion des oeuvres.

Par exemple, nous formulons plusieurs propositions pour sécuriser les pratiques de création transformative et permette leur épanouissement. En témoigne la profusion de remixes ou de mashups diffusés sur Internet, et plus généralement des « user generated contents ». Leur statut juridique reste aujourd'hui beaucoup trop précaire. Un élargissement de l'exception de citation, voire, à terme, la reconnaissance d'une nouvelle exception, permettrait à ces pratiques de s'épanouir dans un cadre juridique sécurisé.

La protection résolue du droit d'auteur doit avoir pour contrepartie la protection non moins résolue des oeuvres qui ne sont plus soumises au droit d'auteur, c'est à dire du domaine public. C'est d'autant plus essentiel que la durée de protection des droits s'est considérablement allongée ces dernières décennies.

Or ces oeuvres, lorsqu'elles sont numérisées, se voient parfois soumises à de nouvelles couches de droits qui entravent leur circulation. Si les partenariats public-privé qui sont mis en oeuvre pour financer la numérisation ne sont pas contestables dans leur principe, ils ne doivent pas nuire à l'accès aux oeuvres du domaine public. De nouveaux modèles économiques, reposant notamment sur les services à haute valeur ajoutée, doivent être explorés.

Adapter le droit d'auteur à l'ère numérique, c'est aussi promouvoir et faciliter le recours aux licences libres, qui permettent aux auteurs de définir les conditions dans lesquelles leurs oeuvres peuvent être diffusées, réutilisées et modifiées. Ces licences ne sont pas concurrentes mais complémentaires du droit de la propriété intellectuelle classique.

Afin d'encourager le recours aux licences libres, nous proposons de conforter leur cadre juridique, d'assurer une articulation harmonieuse avec la gestion collective, et d'inciter les bénéficiaires de subventions publiques à placer une partie de leurs oeuvres sous ce régime.

Adapter le droit d'auteur aux réalités de l'ère numérique, c'est, enfin, faciliter l'accès aux métadonnées. Derrière ce terme barbare se cache un enjeu crucial, pour la juste rémunération des créateurs, pour le développement d'une offre légale innovante et pour la promotion de la diversité culturelle.

Pour y remédier, nous proposons donc de créer, dans chaque secteur, un registre ouvert de métadonnées, grâce à la coopération de toutes les entités qui détiennent des données pertinentes, et en premier lieu des sociétés de gestion collective. Ces registres pourraient être coordonnés par les organismes responsables du dépôt légal, qui centraliseraient, intégreraient et actualiseraient en permanence les données. Ils seraient prioritairement destinés à faciliter l'identification des titulaires de droits. A termes, ils pourraient être complétés par des mécanismes d'octroi simplifié d'autorisation d'exploitation.

En conclusion, notre méthode a consisté à vouloir élaborer un constat. Nous avons proposé à chacun des acteurs de faire un pas dans la discussion, l'échange, la convergence puis un passage à l'acte. Cette adaptation des règles et des usages doit permettre d'enclencher un mouvement. C'est dans cette direction que nous devons travailler.

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