Je tiens tout d'abord à saluer la constance de vos travaux, puisque je suis déjà intervenu devant votre commission en 2009 à l'occasion de la crise de suicides au technocentre Renault de Guyancourt.
La prévention du suicide suppose un effort constant et une approche globale, associant des sociologues, des psychologues, des spécialistes du monde de l'entreprise... Nous avons travaillé sur les crises de suicides qui ont frappé différents sites de Renault, France Telecom, ou encore La Poste. Au total, nous avons suivi une centaine de situations depuis ces six ou sept dernières années. Il y a effectivement un phénomène nouveau de crises suicidaires dans le monde du travail. Je voudrais aborder ce sujet sous l'angle de préconisations.
Ma première recommandation est d'inscrire le « burn-out », autrement dit l'épuisement professionnel, au tableau des maladies professionnelles. Le 26 septembre dernier, un colloque important a réuni les syndicats de salariés, qui soutiennent quasiment tous aujourd'hui cette recommandation. Épuisé par son travail, un individu peut facilement basculer dans le suicide. Quand on va trop loin dans les exigences professionnelles, on peut mettre les gens dans une situation difficile. Les exemples abondent. Certes, on peut actuellement faire reconnaître un « burn-out » comme maladie professionnelle, mais la démarche est compliquée et peut durer quatre à cinq ans.
Ma deuxième recommandation consiste à revoir le système d'évaluation individuelle dans les entreprises. A l'origine destiné aux commerciaux pour accroître la rentabilité des entreprises, ce système s'est imposé à de nombreux salariés depuis les années 1980. Le problème vient qu'il aboutit parfois à nier l'identité et les efforts des salariés. Certains passages à l'acte ont d'ailleurs lieu peu après des évaluations qui se sont mal passées. C'est pourquoi je propose de donner une dimension collective à ces évaluations.
Ma troisième recommandation vise à modifier les règles de mobilité professionnelle. Il s'agit là d'un problème spécifique à notre pays. Des salariés rayonnants peuvent parfois très mal vivre une mobilité mal conçue. Un exemple éloquent : dans une entreprise de construction automobile, un cadre s'est trouvé propulsé en quelques mois directeur d'un établissement, suite à la nomination à l'étranger de son supérieur hiérarchique puis à une maladie grave touchant son nouveau supérieur. N'étant pas préparé à de telles responsabilités, le nouveau directeur s'est finalement suicidé. Les phénomènes de crise identitaire résultent souvent d'une mauvaise anticipation de la hiérarchie. Certains pays scandinaves procèdent, avec raison, à des mobilités virtuelles. Dans le même sens, il est nécessaire de mieux accompagner les personnes de retour au travail après un long arrêt maladie, car entretemps l'entreprise a changé et des collègues sont partis. Le problème s'est posé avec acuité à France Telecom, où 3 000 personnes s'étaient réfugiées dans des arrêts maladie. Des mesures comme le recours au temps partiel, l'instauration de tuteurs ou l'accompagnement par des délégués syndicaux permettraient d'améliorer le retour au travail des salariés concernés.
Quatrième recommandation : mieux accompagner les salariés victimes d'un plan social. La situation actuelle en France est un scandale : les salariés sont traités comme des fétus de paille. Tout le monde se moque du sort réservé aux personnes licenciées une fois retombée la pression politique et médiatique, six ou douze mois plus tard. Des cabinets ont gagné par le passé des sommes considérables. Aujourd'hui, le métier est mortifère et pâtit d'une très mauvaise image. Un conseiller suit parfois entre cent et cent cinquante salariés, alors qu'il ne devrait en suivre qu'une cinquantaine. Schématiquement, on peut distinguer trois catégories de salariés dans un plan social : la première considère le plan social comme une aubaine, la seconde comme un passage délicat qui peut être surmonté. La troisième catégorie en revanche regroupe les salariés faiblement formés ou âgés, que certains appellent avec dédain le « fond de panier ». Pour eux, rester six ou douze mois au chômage représente une épreuve parfois insurmontable. C'est sur eux que devraient se concentrer tous les efforts des cabinets !
Cinquième recommandation : il faut revoir la formation des cadres intermédiaires dans les entreprises. Un acte suicidaire dans une entreprise constitue une brûlure, une onde de choc, qui bouleverse beaucoup de choses. Comment agir et prévenir de tels actes dans les entreprises ? Notre pays a beaucoup à apprendre des expériences à l'étranger, comme au Québec. L'ancienne direction de Renault a par exemple refusé de recevoir pendant plusieurs mois les familles des salariés qui se sont suicidés, et a conservé leurs effets personnels.
Dernière recommandation : il faut une campagne d'action spécifique pour mieux connaître le phénomène des suicides. Il est regrettable qu'aucune étude n'existe sur le lien entre le surendettement, le chômage, la désindustrialisation par exemple, et le passage à l'acte. Ce déni est époustouflant. Comment prévenir les suicides si on ne les connaît pas mieux ?
« La France a le blues », pour reprendre le titre d'un article récent publié dans le journal Le Monde. Il est vrai que les salariés, quel que soit leur niveau de responsabilités, ont des difficultés à anticiper leur évolution professionnelle. Cette difficulté renvoie selon moi au problème de la formation de nos élites dans notre pays. L'existence d'un plafond de verre, bien connu dans les carrières des femmes, touche également les hommes qui ne disposent pas des diplômes attendus. En Allemagne, les cadres commencent toujours leurs carrières dans le « Mittel-management » : cette expérience au sein de l'encadrement intermédiaire leur permet de mieux connaître les hommes et la portée de leurs décisions. Le patron de Boeing est un homme qui a commencé sa carrière comme simple technicien de maintenance. Imagine-t-on pareille situation en France ? A mes yeux, la sinistrose que traverse notre pays tient à l'incapacité des salariés à se projeter, en raison notamment d'une élite dirigeante éloignée de leurs préoccupations.
Vous le savez, 240 000 tentatives de suicides ont lieu chaque année en France, d'où 4 millions de personnes touchées indirectement par ce phénomène : la famille, les amis, les collègues. Ces personnes sont marquées à vie par ces stigmates, comme l'explique Boris Cyrulnik. Il est donc nécessaire de mieux connaître les tentatives de suicide pour mieux les prévenir.